Gouvernement du Canada Gouvernement du Canada
 English Contactez-nous  Aide  Recherche  Site du Canada
Accueil À notre sujet Activités du CCERI Ressources Médias
Comité consultatif externe sur la réglementation intelligente (CCERI)
CCERI-EACSR

Ce qu'on nous a dit
 * Mémoires
Comment une meilleure gestion du risque peut accroître la confiance du public dans les institutions canadiennes : quelques cas européens qui font réfléchir

Document de base pour le Bureau du Conseil privé du Canada

Ragnar E. Lofstedt, Ph.D.
Professeur et directeur
King's Centre for Risk Management
King's College, Londres

5 décembre 2003

1. Introduction

Le Secrétariat du Comité consultatif externe sur la réglementation intelligente (CCERI) m'a demandé de rédiger un document de base sur la manière dont la gestion du risque peut renforcer la confiance du public envers les responsables de la réglementation et les produits, selon les travaux que j'ai faits sur la communication et la gestion des risques en Europe. Par suite des multiples scandales qui ont touché les responsables de la réglementation en Europe (pensons notamment à la maladie de la vache folle ou ESB, au sang contaminé en France, à la présence de dioxine dans l'alimentation des poulets en Belgique et à la fièvre aphteuse), les Européens sont de plus en plus méfiants à l'égard de ces responsables, des scientifiques et de l'industrie. Cette méfiance, plus marquée dans certains pays (au R.-U. comparativement à la Suède), découle dans une certaine mesure de l'hostilité et de l'agressivité de plus en plus grandes manifestées par les médias, qui amplifient les risques et minimisent les avantages (Kasperson et al, 1988). Extrêmement conscients de la baisse de confiance du public à leur endroit, les responsables de la réglementation européens ont lancé un train de mesures ayant pour but de reconquérir la confiance du public. C'est ce que j'appelle le nouveau modèle de gestion du risque. Les mesures mises en oeuvre font davantage appel au principe de précaution, aux analyses d'impact de la réglementation (Lofstedt, 2004), à la participation du public et des intervenants au processus d'élaboration des politiques ainsi qu'à des stratégies de communication des risques proactives et mûrement réfléchies (UK Cabinet Office, 2002).

Le problème de la méfiance croissante du public envers les autorités inquiète aussi le gouvernement canadien. À l'instar de bien d'autres pays occidentaux, le Canada ne veut pas être coincé dans l'engrenage qu'engendre une attitude méfiante de la part du public. En effet, cette situation incite souvent les autorités à apaiser les préoccupations du public non pas en optant pour une « réglementation intelligente », mais en adoptant une réglementation populiste qui relève du réflexe plutôt que de la réflexion. Ce bref document de base fournit un aperçu et une analyse des leçons que les autorités canadiennes peuvent tirer des modes de gestion du risque appliqués par leurs homologues européens afin de renforcer la confiance du public. L'aperçu et l'analyse sont organisés de la façon suivante. Dans la première partie, j'expose le contexte en décrivant brièvement l'ancien modèle de réglementation et le nouveau, et en expliquant en quoi ce dernier résulte de la baisse de confiance du public. Dans la deuxième partie, je décris les genres de stratégies de gestion du risque mises en oeuvre jusqu'ici par les autorités européennes pour regagner la confiance du public, qui puisent largement dans le nouveau modèle de gestion du risque. Dans la troisième partie, j'analyse les stratégies en question sous l'angle de la gestion du risque et, dans la dernière partie, je formule un ensemble de recommandations pour les autorités canadiennes.

2. Contexte

Nous pouvons considérer qu'il y a deux régimes de réglementation en Europe : l'un est fondé sur l'ancien modèle et l'autre sur le nouveau modèle (Leiss établit la même distinction en ce qui a trait au Canada [Leiss, 2000]). L'ancien modèle repose sur des styles consensuels qui se traduisent par des rencontres à huis clos entre décideurs et industriels pour orienter la réglementation. Ce modèle, déjà appliqué à la fin du XIXe siècle, était considéré par de nombreux observateurs extérieurs (au moins jusqu'au milieu des années 1980) comme étant à la fois aussi efficace, pour promouvoir un environnement plus propre et une meilleure santé publique, que le modèle américain, et beaucoup moins coûteux (Brickman et al, 1985; Vogel, 1986). Le modèle consensuel (l'ancien) avait les caractéristiques suivantes : de nature élitiste, il comportait un processus décisionnel en matière de réglementation auquel participaient un certain nombre de « groupes de tête », réunissant des chefs d'industrie, des hauts responsables de la réglementation, des représentants des syndicats et ainsi de suite. Les groupes de tête représentaient les intérêts de la société dans son ensemble, et toute réglementation adoptée devait donc être mesurée à l'aune de cet objectif. Les scientifiques tenaient un rôle important dans le processus de réglementation, du fait qu'ils expliquaient aux membres des groupes de tête les avantages et les inconvénients des règlements en question. Ni les intervenants (p. ex. les ONG environnementales), qui n'étaient pas considérés comme des membres des groupes de tête, ni le public ne participaient activement au processus d'élaboration des politiques (Kelman, 1981; Lundqvist, 1980).

Selon les termes de l'éminent politologue italien Giandomenico Majone, ce modèle consensuel est maintenant mort (Majone et Emerson, 2001++). Désormais, les décideurs et autres membres des groupes de tête, sans parler des scientifiques dans bon nombre de pays d'Europe, n'ont plus la confiance du public et des intervenants. À la suite de multiples scandales, le public a conclu dans bien des pays que les groupes de tête ne réglementaient pas pour le mieux-être de la société mais pour leur propre mieux-être. Le public et certains intervenants ont induit avec raison que, le plus souvent, ces groupes de tête négligeaient de s'intéresser aux stratégies à moyen ou à long terme qui s'avéraient coûteuses, même lorsqu'elles étaient porteuses de bienfaits considérables. Les groupes de tête favorisaient plutôt les mesures bon marché, à court terme et aux avantages limités (comme dans le cas de l'ESB) (Millstone et van Zwanenberg, 2000; Ratzan, 1998).

À la place de l'ancien modèle de réglementation, un nouveau modèle se dessine. Ce modèle a été façonné au fil des années par un large éventail d'acteurs, qui semblent avoir été influencés tout particulièrement par certains universitaires travaillant étroitement avec les décideurs (p. ex. Beck, 1992; Beck et al, 1994; Funtowitcz et Ravetz, 1990; Giddens, 1990, 1994, 1998; O'Riordan et Cameroon, 1994; O'Riordan et al, 2001; Renn et al, 1995 et 1996). Ce modèle réunit les caractéristiques décrites ci-dessous, plus prononcées dans certains pays d'Europe (au R.-U. comparativement à la Suède). Notamment, il préconise l'inclusion plutôt que l'exclusion, encourageant une plus forte participation du public et des intervenants à l'élaboration des politiques, que ce soit au sein de groupes ou de comités de citoyens ou, dans le cas des intervenants, dans des tables rondes ou des groupes consultatifs (comme la table ronde du gouvernement du R.-U. sur le développement durable) (RCEP, 1998). Il prévoit des stratégies de réglementation complètement ouvertes et transparentes (affichage de l'ébauche des recommandations sur l'Internet), et recommande que les responsables de la réglementation soient tenus de rendre des comptes pour chacune des politiques qu'ils proposent. Le nouveau modèle de réglementation demande aux responsables de tenir compte dans une plus large mesure des valeurs environnementales et sociales (p. ex. RCEP, 1998) et de s'appuyer plus fréquemment sur le principe de précaution et d'autres mesures de réduction des risques (O'Riordan et al, 2003; Raffensberger et Tickner, 1999). Même si elle demeure importante, la science tient une place moindre dans le nouveau modèle. Très prisés à l'époque de l'ancien modèle, les résultats scientifiques sont aujourd'hui mis en doute de plus en plus fréquemment par les médias, les intervenants ainsi que le public, pour qui les scientifiques ne sont qu'un groupe d'intervenants parmi d'autres (O'Brien, 2000).

De toute évidence, le nouveau modèle de réglementation est nécessaire dans un grand nombre de pays européens et, globalement, à l'Union européenne (voir le livre blanc de la Commission européenne sur la gouvernance). La confiance du public envers les parlementaires, les responsables de la réglementation et les décideurs locaux a énormément diminué dans plusieurs pays d'Europe. Le niveau de confiance à l'égard des décideurs du R.-U. est passé de 39 % à 22 % respectivement entre 1974 et 1996 (Curtice et Jowell, 1997; House of Lords, 2000) tandis qu'en Suède, il est passé de 65 % à 30 % entre 1968 et 1999 (Holmberg et Weibull, 2000). De même, la confiance du public dans la science de la réglementation a baissé. Dans le dossier environnemental, par exemple, les sondages réalisés au R.-U. révèlent que les ONG environnementales ont davantage la cote auprès du public que les responsables de la réglementation, l'industrie et même les universitaires (House of Lords, 2000; MORI, 1999). À mesure que diminue cette confiance envers eux et les scientifiques, les décideurs de plusieurs parties de l'Europe commencent à adopter le nouveau modèle pour tenter de renverser la tendance.

