«Tocqueville et les vertus
civiques du nationalisme»

Notes pour une allocution
de l'honorable Stéphane Dion
Président du Conseil privé et
ministre des Affaires intergouvernementales

lors d'une conférence parrainée par la
Conférence pour l'étude des idées politiques
en collaboration avec

l'Association canadienne de science politique

Québec (Québec)

le 29 juillet 2000

L'allocution prononcée fait foi


        

          Entre 1988 et 1995, alors que j'étais professeur de science politique à l'Université de Montréal, j'ai publié cinq études sur la pensée d'Alexis de Tocqueville(1). J'ai cherché à mettre en lumière comment ce grand esprit a tenté de concilier deux systèmes de pensée qui interpellent la société québécoise à laquelle j'appartiens : le libéralisme et le nationalisme.

          En relisant Tocqueville, non seulement ses trois grandes oeuvres, soit les deux tomes De la démocratie en Amérique et L'ancien régime et la Révolution, mais aussi ses écrits sur le Canada français et sur l'Algérie, j'ai recherché pour moi-même une façon d'être nationaliste québécois et canadien qui soit en plein accord avec mes valeurs libérales.

          Bien sûr, il n'est pas question de tirer à moi ce penseur du XIXe siècle. Personne ne peut savoir ce qu'il dirait de notre question nationale telle qu'elle se pose aujourd'hui. Je veux simplement partager avec vous ma lecture de son oeuvre et les conclusions qu'elle m'inspire. En m'invitant à cette conférence, le professeur James Moore m'en donne l'occasion et je tiens à l'en remercier.

          Je montrerai d'abord comment la conciliation que Tocqueville recherche entre le libéralisme et le nationalisme débouche sur le thème même de votre conférence : l'éducation civique. Ensuite, après avoir énuméré les dangers que Tocqueville voit dans le nationalisme, j'indiquerai les vertus civiques qu'il lui attribue, avant d'en venir aux conclusions que j'en tire du point de vue de mon propre engagement politique.

1.       Libéralisme et nationalisme

          Pour plusieurs libéraux, libéralisme et nationalisme sont incompatibles. Ils voient dans le nationalisme un danger pour la liberté individuelle. Ils font valoir que la finalité, l'investissement suprême de valeurs, doit être l'individu en chair et en os, et non la nation conceptualisée comme un corps. Un monde où les citoyens ne sont que les instruments de la nation, où ils appartiennent à celle-ci avant de s'appartenir à eux-mêmes, un tel monde répugne à l'esprit libéral.

          Tocqueville, lui, a voulu concilier libéralisme et nationalisme. Comme l'a écrit Raymond Aron : «Grandeur de la patrie, liberté des citoyens, ce prince de l'esprit ne renonçait ni à l'une ni à l'autre(2)

          Libéral, Tocqueville veut que la finalité de l'ordre social soit la liberté individuelle : «Je veux que les principes généraux du gouvernement soient libéraux, que la part la plus large possible soit laissée à l'action des individus, à l'initiative personnelle(3) .» Nationaliste, Tocqueville poursuivra toute sa vie l'idéal d'une nation française forte. Il sera un penseur, un député et un ministre nationaliste, colonialiste aussi.

          Tocqueville croit qu'à certaines conditions, le nationalisme peut être porteur de vertus civiques nécessaires à la société démocratique et libérale. Il est moins conscient que nous, témoins du XXe siècle, pouvons l'être des dangers du nationalisme, des terribles dérives auxquelles il peut donner cours, mais il les entrevoit tout de même. Malgré ces dangers, il croit à la possibilité de ce que nous appelons un nationalisme civique.

          C'est ici que nous rencontrons le thème même de votre conférence : «Citoyenneté, conscience et éducation politique». Il convenait qu'une telle conférence consacre l'une de ses séances à la pensée d'Alexis de Tocqueville. La préoccupation majeure qui se dégage de l'oeuvre de Tocqueville est précisément la citoyenneté en société démocratique.

