LETTRE AU PREMIER MINISTRE LUCIEN BOUCHARD
AU SUJET DES TRANSFERTS FÉDÉRAUX AUX PROVINCES

Le 23 février 1999

Monsieur Lucien Bouchard
Premier ministre du Québec
885, Grande-Allée Est
Québec (Québec)
G1A 1A2

 

Monsieur le Premier ministre,

Le 17 février 1999, vous avez qualifié le budget fédéral de «honteux» et l’attitude du gouvernement fédéral d’«arrogante», «grossière», «brutale» et «inimaginable», d’«offensive incroyable» et d’«attaque». Même en tenant compte de votre penchant pour les superlatifs forts, il s’agit là d’accusations graves qui méritent réponse.

Votre indignation, que vous avez exprimée dans les quotidiens du Québec par une publicité aussi tape-à-l’oeil qu’inexacte, repose sur trois affirmations :

Premièrement, vous prétendez que les Québécois ne recevront pas leur juste part des nouveaux fonds que le gouvernement fédéral va transférer aux gouvernements provinciaux.

Deuxièmement, vous soutenez que la méthode de répartition du Transfert social canadien, qui aide notamment au financement de la santé, a été modifiée sans consultation préalable, ce qui est contraire aux engagements pris dans l’entente-cadre sur l’union sociale.

Troisièmement, vous prétendez que le gouvernement fédéral lamine les compétences provinciales et transforme notre fédération en pays unitaire.

Ces trois affirmations sont non fondées. Permettez que je les reprenne dans l’ordre.

 

1. La juste part du Québec

Comment pouvez-vous qualifier d’injuste pour le Québec une augmentation des nouveaux transferts aux provinces dont le tiers va au Québec, lui qui représente le quart de la population canadienne?

En effet, si l’on additionne le réajustement à la hausse de la péréquation des trois dernières années, la hausse de la péréquation pour les cinq prochaines années et la hausse du Transfert social canadien pour les cinq prochaines années, on obtient un total de 21,7 milliards de dollars en nouveaux transferts aux provinces. De ce montant, votre gouvernement recevra 7,4 milliards de dollars, soit 34 % du total.

En comparaison, la part de l’Ontario ne sera que de 25 % de ce total de 21,7 milliards de dollars, elle qui représente pourtant 38 % de la population canadienne.

«Ce montant de la péréquation nous est dû», avez-vous déclaré. Je suis d’accord. Nous, les Québécois, y avons droit parce que le Canada nous appartient en son entier, avec la solidarité qui nous relie aux autres Canadiens. Nous y avons droit en vertu de la Loi constitutionnelle de 1982, celle-là même que vous dénoncez si injustement, qui fait de la péréquation une obligation constitutionnelle. Nous y avons droit en raison de la croissance économique exceptionnellement forte de notre province soeur l’Ontario.

Notre gouvernement y croit, à la péréquation, qui aide à assurer des services de qualité comparable partout au pays. Voilà pourquoi il l’a complètement protégée des compressions ces dernières années et l’a bonifiée dans le dernier budget.

Le Québec n’est pas la vache à lait du Canada, contrairement à vos accusations victimisantes. Mais nous n’en sommes pas non plus l’enfant gâté même si nous recevons près de la moitié des paiements de péréquation. Nous recevons notre juste part en tant que province moins riche que la moyenne canadienne.

Bon an mal an, Statistique Canada nous dit que la contribution des Québécois aux revenus fédéraux se situe entre 21 et 22 % alors qu’ils reçoivent entre 24 et 25 % des dépenses fédérales, ce qui correspond en gros à l’écart entre notre poids économique (21,7 % du PIB canadien) et notre poids démographique.

Si jamais un jour notre santé économique devait nous permettre d’aider financièrement nos concitoyens des autres provinces, je sais que nous donnerions avec la même générosité que celle dont les Ontariens, les Albertains et les Britanno-Colombiens font preuve depuis tant d’années. Car telle le veut la solidarité canadienne.

Je voudrais vous rassurer quant au fait que le Québec reçoit sa juste part de ce que vous appelez les dépenses structurantes. Par exemple, en 1996, dernière année pour laquelle les données sont disponibles, 26,3 % des dépenses fédérales au titre des sciences et de la technologie, en excluant les dépenses dans la Région de la capitale nationale (RCN), ont été effectuées au Québec.

De plus, le Québec a reçu 39,1 % de l’ensemble des subventions versées et contrats accordés au titre de la R-D à l’industrie canadienne par le gouvernement du Canada. Les universités québécoises ont également reçu 28 % des subventions versées et contrats accordés au titre de la R-D. Enfin, le gouvernement du Canada investit au Québec plus de 50 % des fonds alloués dans le cadre du programme Partenariat Technologique Canada.

Le gouvernement du Canada a joué son rôle dans la croissance des industries à haut niveau de savoir au Québec et il continuera de le jouer.

 

2. Le respect de l’entente sur l’union sociale

Vos plaintes à l’égard du Transfert social canadien ont caché aux Québécois que c’étaient eux qui, au prorata de la population, en profitaient le plus. Ainsi, cette année, un Québécois reçoit 939 $, comparativement à 919 $ pour un Terre-Neuvien, 830 $ pour un Ontarien et 800 $ pour un Albertain. Cette bizarrerie budgétaire ne repose sur aucune logique, certainement pas celle des besoins : le Québec est quand même plus riche que Terre-Neuve!

L’intention du gouvernement du Canada de ramener le Transfert social canadien à une base égalitaire est bien connue depuis longtemps. Reprenons le fil des événements.

Le 20 février 1990, le gouvernement fédéral de l’époque a annoncé que, par mesure d’austérité budgétaire, il limiterait à 5 % par an, pour une période temporaire de deux ans, dans les trois seules provinces non récipiendaires de péréquation, la progression des transferts du Régime d’assistance publique du Canada.