Quoique certains scientifiques et certains responsables souhaitent le maintien d'un style consensuel (voir le débat sur cette question aux États-Unis dans Breyer, 1993), il est clair que l'Europe de l'Ouest ne pourra revenir complètement à l'ancien modèle axé sur un processus de réglementation consensuel. Trop de scandales ont éclaboussé les responsables de la réglementation et trop grande est la méfiance développée à leur égard pour qu'un tel retournement soit possible1. Toutefois, le nouveau modèle de réglementation, du moins tel qu'il est appliqué en Europe, n'est pas sans failles. Maintenant que le gouvernement canadien étudie lui aussi le nouveau modèle (ou au moins une version de celui ci) (p. ex. Doern et Reed, 2000; Leiss, 2002) en réaction à la baisse de confiance du public envers les autorités (p. ex. Dobell et Berry, 1992; Clarke et al, 1995), il pourra sans aucun doute tirer des leçons fort valables de certaines mésaventures survenues dans l'application du modèle en Europe. C'est là le principal objectif du présent document.

2.1 Les conséquences de la baisse de confiance du public

À l'heure actuelle, le nouveau modèle de réglementation est celui que proposent les responsables de la réglementation et les gouvernements en Europe, en raison de la baisse de confiance du public. Tant pour ces responsables que pour les chercheurs, la confiance est l'ingrédient crucial en communication et en gestion des risques. En effet, certaines études révèlent qu'à elle seule, cette variable représente dans une proportion de plus de 50 % la façon dont un certain public perçoit le risque (Lofstedt, 1996; Slovic, 1993). Donc, dans un contexte où le public ne fait pas confiance aux autorités en général ou aux responsables de la réglementation, il est très difficile d'arrêter des stratégies efficaces de communication et de gestion des risques (UK Strategy Unit, 2002). Le problème de la confiance du public (ou plutôt du manque de confiance du public) envers les autorités ressort parmi les plus importants dans les travaux de recherche : il y aurait un lien direct entre une grande confiance du public à l'égard des autorités et la perception d'un faible risque, et réciproquement (Lofstedt, 1996; Slovic, 1993). Par conséquent, vu sa baisse de confiance envers les autorités, le public a l'impression que les risques sont plus élevés. Les travaux montrent effectivement qu'il est possible de communiquer de haut en bas des risques chargés d'incertitude lorsque le public fait confiance aux autorités ou aux responsables de la réglementation (Lofstedt, 1996; Lofstedt, 2001). En d'autres termes, la gestion du risque est tellement plus simple quand les responsables ont la confiance de la population. Il en était ainsi dans l'ancien modèle de réglementation, et c'est la principale raison pour laquelle les observateurs extérieurs considéraient ce modèle comme étant beaucoup plus efficace que le modèle américain, qui donne aux opposants plus de possibilités de se faire entendre (Brickman et al, 1985; Vogel, 1986).

3. Les stratégies de réglementation visant à rétablir la confiance du public

En Europe, le nouveau modèle de réglementation s'est développé lentement et d'une façon très irrégulière (Lindbloom, 195*) après les scandales mentionnés précédemment. Ces scandales ne doivent pas être sous-estimés. La maladie de la vache folle, par exemple, représente pour le gouvernement britannique la pire crise qu'il ait connue depuis le conflit de Suez en 1956 (Ratzan, 1998). Pour la Commission européenne, il s'agit en fait de la pire crise de son histoire (Southey, 1996). Ces scandales et d'autres ont en outre été amplifiés par le fait que, dans la tourmente, les responsables de la réglementation ont rarement réussi à communiquer adéquatement avec le public, ce qui a encore aggravé la méfiance.

À mesure que le nouveau modèle prend forme, divers problèmes de mise au point se posent. Le fait d'impliquer les intervenants dans le processus de réglementation a abouti dans certains cas à une perte de contrôle dans le cadre du programme de réglementation (p. ex. la colère du public concernant les vaccins rougeole, oreillons, rubéole aux États-Unis). Dans d'autres cas, en voulant éviter de prendre de risques ou faire preuve de précaution, les responsables ont réglementé à l'excès, détruisant des pans complets de l'industrie (p. ex. la production des antibiotiques destinés à favoriser la croissance des animaux). Parfois, l'adoption de mesures populistes, qui n'étaient pas nécessairement dictées par le nouveau modèle mais par le désir des responsables de plaire au public, a effectivement aggravé la méfiance. La prochaine partie porte de façon plus détaillée sur certains cas britanniques (où le nombre et l'ampleur des scandales à ce jour touchant les responsables de la réglementation ont été les pires et où la méfiance du public a été la plus marquée). Veuillez prendre note que la présentation de ces cas n'a pas pour but de régler le sort du nouveau modèle de réglementation (car ce ne serait ni justifié ni réaliste), mais de démontrer qu'il n'est pas sans failles.

3.1 L'évolution des processus de communication

Dans la foulée des divers scandales qui ont entaché les responsables de la réglementation, les règlements ne sont plus communiqués de la même façon. Le nouveau modèle préconise une participation plus grande des intervenants au processus de réglementation. Cela amène inévitablement ces intervenants à participer davantage aussi à la communication des risques, que ce soit directement en siégeant à des comités gouvernementaux ou indirectement par le truchement de campagnes sociales dans les médias (Kasperson et al, 1988). En outre, l'influence des ONG augmente sans cesse, étant donné que le public et les médias préfèrent se tourner vers elles pour obtenir de l'information sur des questions de réglementation (elles sont invitées à envoyer des lettres aux médias ou à s'exprimer dans les pages éditoriales).

Pour illustrer en quoi le processus de communication a changé avec le temps, je citerai le cas récent (novembre 2003) du « navire fantôme » au Royaume-Uni. Dans cette affaire, l'organisation Friends of the Earth (FoE) a sonné l'alarme après que la société Able du Royaume-Uni a obtenu le contrat de démantèlement de 14 navires marchands désuets de la marine américaine. FoE prétendait que les navires contenaient de grandes quantités d'amiante et d'autres produits chimiques dangereux. FoE a même annoncé que Hartlepool, la ville où aurait lieu le démantèlement, allait bientôt recevoir des « bombes à retardement chargées de produits toxiques ». Cette histoire a fait la une des principaux grands journaux du Royaume-Uni et a donné lieu à de nombreux reportages à la télévision. La UK Environment Agency, qui avait permis au préalable à Able de planifier la mise en cale sèche des navires et leur démantèlement, lui a retiré cette permission et a demandé que les navires soient renvoyés aux États-Unis, après avoir été menacée de poursuites judiciaires par FoE. Toutefois, comme deux navires étaient arrivés entre-temps, il a été décidé qu'à moins que les tribunaux ne concluent autrement, les navires ne pourraient pas être renvoyés aux États-Unis pendant l'hiver en raison des risques élevés de tempête. Cette affaire est toujours pendante. Cependant, ce qu'il faut en retenir, c'est que le processus de communication des risques a été complètement dominé par FoE. Les hauts fonctionnaires du gouvernement n'ont pratiquement pas participé au processus d'élaboration des politiques.

3.2 Processus décisionnel visant à réduire les risques

Le nouveau modèle de réglementation prévoit un recours accru au principe de précaution (en particulier, au fardeau de la preuve inversé) et accorde une meilleure place aux valeurs sociales et environnementales afin de réduire les risques de scandales. L'attitude de plus en plus agressive des médias en Allemagne, en France, au Royaume-Uni et ailleurs, qui amplifient les risques et minimisent les bienfaits, a incité les responsables de la réglementation à miser beaucoup plus sur la réduction des risques. En Europe, les exemples de ce comportement des responsables sont nombreux. En ce qui concerne, par exemple, la réglementation des téléphones portables au R.-U., l'Independent Expert Group on Mobile Phones, créé par le gouvernement, a conclu qu'il fallait décourager les enfants d'utiliser ces téléphones et distribuer des étiquettes de mise en garde au sujet des dangers associés à ces téléphones. Ces recommandations ont été formulées alors même qu'aucune donnée scientifique ne démontrait l'existence d'effets nocifs sur la santé (IEGMP, 2000). Nous pouvons soutenir que le président du comité, sir William Stewart, a adopté cette approche de précaution de façon à ne pas être tenu responsable, au cas où une corrélation serait établie éventuellement entre l'utilisation du téléphone portable et certains effets sur la santé.

En décembre 1997, pendant la crise de la vache folle, le ministre de l'Agriculture de l'époque, Jack Cunningham, a interdit la vente de carcasses de boeuf non désossées, déclarant que les consommateurs « risquaient » réellement de contracter la variante humaine de la maladie de la vache folle. Lorsque le ministre a lancé cette interdiction, quelque 70 000 personnes ont signé des pétitions pour y mettre fin, et les bouchers ont déclaré que cette interdiction découlait d'une réaction de panique des hauts fonctionnaires. L'interdiction, qui a coûté environ 170 millions de livres à l'industrie, a pris fin en décembre 1999, après le dépôt de rapports scientifiques révélant qu'en fait, un consommateur de boeuf non désossé sur un milliard risquait de contracter cette maladie (BBC, 1999).