          Tocqueville recherche les moyens de renforcer l'engagement des individus envers les sociétés dont ils font partie. Il craint que la démocratie ne dégénère en égoïsme asocial. Pour contrer ce mal, parmi les remèdes qu'il préconise figure, aux côtés de la religion et de la décentralisation administrative, le patriotisme. À certaines conditions, pense-t-il, l'amour de la patrie, ou ce que nous appelons le nationalisme - Tocqueville n'utilisait pas ce terme - peut servir et non menacer l'éducation civique et la liberté individuelle.

2.       Les dangers du nationalisme

          Bien qu'il ne peut anticiper ni l'ampleur ni les formes exactes des dérives autoritaires auxquelles le prétexte de l'impératif de la nation conduira, Tocqueville perçoit certains vices auxquels peut mener l'idéalisation du thème national.

          «La volonté nationale est un des mots dont les intrigants de tous les temps et les despotes de tous les âges ont le plus largement abusé(4) .» La démocratie, estime Tocqueville, n'oppose pas un rempart infranchissable à une exploitation démagogique de l'attachement national. D'une certaine façon, elle la favorise en renforçant le sentiment d'appartenir à une nation plutôt qu'à une classe sociale. En effet, explique-t-il, l'évolution vers plus de mobilité sociale et d'égalité des conditions entre les individus brise les castes et fait apparaître avec plus de netteté la nation comme référent collectif. Les classes et les corps aristocratiques qui reliaient comme une longue chaîne les paysans au roi étant disloqués, «c'est toujours à la nation tout entière, et au nom de la nation tout entière que l'on parle» (5) .

          Le danger d'une manipulation démagogique du thème national en démocratie est d'autant plus réel, selon Tocqueville, que l'orgueil national endort l'esprit critique dont les démocraties ont tant besoin. Le nationaliste tend à rejeter toute critique contre son pays comme une attaque personnelle, à ne plus voir les failles de la société à laquelle il s'identifie(6) .

          De plus, fait-il valoir, l'amour de la patrie est naturellement conservateur, confondu avec «le goût des coutumes anciennes»(7) . Si ce préjugé pour la tradition et la conformité convient «quand la société repose doucement sur un ordre des choses ancien»(8) , il peut empêcher les peuples de voir où loge leur intérêt dans un monde en bouleversement rapide. Ainsi, Tocqueville estime que les Américains ont intérêt à préserver leur union fédérale, et il déplore que cette «nation idéale qui n'existe pour ainsi dire que dans les esprits» soit perpétuellement menacée d'éclatement par la poussée des habitudes, des préjugés locaux, de «l'égoïsme de province et de famille»(9) sur lesquels s'appuie la souveraineté des États américains.

          Tocqueville pressent aussi que le nationalisme peut valoriser de façon excessive les caractères distinctifs des peuples au point de diviser artificiellement le genre humain. Si, dans ses premiers écrits, il se montre convaincu de la force explicative des traits culturels des peuples, avec le temps il accordera de moins en moins d'importance aux tempéraments nationaux, allant jusqu'à manifester de l'agacement, dans son dernier livre, envers les explications qui se rapportent trop systématiquement à «l'esprit français»(10) . En marge de l'ébauche de son dernier livre, il note : «La peinture d'un peuple est toujours une image vague et indistincte, quand on veut la faire d'ensemble. Il y règne toujours plus de prétention que de vérité(11)

          Tocqueville est catégoriquement opposé à toute prétention nationale qui s'appuierait sur la croyance à une supériorité raciale. Il fustige ces «fausses et odieuses doctrines»(12) . Les nations disposent au départ du même génie naturel, et s'il est possible que chacune ait une identité biologique particulière, c'est là une explication que Tocqueville entend refouler le plus loin possible dans l'ordre des causes du comportement social. Mais il voit bien l'emprise des préjugés raciaux sur ses contemporains. Parlementaire, il est l'un des champions de l'abolition de l'esclavage et s'il croit à une colonisation éclairée, civilisatrice, qui viendrait «porter la lumière dans les ténèbres»(13) , il dénonce le fanatisme des officiers français brutaux aux coeurs remplis de «mépris et de colère» pour qui «les Arabes sont des bêtes malfaisantes»(14) .

