« Du référendum de 1980 au Canada de 2020 »

Notes pour une allocution
de l'honorable Stéphane Dion
Président du Conseil privé et
ministre des Affaires intergouvernementales

devant
l'Association d'études canadiennes

Montréal (Québec)

le 19 mai 2000

L'allocution prononcée fait foi


« Une vraie fraude! » Nous avons souvent entendu, lors du référendum de 1995, cette juste dénonciation de la question alambiquée qui avait alors été posée. Mais je viens de citer ce que le leader du Non lors du référendum de 1980, M. Claude Ryan, avait dit de la question référendaire durant la campagne (cité dans Maurice Lamontagne, La réponse au Livre blanc du PQ, 1980, p. 86). « Trompeuse et malhonnête », « camouflage en vue d’élargir au maximum l’assiette du Oui », avait-il ajouté (Le Devoir, 5 mars 1980, pp. 1 et 10). Les éditorialistes n’avaient pas été en reste : « un pas de côté », selon Michel Roy (Maurice Lamontagne, ibid). Et écoutez bien : « beaucoup d’astuce », avait écrit feu Marcel Pépin, le journaliste (Maurice Lamontagne, ibid).

Des astuces en 1980, des astuces en 1995. Eh bien, Mesdames et Messieurs, on ne peut pas perdre un pays par des astuces. Ce serait contraire au droit, contraire à la justice.

En mai 1980, un sondage montrait que seulement 46 % des électeurs comprenaient qu’un Québec souverain ne ferait plus partie du Canada. En octobre 1995, un sondage indiquait que le même pourcentage, soit seulement 46 % des électeurs, avaient compris que la question signifiait que le Québec deviendrait indépendant même si les négociations sur le partenariat politique et économique devaient échouer (Maurice Pinard, « Confusion et incompréhension entourant l’option souverainiste », mémoire présenté devant le comité parlementaire chargé d’étudier le projet de loi C-20, février 2000).

Les chefs indépendantistes prétendent voir dans le taux élevé de participation au référendum de 1995 la preuve que les électeurs avaient compris l’enjeu. Cette prétention est bien sûr erronée. Il est évident que quantité d’électeurs se sont présentés aux urnes en croyant de bonne foi que la souveraineté était liée à la conclusion d’une entente de partenariat politique et économique.

Toute bonne démarche référendaire exige une question claire. C’est vrai partout, au Québec comme ailleurs. En 1980 comme en 1995, la question n’a pas été claire. Ce fut l’avis des électeurs eux-mêmes d’ailleurs. « À la veille du référendum de 1995 », a écrit le sociologue Maurice Pinard, « seulement 46 % [encore 46 %!] des électeurs interrogés [ont] déclaré que la question référendaire, qu’on venait de leur lire, était "très" ou "assez" claire; en fait, 53 % disaient au contraire qu’elle était "plutôt" ou "très" ambiguë ».

On ne peut pas perdre un pays à coup d’astuces. Voilà pourquoi tant en 1980 qu’en 1995, le Premier ministre du Canada s’est refusé à négocier la sécession advenant un « Oui ». Voilà pourquoi M. Ryan avait déclaré en 1980, l’avant-veille du scrutin référendaire : « Si les Québécois votaient « oui » à 52 p. cent mardi soir, on ne saurait pas ce que cela voudrait dire parce qu’il n’ y aurait pas de négociations et l’on serait plongé dans un deuxième référendum d’ici six mois ou un an. » (La Presse, 20 mai 1980, p. A9)

Et voilà pourquoi le Premier ministre Jean Chrétien a voulu que le projet de loi sur la clarté soit rédigé dans la foulée de l’avis de la Cour suprême du 20 août 1998. Ce projet de loi ne dit que cette évidence : si vous voulez faire l’indépendance, posez une question sur l’indépendance. Demandez aux Québécois s’ils veulent cesser de faire partie du Canada pour faire du Québec un pays indépendant. Et ils vous donneront leur réponse.

C’est seulement si, en réponse à une telle question claire, se dégageait une majorité claire en faveur de la sécession, et non une majorité de circonstance, qu’on pourrait entreprendre cette difficile tâche que serait la négociation de la sécession, conformément au droit et avec une recherche sincère de justice pour tous.

La vérité commande de dire qu’aucun pays démocratique au monde n’accepterait de négocier sa scission à partir des questions confuses de 1980 et 1995. Pas plus le Canada qu’une autre démocratie.

« Il faut mettre plus de chair sur le squelette du partenariat », avouait Lucien Bouchard le 19 juin 1997. Outre qu’il aurait dû prévenir le peuple québécois durant le référendum de 1995 qu’il lui proposait la souveraineté avec offre de « squelette », il faut bien constater que son projet de partenariat est plus squelettique que jamais aujourd’hui. Il oscille entre les arrangements habituels qui se font entre pays voisins et quelque chose d’aussi exigeant et élaboré que l’Union européenne.