De plus, en septembre 2002, le Tribunal européen de première instance (qui fait partie de la Cour européenne de justice) a réaffirmé que le principe de précaution avait sa raison d'être, même sans l'aval des comités scientifiques compétents. Dans les deux affaires en question, qui découlent d'une réglementation prise par l'UE en 1999 et interdisant l'ajout d'antibiotiques dans l'alimentation animale (Edqvist et Pedersen, 2001) au motif que la résistance bactérienne aux antibiotiques risquait d'être transmise aux humains, Pfizer Animal Health et Alpharma ont intenté des poursuites. Ces deux entreprises ont fait savoir que l'interdiction était fondée sur un risque zéro et non sur une évaluation minutieuse des risques, pour la simple raison que 35 années de recherches scientifiques n'avaient pas permis d'établir un lien de ce genre. Dans sa décision à l'encontre de Pfizer, le Tribunal a précisé ce qui suit :

« dans le contexte de l'application de ce principe, des incertitudes scientifiques et l'impossibilité d'accomplir une évaluation scientifique complète des risques en temps utile ne sauraient empêcher l'autorité publique compétente de prendre des mesures de protection préventives si de telles mesures apparaissent indispensables eu égard au niveau de risque pour la santé humaine que l'autorité publique a déterminé comme étant le seuil critique à partir duquel il faut prendre des mesures préventives » (Tribunal européen de première instance, 2002). 

3.3 Mesures de réglementation non fondées scientifiquement

Le nouveau modèle de réglementation, comme je l'ai déjà mentionné, s'intéresse plus aux paramètres non scientifiques que l'ancien modèle. Fréquemment, toutefois, qu'il s'agisse de l'ancien ou du nouveau modèle, les responsables de la réglementation, devant les pressions des publics méfiants et des groupes d'intérêts particuliers, ne tiendront aucun compte de la science afin de régler le problème en question d'une façon apparemment « plus facile », moins dangereuse. En prenant une décision politique plutôt que scientifique, les autorités espèrent que le problème disparaîtra. Trois termes peuvent qualifier les mesures de réglementation de ce genre : réactions-réflexes, mesures de complaisance et réglementation instinctive.

3.3.1 Les réactions-réflexes

Les réactions-réflexes sont des réactions rapides au comportement amplificateur des médias, aux protestations des intervenants et au tollé général. Elles peuvent se produire n'importe quand, mais les principaux facteurs d'incitation sont les histoires sensationnalistes de médias agressifs, les dossiers marqués par les scandales ou les campagnes menées par des personnages éminents et respectés (considérés entièrement dignes de foi). Ces facteurs d'incitation sont renforcés par la méfiance générale du public envers les responsables de la réglementation et les décideurs. Les cas de ce genre n'ont pas été rares ces dernières années, mais je n'en examinerai que deux afin d'illustrer mon propos : l'un est une situation de tollé général, et l'autre, une affaire de dossier à scandale. Le premier concerne l'adoption de la Dangerous Dog Act (Loi sur les chiens dangereux) de 1991 (une version actualisée de la Victorian Dog Act de 1871). Cette loi, adoptée principalement sur les instances du UK Home Office et qui « interdit la possession et la garde de chiens de combat [...] » [Traduction] (Dangerous Dog Act, 1991), a été déposée après que de nombreux citoyens ont été attaqués par des pitbulls terriers américains (chiens de combat de luxe très populaires chez les criminels établis à Londres), affaires qui avaient été très médiatisées. Cette loi visait un petit nombre de chiens (les pitbulls terriers) plutôt que les chiens responsables du plus grand nombre de morsures (comme les bergers allemands). Depuis son adoption, cette loi est durement critiquée tant par les décideurs que par les universitaires spécialisés dans le domaine, et en bout de ligne cela porte atteinte à la crédibilité du Home Office (pour une étude complète de cette affaire, voir Hood et al, 2000).

Un autre cas de réaction-réflexe est lié à la décision de janvier 2001 d'interdire l'emploi en Angleterre d'instruments médicaux durables à usages multiples pour l'ablation des amygdales. L'interdiction a été promulguée pour tenir compte des préoccupations du public concernant la variante humaine de la maladie de la vache folle et la longévité des prions protéiques sur les instruments médicaux. Dans ce cas, les responsables ont été motivés par le fait que les prions résident dans les glandes lymphatiques comme les amygdales. Ils ont négligé par contre le fait que les instruments médicaux à usage unique ne sont pas aussi robustes que les autres, ce qui entraîne des complications chirurgicales. Durant l'année de l'interdiction (2001 au complet), cette réglementation a été responsable des hémorragies post-opératoires d'un bon nombre de patients et d'un décès (Department of Health, 2001).

Dans ces deux cas (surtout le premier, la Dangerous Dog Act), les mesures de réglementation qui ont été prises ont apaisé presque instantanément les principales parties intéressées qui avaient réclamé au départ ces mesures, mais au détriment de la majorité d'entre elles, qui n'avaient pas participé au débat sur la réglementation. De cette manière, les responsables ont aussi été récompensés sur-le-champ pour avoir apparemment réglé le problème, en ce sens que les groupes concernés ont cessé leurs pressions (Graham et Wiener, 1995; Sapolsky, 1990). Naturellement, cette récompense est de fort courte durée, car les analystes, les médias et le public bien informé voient rapidement ce que cache la façade, et, à moyen ou long terme, la crédibilité des responsables est minée.

3.3.2 Les mesures de complaisance

Les mesures de ce genre (ou l'absence de mesures) ressemblent aux réactions-réflexes en ce sens que les responsables réagissent au public. Cependant, contrairement aux réactions-réflexes (caractérisées par une réponse populiste et rapide), les mesures de complaisance ne sont habituellement pas immédiates, car le temps de réaction se compte non pas en mois mais en années. Parmi les exemples de mesures de complaisance, je mentionnerai le quasi-abandon de la stratégie d'incinération des déchets au R.-U., même si un grand nombre d'experts ont démontré que, d'un point de vue scientifique et sous l'angle des conséquences pour la santé et l'environnement, il vaut mieux incinérer les déchets que les enfouir (Department of Environment, Transport and Regions, 2000). Le fait que le gouvernement ait pratiquement renoncé à cette stratégie tient principalement à l'opinion publique, souvent influencée par les groupes d'intérêts particuliers (locaux et nationaux), lesquels s'opposaient dans le cas présent à l'incinération, une technologie qu'ils jugeaient sale et dangereuse à cause des grandes quantités de dioxines produites (Gray, 1995; Lofstedt, 1996; Petts, 1992).

Une situation semblable s'est produite en Suède : les décideurs ont négligé les paramètres géologiques, alors qu'ils figuraient auparavant parmi les principaux critères examinés en vue de déterminer le meilleur emplacement pour le stockage permanent des déchets radioactifs. Ce revirement est étroitement lié au fait qu'au moment où l'office suédois d'inspection des déchets nucléaires a effectué les forages dans la région la plus propice sur le plan géologique, le public de l'endroit s'est élevé contre ces forages. En outre, ce qui n'a pas manqué d'aggraver la situation, les régions possédant les meilleures formations rocheuses étaient souvent des lieux naturels d'une extraordinaire beauté (p. ex. la côte sud-ouest de la Suède) ou étaient situées à proximité de grandes localités universitaires où les protestataires étaient instruits et très libres de leur temps (dans le cas des étudiants) (Lidskog++). Ainsi, les responsables de la réglementation ont plutôt décidé que la meilleure option était celle qui plaçait les installations permanentes de stockage de déchets hautement radioactifs dans une région qui avait l'expérience du nucléaire, partant avec raison du principe que les communautés en question seraient plus susceptibles d'être en faveur de l'énergie nucléaire dès le départ (voir par exemple Lofstedt, 1996). Cette décision fait en sorte que les responsables ont seulement deux régions en vue en Suède pour l'aménagement d'installations près de centrales nucléaires, en l'occurrence Forsmark et Oskarshamn (Sjoberg, 2003).