          Alors, puisque l'idéalisation de la nation, ce que nous appelons aujourd'hui le nationalisme, peut déraper vers la démagogie, le despotisme et le racisme, puisqu'elle peut diviser de façon artificielle les êtres humains, puisque l'extraordinaire capacité mobilisatrice de la revendication nationale risque tant de tourner au fanatisme, pourquoi ne pas tenter de s'en détourner complètement? Pourquoi ne pas faire de l'humanité entière le référent collectif? Après tout, la démocratie est porteuse d'une civilisation universelle où les différences entre les nations vont tendre à s'effacer : «La variété disparaît au sein de l'espèce humaine; les mêmes manières d'agir, de penser et de sentir se retrouvent dans tous les coins du monde(15) .»

          Les nations tendent à perdre leur spécificité à mesure que les individus abandonnent leurs vieilles traditions pour mieux tirer avantage de la liberté, observe Tocqueville. D'eux-mêmes, les peuples démocratiques convergent vers une similitude de valeurs, ils «semblent marcher vers l'unité»(16) . «Cela met pour la première fois au grand jour la figure du genre humain(17) ».

          Tocqueville est d'avis que ce sentiment d'unité du genre humain procure un grand bienfait : l'amour de la paix.

          Pourtant, Tocqueville refuse de renoncer à la nation. Bien utilisée, la référence à la nation peut contribuer au sens civique, pense-t-il.

3.       Les vertus civiques de l'attachement national

          Tocqueville est très préoccupé par le civisme, défini comme le trait d'union entre l'intérêt personnel et l'intérêt collectif. Il est persuadé que la démocratie, parce qu'elle laisse les individus libres de refuser leur participation aux affaires communes pour mieux vaquer à leurs affaires privées, a terriblement besoin de civisme. C'est pourquoi il recommande que la démocratie puise dans les vertus civiques de la religion, de la décentralisation administrative et du patriotisme.

          En théorie, le risque de l'apathie générale, de l'égoïsme asocial, ne menace guère les démocraties, estime Tocqueville, puisque l'intérêt bien entendu de chaque homme laissé responsable de lui-même devrait suffire à le convaincre de s'associer à ses semblables : «[C]haque homme étant également faible sentira un égal besoin de ses semblables; et connaissant qu'il ne peut obtenir leur appui qu'à la condition de leur prêter son concours, il découvrira sans peine que pour lui l'intérêt particulier se confond avec l'intérêt général(18)

          Mais la pratique peut être toute différente, en vient à penser Tocqueville. Les hommes en démocratie sont moins clairvoyants que ne le veut la théorie optimiste de l'intérêt bien entendu. Installés dans leurs droits, ils ont trop tendance à ne se soucier que de leurs affaires privées et de leur confort matériel, et à abandonner à l'État le soin des affaires publiques : «Ce n'est donc jamais qu'avec effort que ces hommes s'arrachent à leurs affaires particulières pour s'occuper des affaires communes; leur pente naturelle est d'en abandonner le soin au seul représentant visible et permanent des intérêts collectifs, qui est l'État. Non seulement ils n'ont pas naturellement le goût de s'occuper du public, mais souvent le temps leur manque pour le faire. La vie privée est si active dans les temps démocratiques, si agitée, si remplie de désirs, de travaux, qu'il ne reste presque plus d'énergie ni de loisir à chaque homme pour la vie politique(19)

          Selon Tocqueville, la conséquence de cet égoïsme asocial est la mollesse des moeurs et le matérialisme à courte vue, penchants qui peuvent être suicidaires pour la liberté, à mesure que l'expansion de l'État comprime l'initiative individuelle. Le patriotisme prend place aux côtés de la religion et de la décentralisation administrative parmi les moyens de combattre d'aussi funestes penchants.