L’Europe? Comme si l’Europe pouvait fonctionner à deux partenaires. Comme si on pouvait s’attendre à ce que le Canada accepte de voir ses politiques importantes soumises au veto d’un Québec indépendant trois fois plus petit que lui. Comme si la mention d’une structure paritaire aussi improbable, qui, même si par miracle elle devait être négociée, n’en serait pas moins résiliable au gré de l’un des deux pays, avait sa place dans une question référendaire aux côtés d’un enjeu aussi irréversible qu’une sécession, laquelle engagerait non seulement nous-mêmes mais aussi nos enfants, nos petits-enfants et les générations futures.

« Il ne faut pas rêver et demander la lune. Demander la lune, c’est imaginer qu’à l’occasion de la déclaration de la souveraineté du Québec, nous allons pouvoir négocier une foule de changements économiques et politiques avec le Canada (...) Et, déjà pas très contents que le Québec devienne souverain, ces Canadiens-anglais, pour nos beaux yeux, pour nous faire plaisir, pour imiter vaguement ce que certains croient qu’il se passe, en Europe de l’Ouest acceptaient ainsi de chambarder leur vie politique... » déclarait M. Parizeau en décembre 1993 (La Presse, 3 décembre 1993, p. B3) bien avant de se rallier au virage tactique de M. Bouchard.

Alors la question se pose : pourquoi les dirigeants péquistes persistent-ils à faire miroiter la lune aux Québécois? Pourquoi tant de constance à laisser entendre aux Québécois, en quelque sorte, qu’ils pourraient garder le Canada par la porte d’en arrière? Pourquoi les péquistes s’enfoncent-ils toujours plus dans la confusion avec un projet d’association-partenariat qu’ils n’ont jamais pu définir en 35 ans? Pourquoi « emballer ça dans le fla-fla du partenariat », (RDI, nouvelles de 17h00, 6 mars 2000) pour reprendre l’expression d’un jeune militant péquiste dépité par le manque de franchise de ses dirigeants?

Vous la connaissez la réponse. Tout le monde la connaît, y compris M. Bouchard qui avouait le 19 octobre 1999 que « le partenariat ça représente 7 à 8 % de plus d’appuis dans la population », estimation, au demeurant, bien conservatrice.

La réponse, c’est que les Québécois, dans leur grande majorité, ont une étrange idée : ils sont attachés au Canada. Nous voulons demeurer Canadiens. Nous préférons être Québécois et Canadiens plutôt que Québécois sans le Canada.

Sondage après sondage, les trois quart des Québécois se disent attachés au Canada. Entre le cinquième et le quart ne se reconnaissent aucune identité canadienne. C’est beaucoup trop, mais beaucoup moins que 49,4 %.

Bien sûr, nous les Québécois avons différentes idées sur la façon d’améliorer le Canada et la place du Québec dans le Canada. Mais ce Canada, nous voulons l’améliorer de l’intérieur, car nous sentons bien qu’il nous appartient en son entier, autant qu’il appartient aux autres Canadiens.

Et pourquoi ne serions-nous pas attachés au Canada? Pourquoi ne voudrions-nous pas le garder? Nous voyons bien que le pays que nous avons bâti dans l’entraide, avec les autres Canadiens, est une réalisation humaine extraordinaire. Nous savons qu’ils sont des centaines de millions, sinon des milliards d’êtres humains, qui rêveraient de devenir Canadiens. Alors il est bien difficile de nous convaincre de cesser de l’être.

Mais cette difficulté dans laquelle les chefs indépendantistes se trouvent de gagner dans la clarté ne les autorise pas à rechercher la victoire dans la confusion. À eux le fardeau de la preuve. À eux de démontrer que nous serions plus heureux si nous cessions d’être Canadiens. La commande est élevée, certes, mais ce n’est pas la faute du Canada.

C’est plutôt qu’il doit être bien difficile de renoncer au Canada, ce « pays bien connu pour sa générosité d’esprit (...) où chaque citoyen et chaque groupe peut s’affirmer, s’exprimer et réaliser ses aspirations », a déclaré M. Bouchard le 1er juillet 1988. Je ne lui ferai pas l’injure de croire que ses paroles si vraies à propos du Canada lui ont été inspirées par un manque de confiance envers le Québec. Telle est pourtant son interprétation de sa défaite référendaire de 1995 : ce serait un manque de confiance envers l’économie québécoise qui expliquerait la défaite du Oui. Maintenant que le déficit budgétaire du gouvernement du Québec est effacé, l’appui à l’option péquiste devrait monter, prédit M. Bouchard.

Pourquoi est-il si difficile d’admettre que plutôt qu’un prétendu manque de confiance en eux-même, c’est un attachement sincère au Canada qui inspire aux Québécois cette fierté d’être Canadiens que M. Bouchard avait si bien exprimée dans sa déclaration de 1988?