3.3.3 La réglementation instinctive

Les contextes où règne la méfiance du public sont ceux où il est plus courant de voir des règlements fondés sur des réactions instinctives plutôt que sur la science de la réglementation. En d'autres mots, au lieu de rassembler toutes les données scientifiques concernant un élément à réglementer, les responsables préfèrent interdire complètement l'élément, dans la mesure où cela semble « correct » et où ils seront alors certains d'obtenir l'appui du public. L'une des réglementations instinctives européennes les plus célèbres est l'interdiction d'ajouter des antibiotiques dans l'alimentation animale, promulguée d'abord au Danemark et en Suède, puis dans l'ensemble de l'Union européenne. C'est vers la fin des années 1940 qu'on a commencé à donner de petites doses (sous-thérapeutiques) d'anti-microbiens aux animaux de ferme, après avoir découvert que la tétracycline accélérait la croissance des poulets (Stokstad et Jukes, 1949). À la suite de cette découverte, l'administration d'antibiotiques a fait partie intégrante de l'élevage partout en Europe et aux États-Unis. À compter du milieu des années 1960, cette pratique a suscité de plus en plus de préoccupations : on craignait qu'elle n'augmente la résistance aux antibiotiques, ce qui se produisait déjà dans le cas de la pénicilline employée pour soigner les adultes. Par conséquent, à titre proactif, les responsables, surtout en Scandinavie, ont adopté le point de vue que l'ajout d'antibiotiques à l'alimentation animale devait être interdit avant que la résistance aux antibiotiques cause des problèmes aux animaux ou, pis encore, que les bactéries résistantes aux antibiotiques ne soient transférées de l'animal à l'humain. En 1984, le Swedish Farmers Union a commencé à demander aux autorités d'interdire les antibactériens comme additif alimentaire, et au milieu des années 1990 les autorités danoises les ont interdits à leur tour en raison du risque anticipé. Au moment où la Commission européenne de l'agriculture a lancé l'interdiction en 1999, son chef, Franz Fischler, s'est rangé parmi ceux pour qui la résistance aux antibiotiques était déjà une réalité chez les animaux. L'interdiction était donc nécessaire, car les antibiotiques perdaient de leur efficacité comme traitement médical du fait que les gens les ingéraient apparemment dans la viande et que cela créait des bactéries résistantes aux antibiotiques. Toutefois, tout bien considéré, il n'y avait pas de preuve scientifique de ce transfert (et il n'y en a toujours pas) en quelque 35 ans d'études scientifiques. Donc, à tout le moins d'un point de vue scientifique, ces substances n'auraient pas dû être interdites (pour un aperçu historique, voir Edqvist et Pedersen, 2001; pour une analyse de l'affaire récente de la Commission européenne, voir Vos, 2003). En somme, l'interdiction a été lancée pour répondre à un besoin instinctif plutôt qu'à un véritable besoin de réglementation et elle a provoqué l'effondrement d'une industrie européenne valant plus de 300 millions d'euros (Arthur et Comerford, 1998).

4. Nouvelles philosophies de réglementation

Le nouveau modèle de gestion du risque intègre plusieurs philosophies de la réglementation que l'on peut regrouper en trois catégories distinctes, soit l'utilisation accrue du principe de précaution, le rôle de l'étude d'impact de la réglementation et un processus d'élaboration des politiques plus transparent pour le public et les divers intervenants.

4.1 L'application du principe de précaution en Europe

L'application européenne du principe de précaution est d'origine allemande et suédoise. Il a été intégré au répertoire européen de réglementation dans les années 1980 à la suite d'importantes pressions exercées par l'Allemagne. Cette approche a été, à l'époque, très bien accueillie par de nombreux décideurs de la Commission qui la considéraient comme un pas vers la modernisation écologique, grâce à une réglementation plus rigoureuse qui forcerait l'industrie à innover et à faire preuve de créativité (voir p. ex. Lofstedt 2003a). Pour qui utilisait le système de classification proposé par Wiener et Rogers, on parlait, à l'époque, de la version 1 ou de la version 2 du principe de précaution.

Version 1: « L'incertitude ne justifie pas l'inaction. Dans sa forme la plus élémentaire, le principe de précaution est un principe qui permet de réglementer en l'absence de preuve complète à l'égard d'un scénario de risque particulier. »
[Traduction]

Version 2 : « L'incertitude justifie l'action. »
(Wiener et Rogers, 2002, p. 320-321)

Ces deux versions ont été pratiquement abandonnées au milieu des années 1990 à la suite, notamment, des scandales de la réglementation, du copinage et des reportages virulents des médias qui ont suscité la méfiance du public envers les autorités (en particulier au niveau de l'Union européenne). Les décideurs au sein de la Commission ont alors commencé à adopter la version suédoise du principe de précaution (Lofstedt, 2003b), soit celle du fardeau de la preuve inversé (ou ce que Wiener et Rogers appellent la version 3) :

Version 3 : « L'incertitude nécessite le déplacement du fardeau et de la norme de la preuve. Cette version du principe de précaution est celle qui a la plus grande portée. Selon cette approche, il faut, en cas d'incertitude, interdire l'activité qui représente un risque potentiel jusqu'à ce que le promoteur démontre qu'il n'y a pas de risque (ou que celui-ci est maintenu à un niveau acceptable). »
[Traduction] (Wiener et Rogers, 2002, p. 320-321).

Les textes législatifs de l'Union européenne regorgent d'exemples à l'appui de la thèse du fardeau de la preuve inversé. L'un des plus cités est tiré du livre blanc de l'UE sur les substances chimiques (le 27 février 2001) :

« Il conviendrait de faire endosser à l'industrie la responsabilité de fournir des informations sur les substances chimiques. L'industrie devrait également veiller à ne produire [...] que des substances qui ne présentent pas de dangers pour les utilisations auxquelles elles sont destinées. La Commission propose de transférer aux entreprises la responsabilité de produire des données et de les évaluer, ainsi que d'évaluer les risques liés à l'utilisation des substances. Les entreprises devraient également fournir des informations appropriées aux utilisateurs en aval. »
(Commission européenne, 2001, p. 8-9)

En préconisant cette version du principe de précaution, et donc, en adoptant une approche musclée envers l'industrie, la Commission européenne (et les États membres qui l'endossent) espère, en fait, regagner la confiance du public et des intervenants.

4.2 Étude d'impact (de la réglementation)

L'utilisation actuelle de l'étude d'impact de la réglementation (EIR) est née du besoin d'une meilleure réglementation dans l'UE, et cette question a été abordée dans le livre blanc de 2001 sur la gouvernance (Commission européenne, 2001b), qui a été élaboré à la suite de la démission de la Commission Santander, en vue de rétablir la confiance dans le projet de l'Union européenne. La version européenne de l'étude d'impact de la réglementation, couramment appelée étude d'impact, tient compte à la fois des valeurs environnementales et des valeurs sociales, ce qui la différencie du modèle américain. Elle a été présentée (particulièrement après 2002) comme une philosophie qui assure une plus grande transparence (augmentant ainsi la confiance du public) dans le processus d'élaboration des politiques de la réglementation (Lofstedt, 2004)

4.3 L'importance croissante de la participation du public et des intervenants

À une époque aussi lointaine que celle de la Grèce antique, les citoyens participaient à l'élaboration des politiques, et la démocratie directe, comparable au modèle grec, était pratiquée dans quelques petits cantons de la Suisse centrale, au XIIIe siècle. Aujourd'hui, la participation du public et des divers groupes d'intérêts dans un cadre à niveaux multiples, qui caractérise la gestion du risque dans certains pays occidentaux (notamment les Pays-Bas et le Royaume-Uni), provient directement de la méfiance grandissante du public et des intervenants envers les pouvoirs publics. On leur demande de participer au processus surtout pour des raisons de justice et d'équité, ce qui augmente les chances que le choix controversé d'un site ou un règlement qui ne fait pas l'unanimité ne suscite pas trop de contestation. Permettre la participation du public et des intervenants assure une meilleure égalité des chances car ceux-ci peuvent alors exercer une influence sur leurs représentants. Grâce aux consultations, les groupes concernés peuvent contribuer à déterminer quels inconvénients sont tolérables, ce qui permet de bien prendre en considération les valeurs des gens et le principe d'équité. Les mécanismes de consultation utilisés comprennent les comités consultatifs de citoyens, les groupes et les comités de citoyens, les référendums, la participation au moyen de l'Internet et les rencontres consultatives organisées (Renn et al, 1995 et 1996).

En Europe, l'appel à une plus grande participation du public et des intervenants s'est accru de façon spectaculaire depuis le milieu des années 1990. On demande aux citoyens d'envoyer leurs commentaires sur des projets de règlements (par exemple la réglementation européenne sur les substances chimiques annoncée récemment), de participer aux débats nationaux sur les produits GM comme ceux qui se sont déroulés aux Pays-Bas et au Royaume-Uni et de participer directement ou indirectement aux litiges sur les choix d'emplacements (p. ex. Lofstedt 1999; Renn et al 1995). En outre, les ONG participent de plus en plus à l'échelle nationale et internationale à l'établissement des normes de réglementation, qu'il s'agisse des phylates, des produits chimiques, des pesticides ou des émissions radioactives des appareils de téléphonie cellulaire.

5. Une analyse de ces mesures

On ne sait pas très bien si ces mesures et ces philosophies de réglementation européennes, certaines faisant partie intégrante du nouveau modèle, d'autres fortement influencées par celui-ci, ont renforcé la confiance du public ou mené à une meilleure réglementation de façon générale. M'appuyant sur les ouvrages traitant de la communication et de la gestion des risques, j'analyse dans la présente section quelques-uns des problèmes inhérents à ces mesures et à ces philosophies.