          En effet, le partage d'un même attachement national jette un pont entre les hommes libres qui n'ont que trop tendance à se replier sur eux-mêmes : «On ne rencontrera jamais, quoi qu'on fasse, de véritable puissance parmi les hommes, que dans le concours libre des volontés. Or, il n'y a au monde que le patriotisme, ou la religion, qui puisse faire marcher pendant longtemps vers un même but l'universalité des citoyens(20) L'attachement national est une «vertu» qui lutte contre les «passions destructrices» liées à «l'ambition des particuliers» et à «la force des partis»(21) .

          Si Tocqueville insiste surtout sur les vertus civiques de la religion, bien davantage que sur celles du patriotisme, c'est parce qu'il observe que ses contemporains contestent les valeurs religieuses. Mais si convaincu soit-il des bienfaits de l'esprit religieux, il n'estime pas moins nécessaire de le compléter par l'esprit patriotique : «Les devoirs des hommes entre eux en tant que citoyens, les obligations du citoyen envers sa patrie me paraissent mal définis et assez négligés dans la morale du christianisme. C'est là, ce me semble, le côté faible de cette admirable morale, de même que le seul côté vraiment fort de la morale antique(22)

          Avec le rapprochement des valeurs et l'effacement des différences nationales, peut-être deviendra-t-il possible de mobiliser les hommes pour le bien-être de l'humanité entière et de se passer du référent national. Mais Tocqueville en doute, l'humanité lui paraissant une abstraction trop insaisissable pour l'esprit humain. Il croit aux vertus de la proximité et de l'expérience concrète. Il écrit : «Aux États-Unis, on pense avec raison que l'amour de la patrie est une espèce de culte auquel les hommes s'attachent par les pratiques(23) L'homme en démocratie s'intéresse au bien-être de son pays comme à une chose qui lui est utile et comme aux résultats de son propre ouvrage. C'est pourquoi il tire orgueil des succès de la nation.

          Tocqueville pensait que, pour mieux promouvoir ce patriotisme civique, un État démocratique devait être fédéral ou décentralisé. «Ce que j'admire le plus en Amérique, ce ne sont pas les effets administratifs de la décentralisation, ce sont ses effets politiques. Aux États-Unis, la patrie se fait sentir partout. Elle est un objet de sollicitude depuis le village jusqu'à l'Union entière(24)

          Car Tocqueville n'a aucun attrait pour l'uniformité. «Je regarderais comme un grand malheur pour le genre humain que la liberté dût en tous lieux se produire sous les mêmes traits(25) .» Il s'inquiète de ce que la passion pour l'égalité pousse les démocraties à voir dans l'uniformité législative la condition première d'un bon gouvernement. «Leur esprit n'a jamais prévu qu'on pût ne pas appliquer uniformément la même loi à toutes les parties d'un même État et à tous les hommes qui l'habitent(26) Au législateur moderne, Tocqueville assigne, entre autres missions, celle de conserver à l'individu le peu d'originalité qui lui reste(27). Le fédéralisme, la décentralisation, l'amour de la patrie, «du village jusqu'à l'Union entière», devraient contribuer, selon Tocqueville, à cette quête plurielle de la liberté et de la citoyenneté vraie.

          Ainsi, le patriotisme en démocratie s'enracine dans les pratiques. «Il croît avec l'exercice des droits et il finit, en quelque sorte, par se confondre avec l'intérêt personnel»; il sera «plus rationnel, (...) plus fécond» que le patriotisme ancien, qui, lui, était «irréfléchi,(...) instinctif»(28).