Vous étiez alors membre de ce gouvernement fédéral. Vous étiez solidaire de cette décision qui faisait de ce plafonnement imposé à la Colombie-Britannique, à l’Alberta et à l’Ontario une mesure temporaire de deux ans.

Le budget fédéral d’alors avait prévu que cette mesure ne pénaliserait les provinces plus riches que de 155 millions de dollars répartis sur deux ans. En fait, elle a fait épargner 10,1 milliards de dollars au gouvernement fédéral entre 1990 et 1995, dont 8,2 milliards de dollars prélevés auprès de l’Ontario à elle seule.

Le Parti libéral du Canada s’était engagé à mettre fin à ce déséquilibre avant de remporter les élections de 1993. Le gouvernement du Québec s’y attendait. Le budget Campeau de 1995 présumait que l’établissement d’une répartition égale par habitant entrerait en vigueur dès le budget fédéral de 1996.

En fait, pour aider les provinces moins riches, le ministre Martin annonça en 1996 une transition de six ans pour réduire de moitié l’écart entre la province la plus avantagée, le Québec, et la province la plus pénalisée, l’Alberta.

C’est ainsi que l’année suivante, le premier budget Landry a pu compter sur des transferts fédéraux de 1,7 milliard de dollars non prévus, répartis sur trois exercices financiers. M. Landry lui-même avait admis que «la pente est moins raide qu’on aurait pu le croire» (6 mars 1996). C’est probablement le plus beau compliment que votre ministre des Finances ait jamais fait au gouvernement du Canada!

Depuis, le débat s’est poursuivi en vue d’accélérer ce processus d’égalisation. Le 15 juin 1998, les ministres des finances des provinces, à l’exception de celui de votre gouvernement, ont remis au ministre Martin un document qui lui demandait d’égaliser le Transfert social canadien à une base per capita si la péréquation pouvait être bonifiée de façon concomitante. Ce rapport a d’ailleurs été considéré par les premiers ministres provinciaux, le 7 août 1998, lors de la Conférence de Saskatoon à laquelle vous avez participé.

C’est ce changement désiré par la grande majorité des provinces que le ministre Paul Martin a annoncé dans son dernier budget, mais étalé sur une période de transition de trois exercices budgétaires. Cette nouvelle répartition combinée du Transfert social canadien et de la péréquation vaut à votre gouvernement, comme je le rappelais tout à l’heure, le tiers des nouveaux transferts aux provinces.

Et comme je viens de l’expliquer, elle est annoncée après un long débat qui répond tout à fait aux exigences de consultation prévues dans l’entente sur l’union sociale, que vous citez et rejetez en même temps.

 

3. Le respect des compétences provinciales

Vous dites que c’est un budget centralisateur, alors même que 68 % des nouvelles dépenses discrétionnaires iront directement aux provinces. L’espace me manque pour expliquer à quel point cette troisième critique est non fondée. Je me contenterai de rappeler deux faits.

Premièrement, en dehors des sommes additionnelles transférées aux provinces, l’essentiel des nouvelles initiatives fédérales vise à accroître la recherche et développement au Canada. Bien sûr, rien dans la Constitution ne fait de la recherche une compétence provinciale exclusive. Pour ce qui est de la recherche sur la santé notamment, le gouvernement fédéral joue un rôle important depuis les années 1930, entre autres pour faciliter la diffusion des connaissances entre les chercheurs de partout au Canada.

Le Québec en a beaucoup profité. Par exemple, environ le tiers des subventions accordées par le Conseil de recherches médicales du Canada vont au Québec. Si la recherche sur la santé et l’industrie biomédicale sont bien développées au Québec, c’est en partie parce que le gouvernement du Canada y a joué son rôle. Pour que le Canada soit à la fine pointe de ce secteur de recherche crucial, il faut que tous nos gouvernements se donnent la main et travaillent en concertation, dans l’esprit de l’entente sur l’union sociale.

Deuxièmement, le Canada n’évolue pas du tout vers un État unitaire. Rien ne vient confirmer une telle affirmation de votre part. Au contraire, depuis vingt ans, les dépenses fédérales de programme ont diminué par rapport au produit intérieur brut plus vite que celles des provinces, et rien n’annonce un renversement de tendance. En 1997, elles représentaient 12,6 % du produit intérieur brut, en fait 10 % si on en soustrait les transferts aux provinces. Cette même année, les dépenses de programme du gouvernement du Québec correspondaient à 19,2 % de la production intérieure brute de la province.

Autrement dit, le gouvernement du Québec pèse presque deux fois plus lourd que le gouvernement fédéral dans l’économie québécoise. Est-ce cela que vous appelez un État unitaire?

De plus, jamais dans l’histoire de cette fédération, les transferts du gouvernement fédéral n’ont été assortis de si peu de conditions, tendance qui va à rebours de celle des autres fédérations. Les transferts fédéraux au gouvernement du Québec seront encore moins conditionnels au cours des cinq prochaines années puisqu’ils se feront de plus en plus par la péréquation, laquelle n’est assortie d’aucune condition. Je m’étonne que vous ne vous en félicitiez pas.

Vous le voyez, Monsieur le Premier ministre, vos critiques sont tout à fait injustifiées. Il s’agit d’un bon budget, juste envers les Québécois comme envers les autres Canadiens, qui nous aidera à travailler ensemble à l’amélioration de cette fédération décentralisée, de ce pays solidaire, toujours à la recherche de plus de prospérité et de justice.

Je vous prie d’agréer, Monsieur le Premier ministre, l’expression de mes sentiments distingués.

 

(Original signé par)
Stéphane Dion



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