5.1 Les mesures populistes et à court terme ne résistent pas à long terme à l'examen scientifique

Certaines mesures populistes et à court terme, par exemple l'adoption de la Dangerous Dog Act ne suscitent pas la confiance du public à long terme. Elles augmentent, au contraire, sa méfiance à l'égard du pouvoir en place, surtout, dans ce cas, le Home Office, responsable de la mesure concernée (Hood et al, 2000). De même, l'interdiction d'utiliser des instruments chirurgicaux réutilisables pour l'ablation des amygdales a non seulement mis la vie des patients en danger mais elle a aussi, inévitablement, semé le doute général sur la compétence des autorités médicales. Premièrement, le gouvernement aurait dû, dans ce cas, procéder à une analyse scientifique du risque de transfert des prions, des instruments aux humains, puis, selon les résultats obtenus, décider d'imposer ou non l'interdiction. Deuxièmement, l'organisme de réglementation concerné aurait dû procéder (comme on le fait pour tout autre règlement) à une évaluation par des pairs faite par des spécialistes des techniques concernées, comme le propose actuellement l'Office of Management and Budget aux États-Unis (Office of Management and Budget, 2003). Si ces mesures avaient été prises, le ministère de la Santé n'aurait probablement jamais interdit l'utilisation des instruments chirurgicaux à usages multiples pour l'ablation des amygdales.

5.2  L'arbitrage des risques

Une autre question qui n'est habituellement pas prise en compte dans les mesures de réglementation populistes, sans fondement scientifique, c'est ce que l'on appelle « l'arbitrage des risques ». En effet, lorsqu'on prend un règlement pour éviter un préjudice particulier, de telles mesures peuvent ouvrir la voie à d'autres préjudices encore inconnus qui pourraient, dans certains cas, se révéler plus graves encore pour l'ensemble de la société (Graham et Wiener, 1995;Wiener, 1998). En fait, ce phénomène d'arbitrage des risques, qu'on appelle effets secondaires en médecine ou conséquences non prévues dans le domaine des politiques publiques (Graham et Hsia, 2002, p. 383) (ou dommages collatéraux dans les tactiques militaires), peut avoir de profondes répercussions sur la réglementation (Graham et Wiener, 1995). Les règlements pris pour protéger le public peuvent, en fait, avoir des effets nuisibles qui sont souvent plus graves que l'objectif visé par la réglementation.

Les mesures populistes, sans fondement scientifique, illustrent abondamment ce phénomène. La décision de l'Angleterre de bannir les instruments réutilisables pour l'ablation des amygdales en est un exemple typique. Dans ce cas, la probabilité qu'un patient soit atteint de la variante humaine de la maladie de la vache folle, provenant d'un prion protéique resté sur l'instrument à la suite d'une intervention antérieure, est beaucoup plus faible que le risque réel associé aux hémorragies postopératoires. De même, la décision officieuse de suspendre la construction d'incinérateurs à déchets est un autre cas d'arbitrage des risques où les décideurs n'ont pas suffisamment pris en compte les risques liés aux sites d'enfouissement par rapport à ceux de l'incinération. De plus, la décision, soi-disant prudente, d'interdire la vente de carcasses de boeuf non désossées a été prise sans reconnaître la probabilité que les bouchers et les consommateurs adoptent des comportements à risque, soit en se conformant à l'interdiction ou en refusant de le faire. Les bouchers, par exemple, ont été contraints des retirer les os des biftecks d'aloyau ou autres avant de les vendre, ce qui a, dans bien des cas, entraîné la présence accidentelle des os mis de côté (ou fragments d'os) dans la chaîne alimentaire (p. ex. le boeuf haché). Par ailleurs, un grand nombre de consommateurs se sont obstinés à consommer la viande de boeuf non désossée en participant, par exemple, à des repas « de la prohibition » (Wiener et Rogers, 2002). Le fait de ne pas tenir compte de l'arbitrage des risques peut nuire considérablement à l'environnement, à la santé publique ainsi qu'à la réputation des décideurs. Les projets de règlement peuvent non seulement entraîner inutilement des pertes de vie et nuire à l'environnement, mais aussi détruire, à moyen terme, la réputation de l'organisme de réglementation qui n'a pas su anticiper les conséquences. (Graham et Wiener, 1995).

5.3 Faire participer les intervenants aux processus de communication et de gestion des risques

Permettre aux ONG de participer à l'élaboration des politiques et donc, par inadvertance ou non, au processus de communication peut engendrer de nombreux problèmes. D'abord, à une époque où règne la méfiance du public à l'égard des organismes de réglementation et des scientifiques, comme c'est le cas au Royaume-Uni, renforcer le pouvoir d'action des ONG peut mener à des résultats qui ne sont ni justifiés ni souhaités. Par exemple, l'affaire du navire-fantôme au Royaume-Uni dans laquelle l'organisme Friends of the Earth (FoE) faisait des déclarations sans fondement scientifique (les bateaux n'étaient pas des bombes à retardement chargées de produits toxiques pour l'environnement et n'étaient pas plus dangereux que n'importe quel autre vieux navire marchand) qui ont mené les responsables de la réglementation, moins bien vus du public, à remettre en question (sans que cela soit justifié) le raisonnement qui les avait conduits initialement à accorder à Able la permission de planifier le démantèlement. De plus, le fait d'accroître le pouvoir des ONG peut amener le public à se méfier encore davantage des décideurs et des scientifiques, soit exactement l'opposé de l'intention initiale des décideurs. Les ONG, voyant là une tribune possible, critiquent fréquemment et systématiquement les scientifiques et les responsables de la réglementation concernés afin d'augmenter leur propre pouvoir au détriment de ceux qu'elles dénigrent. Elles accusent bien souvent les responsables de la réglementation de mettre de l'avant des règlements médiocres, qui ne sont fondés ni sur la science ni sur les valeurs du public et qui nuiront à l'environnement et à la santé publique (Lofstedt, 2001). En fait, dans certains cas, les ONG elles-mêmes deviennent de facto les responsables de la réglementation comme dans le cas de la UK Soil Association qui détermine maintenant ce qui peut être ou non classé comme aliment organique.

5.4 Problèmes liés à la participation du public

On a également critiqué l'idée d'accroître la participation du public et des intervenants au processus d'élaboration des politiques. Ces critiques peuvent se regrouper autour de trois questions, à savoir, qui sont les participants, si leur participation entraîne une plus grande confiance de la part du public et la compétence du public.

On peut dire qu'actuellement, le principal problème lié à la participation du public est de savoir qui sont réellement les participants. De façon générale, les études démontrent que la plupart des gens ne désirent pas vraiment participer au processus d'élaboration des politiques. Voici un exemple illustrant ce processus d'auto-sélection : le processus de consultation des citoyens dans la région de North Blackforest quant à l'endroit qui serait le plus approprié pour construire un incinérateur à déchets et deux digesteurs aérobies. Pour ce projet, la Gesellschaft zur Planung der Restabfallbehandlung in der region Norschwarzwald (PAN) a demandé au professeur Ortwin Renn, le plus éminent expert européen des groupes de consultation de citoyens, de mettre sur pied une série de groupes de consultation de citoyens sur cette question. À l'aide de méthodes d'échantillonnage au hasard, Renn et ses collègues ont invité 5 440 citoyens de la région à participer aux groupes de discussion. De ce nombre, 198 ont accepté l'invitation et 191 ont effectivement participé, soit un taux de réponse de 3,5 %. Lors d'une analyse subséquente des résultats du processus, on a constaté que la plupart des gens qui avaient participé étaient soit retraités, soit des femmes ou des hommes au foyer ou des étudiants (donc des gens qui disposaient de beaucoup de temps) et que la plupart appuyaient soit le Parti social démocrate, soit le Parti vert. Il est à noter que l'État de Baden Wurttemberg est perçu comme étant l'un des États les plus conservateurs de l'Allemagne, où l'Union démocrate chrétienne (CDU) remporte toujours la majorité (pour plus de détails, voir Lofstedt, 1999). En d'autres mots, il ne s'agissait pas d'un échantillon aléatoire2. De même, en ce qui concerne les récents forums nationaux sur les produits génétiquement modifiés au Royaume-Uni, on estime que là encore, les participants étaient ceux qui étaient le plus défavorables aux cultures GM.

D'autres chercheurs mettent en doute l'idée selon laquelle une plus grande participation du public suscite une plus grande confiance. Bien que la plupart des recherches indiquent que la participation du public augmente bel et bien la confiance, puisque les gens ont pris part au processus ou que les responsables ont pu tenir compte des préoccupations du public (voir Fischhoff, 1995; Morgan et al, 2002; Renn et al, 1995), d'autres chercheurs demeurent sceptiques. Ils allèguent que les débats peuvent en fait engendrer de la méfiance envers les décideurs et le gouvernement dans son ensemble, car ils permettent au public de s'apercevoir à quel point les bureaucrates peuvent être, en fait, routiniers et inefficaces (Rossi, 1997).

D'autres chercheurs et décideurs sont d'avis que le public ne devrait pas participer au processus car il n'est pas suffisamment informé, ou encore il est mal informé et confus, et ils remettent en question la participation des groupes ouvertement intéressés ou simplement apathiques (Rossi, 1997). Ces conclusions ne tiennent cependant pas compte du fait que la participation du public a souvent pour résultat d'améliorer le processus d'élaboration des politiques et de le rendre plus éclairé. (voir Fischhoff, 1995 et 1996; Leiss, 1996 et 2002; Wynne, 1989).

L'une des façons d'améliorer la participation du public au processus d'élaboration des politiques est d'utiliser la méthode du modèle mental, qui consiste à coordonner le savoir des divers spécialistes et à s'assurer que le public comprend bien les résultats de l'analyse (voir l'annexe 1).