          Cependant, Tocqueville doute que ce patriotisme intéressé, «extension de l'égoïsme individuel»(29) , suffise à lui seul à mobiliser les citoyens pour le bien commun et à enrayer les risques d'apathie générale. «(...) je ne me fie point, explique-t-il, à ce patriotisme réfléchi qui se fonde sur l'intérêt et que l'intérêt, en changeant d'objet, peut détruire(30) Le législateur doit intervenir pour le stimuler : «Il dépend des lois de réveiller et de diriger cet instinct vague de la patrie qui n'abandonne jamais le coeur de l'homme(31)

          Selon Tocqueville, le législateur doit lui-même être habité de sentiments patriotiques. Il blâme les politiciens qui remplacent le patriotisme par l'habileté électorale. Admirateur des premiers législateurs de l'Union américaine, Tocqueville écrit qu'ils ont «presque tous été remarquables par leurs lumières, plus remarquables encore par leur patriotisme» (32) .

          Les dirigeants des démocraties doivent régénérer la discipline morale de leurs citoyens en leur donnant des objets de fierté nationale et de grands défis, estime-t-il. «Je voudrais qu'on s'efforçât de leur donner une idée plus vaste d'eux-mêmes et de leur espèce (33)

          Les grands défis en question peuvent prendre la forme d'entreprises militaires et colonisatrices, va jusqu'à penser Tocqueville : «La guerre agrandit presque toujours la pensée d'un peuple et lui élève le coeur. Il y a des cas où seule elle peut arrêter le développement excessif de certains penchants que fait naturellement naître l'égalité, et où il faut la considérer comme nécessaire à certaines maladies invétérées auxquelles les sociétés démocratiques sont sujettes(34) Il salue avec enthousiasme la conquête de l'Algérie et s'inquiète du peu d'engouement des Français pour ces entreprises éloignées. L'Algérie est «un grand monument à la gloire de notre patrie»(35) tout comme l'Inde «un éclat qui rejaillit sur toute la nation»(36) anglaise.

          Renoncer à cette discipline morale qui naît du sentiment national, c'est s'exposer à être soi-même conquis, fait valoir Tocqueville. Car l'indifférence pour les affaires communes entrave aussi l'action pour une défense commune, danger mortel dans le jeu des puissances. «Qu'importe qu'un peuple présente l'image de l'aisance et de la liberté s'il se voit exposé chaque jour à être ravagé et conquis(37) demande celui qui a grandi au temps des guerres napoléoniennes et qui est profondément heurté dans son propre nationalisme par l'abaissement de la France vaincue.

          Ainsi, selon Tocqueville, l'entretien du sentiment national est la condition de la sécurité nationale et, au-delà, d'une élévation morale qui étend la vue du citoyen au-delà de ses intérêts étroits.

Conclusion

          Le nationalisme moderne sera plus «plus rationnel, (...) plus fécond», moins «instinctif, (...) irréfléchi» que le nationalisme ancien, pensait Tocqueville. Nous, qui connaissons l'ampleur des crimes commis au nom de la nation durant les deux derniers siècles, n'avons pas le droit de partager son optimisme.

          Nous devons retenir de Tocqueville son pressentiment des dérapages démagogiques, despotiques, réactionnaires et racistes auxquels l'exacerbation du sentiment national peut conduire. Nous devons être sensibles au fait que même un démocrate et un libéral comme lui n'a pas su se prémunir contre l'engouement colonialiste de son époque et qu'au contraire, il l'encourageait comme une valeur civique, un stimulant à la participation aux affaires communes.

          Mais en même temps, je persiste à croire que Tocqueville a eu raison de voir dans le sentiment national une source potentielle de vertu civique. Là où sa pensée tourne court, c'est en ne précisant pas les moyens par lesquels le nationalisme pourrait être cela, un patriotisme civique, au lieu de dégénérer en principe d'exclusion raciste et totalitaire. Le même reproche peut être adressé aux vues de Tocqueville sur la religion : il ne dit pas comment en conserver la morale civique tout en écartant les risques de l'intégrisme et de l'intransigeance religieuse. Du moins esquisse-t-il une réponse à propos du pouvoir religieux en conseillant de le détacher autant que possible du pouvoir séculier. Il n'a pas la même prudence avec le nationalisme qu'il érige au contraire en idéologie d'État.