Bien sûr que la séparation serait coûteuse. Le Parti québécois lui-même vient d’en refaire involontairement la démonstration. Dans un document récent, il prévoit que le solde budgétaire d’un Québec indépendant dégagerait un surplus de 41 millions $. Mais pour parvenir à ce chiffre, il prend pour hypothèse que la part du Québec du service de la dette fédérale ne serait que de 17,7 %. Si l’on reprend les propres calculs du Parti québécois, mais que l’on suppose un partage plus normal, soit le poids démographique (24,1 %), le Québec replongerait dans un déficit de 3,1 milliards $. Et cela dans l’hypothèse d’une sécession sans problème qui ne provoquerait ni ralentissement économique, ni hausse des taux d’intérêts, ni fuite de capitaux, ni exode de main-d’oeuvre.

Mais ce n’est pas la crainte de cette perte de niveau de vie économique qui nous donne le goût du Canada. Je suis persuadé que nous les Québécois tenons au principe d’entraide qui fait la force du Canada, qui fait sa vraie grandeur. Que le jour où nous aurons renforcé notre économie suffisamment pour aider les autres provinces de la même façon que les provinces plus riches nous aident aujourd’hui, nous le ferons avec la même générosité qu’elles. Car cet esprit de partage est le nôtre, ce pays solidaire est le nôtre.

Tous les arguments qu’on a avancés pour nous faire renoncer au Canada se sont avérés erronés. Lors de la campagne référendaire de 1980, Claude Charron avait prédit que la victoire du « Non » équivaudrait à « s’éteindre » (Journal de Montréal, 4 mai 1980). Aujourd’hui, vingt ans plus tard, la culture québécoise, l’identité québécoise sont pleines de vie et le Conseil de la langue française établit à 87 % la proportion des Québécois qui parlent principalement le français dans leurs activités publiques.

Encore en 1980, un autre Claude, Claude Morin, avait déclaré que « la signification véritable d’un Non au référendum [serait] la perte complète des pouvoirs du Québec au profit du fédéral » (Le Soleil, 1er mai 1980, p. B4). En fait, le Canada s’est plutôt décentralisé depuis 1980. Par exemple, le poids des dépenses directes du gouvernement fédéral par rapport au produit intérieur brut a diminué (passant de 12,0 % en 1980 à 10,9 % en 1998, dernière statistique disponible), alors que le poids des dépenses provinciales directes a augmenté (passant de 14,5 % à 15,2 %).

Depuis trente-cinq ans, les chefs indépendantistes, tels des prophètes de malheur, nous annoncent une dangereuse centralisation du Canada. En 1967 déjà, Jacques Parizeau prédisait que le Canada allait se centraliser car les modèles de planification économique à la mode à l’époque l’exigeaient : « Nul pays ne devrait être autorisé à fragmenter son pouvoir de décision comme nous l’avons fait » [Traduction], a-t-il déclaré dans son fameux discours présenté à Banff le 17 octobre 1967. La centralisation annoncée s’est-elle produite? Mais non, puisque même M. Parizeau reconnaissait à Québec le 28 février 1999 que « le fédéralisme canadien est à peu près le plus décentralisé au monde, avec la Suisse. »

Mais qu’à cela ne tienne, la centralisation est toujours à venir nous prévient encore et toujours M. Parizeau avec une constance qui, ma foi, force l’admiration. Lors de cette conférence de Québec du 28 février 1999, il affirmait : « Il est absolument impératif et essentiel que le gouvernement fédéral (...) centralise ce qui est une fédération extraordinairement décentralisée. » Les pressions de la mondialisation l’y oblige, nous assure cet incorrigible jacobin.

Les chefs indépendantistes trouveront toujours un concept à la mode pour tenter de nous convaincre de renoncer au Canada, hier la planification économique, aujourd’hui la mondialisation. Encore là, pourquoi est-il si difficile de convenir que cet équilibre toujours mouvant entre le caractère décentralisé de notre fédération et sa capacité d’action commune, cette combinaison de diversité et d’unité, sont le contraire d’un problème, une force fondamentale qui nous a puissamment aidés dans le passé et le fera encore davantage dans l’avenir?

Que sera le Canada dans vingt ans? Eh bien, ça dépendra de nous. Mais notre pays nous donne tout un levier. Il en est peu de pays mieux placés que le nôtre pour réussir face à la mondialisation, avec nos provinces et territoires dont les forces se complètent, avec deux langues officielles qui sont des langues internationales, avec notre droit civil et notre common law qui nous permettent de parler le langage juridique de la grande majorité des pays, avec notre immense territoire qui nous ouvre aux Amériques, à l’Europe et à l’Asie, avec une population multiculturelle qui donne prise sur tous les continents.

Face à la puissance américaine, de plus en plus notre principal partenaire commercial, il nous faudra nous appuyer sur un Canada uni. Alors que les accords internationaux touchent nos vies toujours davantage, il faut pouvoir compter sur le prestige et l’influence de notre pays. Face aux enjeux de la nouvelle économie, l’entraide de tous les Canadiens sera une force essentielle.

Ce n’est pas la lassitude référendaire qui, fondamentalement, explique le désintérêt croissant des Québécois pour le projet indépendantiste. C’est plutôt le sentiment qu’avec les autres Canadiens nous avons su faire de notre diversité une force dont nous aurons besoin plus que jamais.



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