5.5 Nécessité de mieux comprendre en quoi consiste la confiance

Il est important de bien saisir le sens que revêt le terme confiance. À la suite d'une revue des récents ouvrages sur le sujet, Kramer et Tyler (1996) ont noté pas moins de 16 définitions de ce terme. La confiance peut être l'expression d'un sentiment de sécurité dans un échange (Axelrod, 1984; Bateson, 1988; Zucker, 1987) et peut être liée au processus ou système ou encore aux résultats. Dans certains cas, par exemple, le public peut se fier aux responsables de la réglementation même s'il n'est pas d'accord avec une décision prise, pourvu qu'il perçoive le processus comme étant crédible, c'est-à-dire juste, mené avec compétence et efficace. Toutefois, le public juge, le plus souvent, les responsables de la réglementation d'après leurs décisions antérieures (les résultats). Si les gens perçoivent les responsables de la réglementation comme des gens compétents, équitables et efficaces, d'après leurs décisions antérieures, ils seront portés à avoir confiance en eux dans l'avenir. Pour plus de précision, j'utilise le terme confiance dans le sens de la thèse de la moindre complexité, selon laquelle le public délègue les décisions à prendre aux autorités compétentes. En d'autres mots, la confiance signifie l'acceptation des décisions par les commettants sans remettre en question le raisonnement sur lequel elles reposent. Dans ces cas, les commettants demandent en fait de pouvoir accepter le jugement posé à l'égard du risque par les responsables de la réglementation (Earle et Cvetkovich, 1995). Selon cette définition, la confiance est quelque chose que les responsables doivent s'efforcer d'obtenir. Il est toujours plus simple d'avoir confiance que de ne pas avoir confiance. Si le public peut se fier au processus de réglementation, cela lui fait un souci de moins. Les trois principaux éléments de la confiance sont l'équité, la compétence et l'efficacité (Renn et Levine, 1991; Viscusi, 1998). Pour comprendre comment l'équité, la compétence et l'efficacité se répercutent sur la confiance du public, il convient d'aborder ces critères plus en détail.

5.5.1   Équité

L'impartialité et l'équité (qui est aussi l'un des principaux facteurs des délibérations) sont des éléments importants de toute décision en matière de réglementation, qui auront un impact sur la confiance du public (Albin, 1993; Linnerooth-Bayer et Fitzgerald, 1996; Renn et Levine, 1991; Renn et al, 1995 et 1996; Young, 1995). Il y a deux façons de mesurer l'équité dans un contexte de réglementation : soit par le processus lui-même, soit par les résultats du processus. L'équité se définit généralement comme la perception du processus ou du résultat comme étant impartial. Les responsables de la réglementation ont-ils tenu compte des intérêts de tous et non seulement des intérêts de quelques grandes entreprises? Si les responsables ne sont pas perçus comme impartiaux ou équitables, il est peu probable qu'ils obtiennent la confiance du public.

5.5.2   Compétence

La perception qu'a le public de la compétence des gestionnaires du risque (l'une des variables sous-jacentes de la technocratie) est considérée par les chercheurs comme l'élément le plus important de la confiance (Barber, 1983; Lee, 1986; Slovic, 1993). Le moyen le plus simple de mesurer celle-ci dans une situation donnée est de l'évaluer. Les responsables ont-ils géré le processus avec toute la compétence possible? Les gestionnaires du risque ont-ils les qualifications scientifiques et pratiques nécessaires pour traiter de toutes les questions liées au processus?

5.5.3   Efficacité

Le troisième élément de la confiance est l'efficacité : celle-ci peut être perçue comme la façon dont l'argent des contribuables est dépensé dans le processus de réglementation (sauver des vies ou préserver l'environnement) (Hahn, 1996; Lofstedt, et Rosa, 1999). L'argument de l'efficacité est particulièrement important en période de difficultés économiques, alors que le niveau des dépenses gouvernementales a des effets considérables sur la sécurité sociale et le bien-être des citoyens (Foster et Plowden, 1996). La relation entre l'efficacité et la confiance n'est pas encore clairement établie, car bien souvent, ce que les économistes ou les technocrates considèrent comme inefficace, par exemple, l'utilisation des deniers publics pour le nettoyage des sites contaminés (p. ex. le projet du US Super Fund) est perçu comme très important par le public, pour des raisons autres que l'efficacité (EPA, 1987 et 1990; Graham, 1997; Viscusi, 1998).

Pour résoudre le problème du déclin de la confiance du public, il faut examiner chaque solution à la lumière des trois éléments qui la composent, soit l'équité, la compétence et l'efficacité. Pour contrer le problème de méfiance attribuable au manque d'équité, par exemple, il faut envisager une forme quelconque de participation du public ou des intervenants permettant de s'assurer que les responsables ont à coeur l'intérêt véritable du public. Par contre, si le manque de confiance est dû à l'incompétence, il faudra peut-être mettre davantage les experts à contribution (technocratie). Enfin, si le processus est perçu comme inefficace, il peut alors être nécessaire d'adopter une approche fondée sur l'analyse du risque raisonnable.

Quant à la meilleure façon de communiquer avec le grand public, les grands débats (instrument le plus populaire actuellement) ne sont pas nécessairement le meilleur moyen d'accroître la confiance du public envers les responsables de la réglementation. La façon la plus simple de résoudre cette énigme que représente la confiance est de vérifier le niveau de confiance (au moyen d'entrevues personnelles ouvertes avec des personnes choisies au hasard dans les milieux concernés, ou encore au moyen de la technique du modèle mental), puis d'utiliser les résultats obtenus pour élaborer un programme de communication et le mettre en application. Dans ce contexte, les quatre programmes de communication suivants peuvent être élaborés :

  1. Si les entrevues indiquent que le public fait confiance aux autorités, la communication verticale des risques au grand public suffira généralement. Cette stratégie fonctionnera même dans les cas d'extrême incertitude quant aux enjeux, pourvu que le message soit simple et compréhensible (pour un examen approfondi de la question, voir Renn et al, 2002).

  2. Si les entrevues indiquent que le public ne fait pas confiance aux responsables parce qu'ils ne sont pas perçus comme équitables, il faudra alors amorcer un dialogue avec le public pour s'assurer de la communication efficace des risques.

  3. Si le public ne fait pas confiance aux responsables parce que ceux-ci ne sont pas perçus comme compétents, il faudra alors embaucher des hauts fonctionnaires et des scientifiques compétents avant même que soit déclenché le processus de communication des risques.

  4. Si le public ne fait pas confiance aux responsables parce qu'ils les jugent inefficaces, il faudra alors recruter des économistes compétents et respectés avant d'amorcer le processus.

De nombreux gestionnaires du risque ne disposent cependant pas d'une telle latitude. Au Royaume-Uni, par exemple, le gouvernement travailliste préconise (du moins publiquement) une plus grande participation du public et des intervenants au processus d'élaboration des politiques, opinant qu'il s'agit là de la meilleure façon d'accroître la confiance du public envers les décideurs (p.ex. la UK Strategy Unit, 2002). Ce point de vue est aussi celui de la Commission européenne qui estime que ce n'est que par une plus grande participation des intervenants et une plus grande transparence que la confiance peut être rétablie (Commission européenne, 2001).

5.6 Nécessité de mieux comprendre les coûts et les avantages de la réglementation

Les mesures de réglementation sans fondement scientifique, examinées dans le présent ouvrage, illustrent également le besoin de mieux comprendre quels sont les coûts et les avantages réels de ce type de réglementation. L'utilisation du principe de précaution, en particulier le modèle du fardeau de la preuve inversé, engendre-t-elle un degré plus élevé d'innovation et de créativité ou entraîne-t-elle, au contraire, l'exode des entreprises et la disparition de pans complets de l'industrie, comme l'affirment l'industrie et certains intervenants? Ces questions doivent être discutées de façon franche et rigoureuse, ce qui n'a pas été le cas jusqu'à maintenant. Les autorités européennes préconisent actuellement une nouvelle politique de contrôle des substances chimiques appelée REACH, fondée en partie sur l'inversion du fardeau de la preuve. Cette méthode n'a pas fait l'objet d'une étude d'impact évaluée scientifiquement par les pairs. Les décideurs, les représentants de l'industrie et même les ONG ont plutôt procédé à leurs propres analyses indépendantes et ils ont abouti à des résultats extrêmement différents, ce qui a entraîné une méfiance encore plus grande du public à l'égard des responsables du processus et de l'étude d'impact comme outil de réglementation.