          Mon opinion à ce propos est qu'il y a des valeurs universelles bien plus importantes que les nationalismes; elles les dépassent de beaucoup. Je pense aux valeurs de liberté, d'égalité, de solidarité, de partage, de tolérance, d'acception des autres, de recherche de la prospérité pour tous. Voilà ce que nous devons tous rechercher, en tant qu'êtres humains, au-delà de ce qui nous distingue.

          Mais pour mieux vivre ces valeurs universelles, nous devons nous appuyer sur les expériences de chaque individu, de chaque groupe humain. Nous devons partager la méfiance de Tocqueville à l'égard de l'uniformité et miser plutôt sur la pluralité des expériences.

          Il me semble que c'est ce que nous essayons de faire au Canada. Je ne sais pas si mon pays est vraiment celui où il fait le mieux vivre, mais tel est bien le meilleur objectif qu'un pays puisse se donner : être le pays où les valeurs de liberté, de prospérité, de partage et de tolérance sont les mieux respectées. Dans les mots de Tocqueville : «C'est à l'humanité que sont dus les grands efforts que le patriotisme suggère(38)

          La recherche de l'universel, tel est le sens du nationalisme canadien. Nous devons tirer notre fierté nationale de nos efforts pour ériger ici un pays où chaque être humain aura les meilleures chances de s'épanouir en tant qu'être humain, quelles que soient son origine et la couleur de sa peau. C'est vers cette cible que nous devons orienter et stimuler la participation civique des Canadiens.

          Pour cela, nous devons miser sur la pluralité des expériences, sur la diversité de notre pays et la forme fédérative de notre système de gouvernement. C'est ici que mon nationalisme canadien rejoint mon nationalisme québécois. C'est en misant sur ma culture propre, ma langue, en m'appuyant sur de tels atouts, en les partageant avec les autres Canadiens, en acceptant en retour leur aide et leur contribution que je me donne à moi-même et que je donne aux autres les moyens de vivre les valeurs que nous recherchons tous.

          En aucune façon une contradiction, les appartenances au Québec et au Canada m'apparaissent une formidable complémentarité, peut-être la meilleure combinaison qui soit pour mieux vivre les valeurs universelles recherchées par tous les êtres humains.

          J'aime trop mon pays pour être nationaliste, disait Camus. Tout le problème est là : dans notre capacité à tirer de nos sentiments d'appartenance, «du village à l'Union entière», quelque chose de meilleur et de plus grand que le nationalisme, quelque chose qui nous arrime à l'universel, à ce que Tocqueville appelait «la mise au grand jour de la figure du genre humain».

Notes

1. Stéphane Dion, «La pensée de Tocqueville - L'épreuve du Canada français», Revue d'histoire de l'Amérique française, vol.41, no 4, 1988, pp. 537-552.

   Id, «Tocqueville, le Canada français et la question nationale», Revue française de science politique, vol.40, no 4, 1990, pp. 501-519.

   Id, «Durham et Tocqueville sur la colonisation libérale», Revue d'études canadiennes/Journal of Canadian Studies, vol.25, no 1, 1990, pp. 60-77.

   Id, «Le nationalisme dans la convergence culturelle:   Le Québec contemporain et le paradoxe de Tocqueville», sous la direction de Raymond Hudon et Réjean Pelletier, L'engagement intellectuel : Mélanges en l'honneur de Léon Dion, Québec, Presse de L'Université Laval, 1991, pp. 289-311.