5.7 L'importance de communiquer les risques en amont

Les mesures de réglementation non étayées par la science proviennent bien souvent d'une communication des risques en aval. C'est ce qui s'est produit lors des crises comme celle des dangereux chiens de combat au Royaume-Uni ou de l'interdiction du boeuf d'aloyau : elles sont attribuables à un processus de communication des risques en aval. Dans le premier cas, le gouvernement était sur la défensive, n'ayant pas bien prévu la vive réaction aux attaques de pitbulls terriers américains et qui a voulu rétablir la confiance en adoptant la draconnienne Dangerous Dog Act. Il en est de même concernant la stratégie de communication strictement verticale des risques dans le cas de la crise de la maladie de la vache folle et qui s'est révélée un échec monumental. En effet, la majorité des gens ont conclu que les responsables de la réglementation leur avaient menti et qu'il n'y avait donc désormais aucune raison de les croire. La tentative du gouvernement, au plus fort de la crise, de rassurer le public en adoptant une mesure législative sévère (l'interdiction de la vente de boeuf non désossé) s'est aussi révélée un échec puisque le public a perçu, avec raison, cette loi comme insensée.

6. Que devrait donc faire le gouvernement canadien?

Comme je l'ai soutenu tout au long du présent rapport, le facteur primordial à toute stratégie de communication ou de gestion des risques est de s'assurer d'une solide confiance de la part du public et des intervenants. Il n'est pas possible de maintenir une communication adéquate sur les risques ou sur la réglementation si la population ne croit pas ce que disent les autorités. Le cas échéant, elle ne se conformera pas à la réglementation établie, comme nous l'avons vu dans le cas de l'interdiction de la viande de boeuf désossée au Royaume-Uni. Il nous faut tenir compte du fait que le nouveau modèle de réglementation s'imposera de plus en plus comme modus operandi en Occident, ce qui nécessitera une forme quelconque de participation du public et des intervenants ainsi qu'une transparence et une responsabilisation accrues. Dans ce contexte, il y a certaines mesures que les autorités canadiennes pourraient prendre, d'une part, pour s'assurer de maintenir la confiance du public et des intervenants dans le processus d'élaboration des politiques et, d'autre part, pour s'assurer de ne pas céder à la tentation des mesures populistes, aux réactions-réflexes et à l'alarmisme des intervenants (comme c'est de plus en plus le cas au Royaume-Uni). En somme, l'objectif global pour les autorités canadiennes est de porter leur réflexion en amont des problèmes lorsqu'il s'agit de communiquer et de gérer les risques. Pour ce faire, les autorités canadiennes voudront peut-être examiner les recommandations qui suivent :

  1. Le gouvernement fédéral devrait établir des normes d'analyse du risque, en particulier des normes de mesure et de comparaison. Ces normes devraient idéalement obtenir l'aval de spécialistes qualifiés. Ces lignes directrices devraient inclure les motifs de l'évaluation scientifique, la nature et la qualité des données sur lesquelles reposent les évaluations du risque et autres opinions scientifiques, la part d'incertitude scientifique, les écarts entre les différents avis scientifiques, les aspects liés à l'arbitrage des risques, les perceptions du risque (parti pris) et autres facteurs d'ordre non scientifique, les coûts et les avantages de diverses options de gestion des risques, les conditions à remplir pour justifier le renversement des décisions en matière de gestion du risque.

    Justification : Des lignes directrices (de réglementation) relatives au risque qui sont fondées sur l'évaluation par les pairs et sur l'ouverture accroîtront la confiance du public et des intervenants envers les autorités.

  2. Le gouvernement fédéral doit accroître l'indépendance et la crédibilité, sur le plan scientifique, des programmes de réglementation en recourant davantage à des comités consultatifs d'experts scientifiques. Ces comités doivent être rattachés aux principaux organismes de réglementation fédéraux.

    Justification : Les scientifiques indépendants peuvent non seulement faire montre de plus d'ouverture et d'honnêteté que les chercheurs gouvernementaux, mais ils ont aussi, en général, plus de crédibilité dans le public (voir aussi Leiss, 2000).

  3. Mettre sur pied une unité de stratégie de gestion du risque (rattachée idéalement au Bureau du Conseil privé) (responsable de l'établissement des normes décrites au point a). Cette instance aurait la responsabilité de surveiller et d'évaluer la mise en oeuvre et l'efficacité des politiques de communication et de gestion des risques.

    Justification : Si le gouvernement canadien désire qu'on le perçoive comme prenant au sérieux les questions de communication et de gestion des risques, il doit mettre sur pied une unité de stratégie de gestion du risque. Pour être efficace, cette unité doit occuper une position centrale. C'est pourquoi l'idéal serait qu'elle relève du Bureau du Conseil privé.

  4. Accroître la formation destinée aux cadres intermédiaires responsables de la réglementation au sein des gouvernements fédéral et provinciaux.

    Justification : D'après les recherches menées en Europe (voir Ballantine, 2003) démontrant que les fonctionnaires se sont mal acquittés de la gestion des programmes de communication des risques, tant en aval qu'en amont du processus (Lofstedt, 2003), les fonctionnaires ont vraiment besoin de formation sur la communication des risques.   

  5. Lié au point d). Prévoir des fonds permettant aux divers ministères de mettre en oeuvre des stratégies de communication des risques proactives et mûrement réfléchies. Pour s'assurer du succès d'une telle entreprise, chaque ministère de réglementation doit avoir un spécialiste attitré en communication des risques. Ces stratégies pourraient être menées en collaboration avec des spécialistes en sciences sociales indépendants et adaptées à chaque situation particulière. Idéalement, la première étude que commandera le spécialiste en communication du risque devrait avoir pour but de vérifier si le ministère concerné jouit ou non de la confiance du public. Selon les résultats, celui-ci concevra alors une stratégie proactive sur la communication des risques.

    Justification : Afin d'assurer une certaine indépendance des organismes concernés (et ainsi répondre à leurs besoins particuliers), il serait extrêmement utile qu'ils aient accès à des fonds leur permettant de faire face aux questions de communication et de gestion des risques. Ces fonds aisément accessibles aideraient les organismes à mettre au point des stratégies proactives au moment où s'annonce une crise (qu'il s'agisse du virus du Nil occidental, du SRAS ou de l'acrylamide dans les aliments).

  6. Le gouvernement devrait publier chaque année un document portant sur ses programmes de réglementation prioritaires, en particulier sur « l'équilibre » qu'il a réussi à atteindre en vue de protéger les Canadiens. Préparé idéalement par l'unité de stratégie de gestion du risque proposée, ce document devrait être revu tous les ans, à la suite d'un processus de consultation publique de six semaines.

    Justification : La transparence et l'ouverture augmentent la confiance du public et des intervenants dans le processus d'élaboration des politiques.

  7. Il faudrait aider les députés et autres politiciens à mieux comprendre les problèmes complexes et difficiles de communication et de gestion des risques et à mieux composer avec ceux-ci.

    Justification : Les députés (du moins en Europe) ont les mêmes difficultés à comprendre les problèmes de communication et de gestion des risques que les cadres intermédiaires responsables de la réglementation (Ballantine, 2003).

  8. Le fondement de toutes les grandes décisions stratégiques et législatives devrait être rendu public.

    Justification : La transparence et l'ouverture augmentent la confiance du public et des intervenants dans le processus d'élaboration des politiques.

  9. Le gouvernement devrait intensifier ses efforts de collaboration internationale en ce qui concerne la gestion du risque. De tels efforts devraient s'orienter vers le développement d'une compréhension commune des données scientifiques qui étayent les principaux secteurs de réglementation et vers une utilisation plus équilibrée du principe de précaution.

    Justification : L'un des objectifs ultimes des pays occidentaux est l'établissement de lignes directrices uniformes en matière de réglementation de façon à assurer une réglementation plus juste et plus adéquate pour tous. Cet objectif ne peut être atteint que par la collaboration.

  10. Le gouvernement devrait réserver des fonds substantiels pour la recherche interdisciplinaire sur la communication et la gestion des risques au Canada. Il serait souhaitable que l'industrie contribue largement au financement. Tous les organismes fédéraux indépendants devraient aussi prévoir des fonds substantiels expressément affectés aux projets qu'ils jugent importants dans le domaine de la communication et de la gestion des risques.

    Justification : Si on le compare à certains autres pays (surtout les États-Unis), le Canada doit vraiment accroître le financement qu'il octroie en matière de recherche appliquée sur le risque dans les universités canadiennes. Ce n'est qu'à cette condition que les autorités canadiennes pourront se préparer adéquatement aux controverses liées à la communication et à la gestion des risques qui ne manqueront pas de survenir.

  11. Encourager les médias à élaborer des lignes directrices sur la communication des évaluations par les pairs indépendants ainsi que des comités consultatifs universitaires indépendants.

    Justification : Comme on l'a mentionné à plusieurs reprises, les médias sont portés à amplifier les risques et à atténuer les avantages. Lorsqu'ils communiquent les risques, les médias ne rendent pas suffisamment compte de l'information scientifique sur laquelle ils s'appuient; ils ne décrivent pas non plus avec justesse l'ampleur réelle des risques et ils n'évaluent pas si les risques justifient vraiment l'attention qu'on leur porte. Au Royaume-Uni, il s'agit d'un sujet auquel la BBC commence à peine à s'intéresser.

7. Remerciements

Le présent document a été produit grâce à une subvention du Bureau du Conseil privé du gouvernement canadien. L'auteur désire remercier Jamie Wardman pour son appui à la recherche ainsi que Frederic Bouder et Robyn Fairman qui ont fourni l'information pertinente et commenté les versions initiales du document. Une présentation faite à la haute direction d'Environnement Canada, le 21 novembre 2003, a permis de peaufiner ce document. Les opinions exprimées sont celles de l'auteur.

8. Bibliographie (liste incomplète)

Arthur, C. et C. Comerford. Britain set to back ban on antibiotics, Independent, 14 décembre 1998, p. 9.

Ballantine, B. Document de travail de l'EPC - Improving the Quality of Risk Management in the European Union: Risk Communication, Bruxelles, European Policy Centre, 2003.

Beck, U., A. Giddens, S. Lash. Reflexive Modernisation, Cambridge, Polity Press, 1994.

Cvetkovich, G. et R.E. Lofstedt (dirs). Social Trust and the Management of Risk, Londres, Earthscan, 1999.

Department of the Environment, Transport and Regions. Waste Strategy 2000 for England and Wales, Part 1 and 2, Londres, HMSO, 2000.

Department of Health. Reintroduction of re-usable instruments for tonsil surgery, Communiqué du 14 décembre 2001.

Doern, G.B et T. Reed (dirs). Risky Business: Canada's changing science-based policy and regulatory regime, Toronto, University of Toronto Press, 2000.

Edqvist, L.-E. et K.B. Pedersen. « Antimicrobials as growth promoters: Resistance to common sense », dans D. Gee et al (dirs), Late Lessons from Early Warnings: The Precautionary Principle 1896-2000, Copenhague, Agence européenne pour l'environnement, 2001.

Funtowicz, S. et J. Ravetz. Uncertainty and Quality in Science for Policy, Dordrecht, Kluwer, 1990.

Giddens, A. The Consequences of Modernity, Cambridge, Polity Press, 1990.

Giddens, A. Beyond Left and Right, Cambridge, Polity Press, 1994.

Giddens, A. The Third Way: The Renewal of social democracy, Cambridge, Polity Press, 1998.

Graham, J.D. et S. Hsia. « Europe's precautionary principle: promise and pitfalls », Journal of Risk Research, vol. 5, n4, p. 371-390 (2002).

Graham, J.D. et J.B.Wiener. Risk vs risk: Tradeoffs in Protecting Health and the Environment, Cambridge, Harvard University Press, 1995.

Gray, P. « Waste incineration: Controversy and risk communication », European Review of Applied Psychology, vol. 45, p. 29-34 (1995).

Home Office. Dangerous Dog Act 1991, Londres, HMSO, 1991.

Hood, C., R. Baldwin et H. Rothstein. « Assessing the Dangerous Dog Act: When does a regulatory law fail », Public Law, p. 282-305 (2000).

Hood, C., H. Rothstein et R. Baldwin. The Government of Risk: Understanding Risk Regulation Regimes, Oxford, Oxford University Press, 2001.

Kasperson, R.E., O. Renn, P. Slovic et al. « The social amplification of risk: A conceptual framework », Risk Analysis, vol. 8, p. 177-187 (1988).

Leiss, W. « Between expertise and bureaucracy: Risk management trapped at the science-policy interface », dans G.B. Doern et T.Reed (dirs), Risk Business: Canada's changing science-based policy and regulatory regime, Toronto, University of Toronto Press, 2000.

Leiss, W. In the Chamber of Risks. McGill-Queen's University Press, Montréal, 2002.

O'Brien, M. Making Better Environmental Decisions: An alternative to risk assessment, Cambridge, MA, MIT Press, 2000.

O'Riordan, T. et J. Cameron (éd.). Interpreting the Precautionary Principle, Londres, Earthscan, 1994.

O'Riordan, T., J. Cameron et A. Jordan (éd.). Reinterpreting the Precautionary Principle, Londres, Cameron, mai 2001.

Petts, J. « Incineration risk perceptions and public concern: Experience in the UK improving risk communication », Waste Management and Research, vol. 10, p. 169-182 (1992).

Raffensperger, C. et J. Tickner. Protecting Public Health and the Environment: Implementing the precautionary principle, Washington, Island Press, 1999.

Ratzan, S.C. The Mad Cow Crisis: Health and the Public Good, Londres, University of London Press, 1998.

Royal Commission for Environmental Pollution. Setting Environmental Standards, Londres, Stationary Office, 1988.

Slovic, P. « Perceived risk, trust and democracy », Risk Analysis, vol. 13, p. 675-682 (1993).

Stokstad, E.L.R, et T.H.Jukes. « Further observations on the animal protein factor », Proceedings of the Society of Biological and Experimental Medicine, vol. 73, p. 523-528 (1949).

UK Cabinet Office. Risk: Improving government's capability to handle risk and uncertainty, Londres, Cabinet Office, 2002.

Wiener, J.B. « Managing the iatrogenic risks of risk management », Risk:Health, Safety and Environment, vol. 9, p. 39-82 (1998).

Wiener, J.D et M.D. Rogers. « Comparing precaution in the United States and Europe », Journal of Risk Research, vol. 5, n4, p. 317-349 (2002).

Autres ouvrages consultés :

Ames, B., M. Profet et L. Gold. « Ranking possible carcinogenic hazards », Science, vol. 236, p. 271-280 (1987).

Graham, J.D et G.M. Gray. « Optimal use of toxic chemicals », dans Risk in Perspective, Harvard Centre for Risk Analysis, vol. 1, n2, mai 1993.

Health Effects Institute. Asbestos in public and commercial buildings: A literature review and synthesis of current knowledge, Cambridge, HEI, 1991.

Nemececk, S. « Backfire: Could Prozac and Elavil promote tumor growth? » Scientific American, vol. 271, no 3, p. 22-23 (1994).

Office of Management and Budget (OMB), Executive Office of the President. 1990-1991. Regulatory Program of the US Government, Washington.

Sedjo, R.A. « Global consequences of US environmental policies », Journal of Forestry, vol. 91, n4, p. 19-21 (1993).

Annexe 1 - Méthode du modèle mental

L'analyse des politiques fondées sur le risque présente deux défis de communication interdépendants. Le premier est de coordonner le savoir de divers spécialistes, chacun examinant une partie des processus de création et de contrôle d'un risque donné. Le second est de s'assurer que le public comprend les résultats de l'analyse. Celle-ci doit donc inclure les enjeux qui préoccupent le public et être communiquée de façon claire et rigoureuse.

La méthode du modèle mental est conçue pour permettre d'atteindre ces deux objectifs. Elle consiste, en premier lieu, à concevoir une évaluation intégrée synthétisant les connaissances des processus qui déterminent les résultats que le public tient à connaître. La réalisation du modèle s'appuie sur l'analyse du risque, la théorie de la décision bayésienne et les sciences cognitives, en vue d'intégrer les connaissances dérivées de diverses sources - depuis les preuves statistiques issues de la théorie jusqu'aux avis spécialisés. L'évaluation intégrée sert également d'outil de gestion du savoir, en facilitant le dialogue entre les divers spécialistes et en permettant de repérer les changements dans le corpus de recherche.

La méthode consiste ensuite à décrire les jugements des profanes correspondant au contenu de l'évaluation intégrée, en vue d'établir des priorités de communication. La conception et l'évaluation des communications s'inspirent de la recherche fondamentale en psychologie de la prise de décision liée au risque. Cette recherche permet de prendre appui sur les forces que comporte la compréhension des profanes tout en compensant les faiblesses identifiées. Elle permet d'arriver à des prévisions réalistes, en termes comportementaux, du succès des régimes de réglementation et de marché proposés. Conjuguées aux évaluations intégrées, les communications fondées sur le modèle mental peuvent contribuer à maintenir toutes les parties sur la même longueur d'onde quant à l'essentiel d'un processus de gestion du risque, même lorsqu'elles divergent d'opinion sur l'importance relative des résultats.

Les communications fondées sur le modèle mental s'appliquent déjà à un vaste éventail de domaines, notamment, les effets des champs électromagnétiques sur la santé, le radon provenant des produits domestiques, les maladies transmissibles sexuellement, les escaliers roulants, les sources d'énergie nucléaire dans l'espace, la déréglementation de l'électricité, les agressions sexuelles et les changements climatiques. D'autres projets sont actuellement à l'étude, à diverses étapes de développement. Parmi ceux-ci, mentionnons l'immunisation des enfants, la stigmatisation liée à la maladie, l'énergie nucléaire, les cultures génétiquement modifiées, les troubles bipolaires et les systèmes durables.


1 Dans son article fondamental rédigé en 1993, Slovic conclut qu'il est neuf fois plus facile de détruire la confiance que de la gagner. Par conséquent, il est fort improbable que les responsables de la réglementation, maintenant reconnus pour avoir trompé le public (notamment dans le dossier de la vache folle), réussissent un jour à reconquérir le niveau de confiance que le public leur accordait avant le scandale de l'ESB ou les autres scandales les mettant en cause (Slovic, 1993).

2 Notons que les groupes de discussion, à l'étonnement général, sont arrivés à des conclusions très sensées (Lofstedt, 1999).

Mise à jour:  8/30/2004

[ English | Contactez-nous | Aide | Recherche | Site du Canada ]
[ Accueil | À notre sujet | Activités du CCERI | Ressources | Médias ]