  Id, «La conciliation du libéralisme et du nationalisme chez Tocqueville», La Revue Tocqueville/The Tocqueville Review, vol. XVI, no 1, 1995, pp. 219-227.

2. Raymond Aron, «Discours lors de la réception du prix Tocqueville», La Revue Tocqueville/The Tocqueville Review, vol. II, no 1, 1980, p.120.

3. Alexis de Tocqueville, «Lettre à Charles Stoffels», 5 octobre 1836 (Oeuvres complètes, édition de 1836, tome V, pp. 436-438), citée dans Jean-Claude Lamberti, Tocqueville et les deux démocraties, Paris, PUF, 1983, pp.160-161.

4. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome I (D1), §1, chap. 4,
p. 106 (la pagination correspond à l'édition Gallimard «Folio», Paris, 1986).

5. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome II (D2), chap. 21, p. 115 (la pagination correspond à l'édition Flammarion, Paris, 1981).

6. D2, § 3, chap. 16, p. 278.

7. D1, § 2, chap. 6, p. 353.

8. D1, § 2, chap. 6, p. 354.

9. D1, §1, chap. 8, p. 254 et p. 257.

10. Alexis de Tocqueville, L'ancien régime et la Révolution, livre 3, chapitre 2, p. 241 (la pagination correspond à l'édition Gallimard «Folio», Paris, 1967).

11. Cité dans Françoise Mélonio, «Nations et nationalismes», La Revue Tocqueville/The Tocqueville Review, vol. XVIII, no 1, 1997, p. 63.

12. Alexis de Tocqueville, «Rapport fait au nom de la Commission chargée d'examiner la proposition de M. De Tracy relative aux esclaves des colonies», 23 juillet 1839, Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, 1962 (O.C.), tome III (Écrits et discours politiques), vol. 3, p. 42.

13. «Intervention à la Chambre à l'occasion du vote du budget général de l'Algérie pour 1848», 9 juillet 1847, ibid., p. 420.

14. «Lettre à Francisque de Corcelle», 1er décembre 1846, O.C., tome XV (Correspondance Tocqueville-Corcelle et Tocqueville-Madame Swetchine), vol. 1,
p. 224.

15. D2, § 3, chap. 17, p. 282.

16. D1, Conclusion, p. 596.

17. D2, § 2, chap. 17, p. 95.

18. D1, Introduction, p. 46.

19. D2, § 4, chap. 3, p. 359.

20. D1, § 1, chap. 5, p. 159.

21. D1, § 1, chap. 8, pp. 246-247.

22. «Lettre à Arthur de Gobineau», 5 septembre 1848, O.C., tome IX (Correspondance Tocqueville-Gobineau), p. 46.

23. D1, § 1, chap. 5, p. 123.

24. D1, § 1, chap. 4, p. 159.

25. D1, § 2, chap. 10, p. 465.

26. D2, § 4, chap. 2, p. 356.

27. D2, § 4, chap. 7, p. 396.

28. D1, § 2, chap. 6, pp. 353-354.

29. D1, § 2, chap. 10, p. 535.

30. D1, § 2, chap. 10, p. 543.

31. D1, § 1, chap. 5, p. 159.

32. D1, § 1, chap. 8. p. 236.

33. D2, § 3, chap. 19, p. 304.  La même idée est exprimée dans «Lettre à John Stuart Mill», 18 mars 1841, O.C, tome VI (Correspondances anglaises), vol. 1, p. 335.

34. D2, § 3, chap. 22, p.329.

35. «Seconde lettre sur l'Algérie», parue dans La Presse de Seine-et-Oise, 22 août 1837, OC, tome III (Écrits et discours politiques), vol.1, p. 151.

36. «Ébauche d'un ouvrage sur l'Inde», ibid., p. 478.

37. D1, § 1, chap. 8, pp. 248-249.

38. «Réflexions diverses», Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, 1953, tome II (L'Ancien Régime et la Révolution), vol. 2, p. 346.

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