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Le point sur l'intérêt public au XXIe siècle : Un cadre de référence
Leslie A. Pal et Judith Maxwell1 IntroductionCe texte concerne la nature de « l'intérêt public » en tant que guide ou balise pour une politique en matière de réglementation. Nous entendons ici réunir les nombreuses idées exprimées sur le sujet dans les ouvrages savants, les décisions à caractère réglementaire et aussi par le public, afin de créer un Cadre de responsabilisation pour l'intérêt public qui pourra aider les chargés de réglementation et de politique dans leurs décisions. Une réglementation est un ensemble de règles qui imposent aux particuliers, aux organismes publics ou aux entreprises certaines obligations. Lorsqu'elle est sociale, elle visera par exemple la santé, la sécurité, le bien-être, les conditions de travail ou l'environnement. Une réglementation économique insistera sur des marchés sains, et notamment l'attitude concurrentielle des entreprises, l'efficience, les pratiques commerciales loyales et la protection du consommateur (Sparrow 2000). Là où une réglementation sociale aura tendance à valoir pour les risques et les dangers dans tous les secteurs industriels, la réglementation économique sera souvent plus sectorielle (p.ex., services publics, services financiers, transports et communications). Les réglementations économiques et sociales se recoupent de plus en plus souvent : ainsi, la réglementation environnementale sur la qualité de l'air et de l'eau affecte-t-elle les producteurs agricoles et industriels, alors que les normes concernant la sécurité des produits peuvent affecter la concurrence, en particulier lorsqu'un producteur essaie d'exporter une production destinée à un marché étranger. Depuis quelque temps, les activités de réglementation sur le plan social et sur le plan économique sont davantage axées sur leurs incidences pour l'innovation. Les marchés devenant de plus en plus planétaires et compétitifs, et la technologie ayant tendance à raccourcir de plus en plus les cycles de production, les organismes de réglementation au Canada comme à l'étranger se demandent maintenant quel devrait être le juste milieu entre les véritables objectifs d'une réglementation, par exemple protéger le public, et la nécessité d'encourager (ou à tout le moins de ne pas indûment gêner) l'innovation et la productivité (qui profitent également au public). En termes très généraux, les pouvoirs publics chargés de réglementation (entre autres les organismes de réglementation indépendants, les ministères de l'État et les professions autoréglementées) sont censés, lorsqu'ils prennent leurs décisions, être animés par l'intérêt public. Même les professions autoréglementées comme la médecine ou le droit reçoivent de l'État les pouvoirs de réglementation qui leur permettent de fixer des normes et de prendre des mesures disciplinaires dans l'intérêt public. Dans la réalité, certes, il arrive qu'il y ait des abus, mais en principe, ces pouvoirs ne sont pas accordés à ces professions pour leur permettre de s'enrichir ou de profiter de leur monopole. Il en va de même pour les pouvoirs publics chargés de réglementation dans certains secteurs économiques particuliers comme les offices de commercialisation de produits agricoles, l'Office national de l'énergie ou le CRTC. Même si ces organismes de réglementation ont en leur sein, ce qui est parfaitement normal, des représentants des secteurs qu'ils sont chargés de réglementer, ils n'imposent pas des normes au seul bénéfice des secteurs en question, mais ils veillent à ce que ces normes réglementaires soient respectées afin que les grands objectifs de la politique de l'État qui figurent dans le mandat que la loi leur donne puissent être atteints, et leurs décisions seront censées profiter au grand public. Il se peut que les secteurs ou les entreprises intéressés en profitent également, certes, mais ce n'est pas là l'objectif premier de la réglementation. Plus souvent qu'autrement, une réglementation imposera à l'entreprise certaines dépenses (p.ex. les normes environnementales et celles qui concernent la sécurité) qui peuvent, mais ne le sont pas nécessairement, être répercutées au niveau du consommateur. Le problème du monde de la réglementation est que, même si l'intérêt public est manifestement important, il est notoirement difficile à définir. Par ailleurs, puisqu'il s'agit d'une norme ou d'une balise, le concept de l'intérêt public présente une importance toute particulière pour les chargés de réglementation. Ainsi, le Parlement est une institution représentative de sorte que, en dépit de son caractère partisan, on peut supposer que les lois qu'il adopte sont plus ou moins le reflet de l'opinion et de la volonté publiques, et donc qu'elles répondent à l'intérêt public également. Les tribunaux ne sont pas à proprement parler des institutions représentatives, mais ils sont censés être impartiaux et ne jamais favoriser l'une des deux parties en litige, leurs décisions reposant sur des principes de droit. Cela est également considéré comme une expression de l'intérêt public, puisque la primauté du droit (et, ce qui est plus important encore, de la Constitution) est l'assise même de toute société démocratique. Les organismes de réglementation (à tout le moins ceux qui sont indépendants) ont généralement une composante représentative (p.ex. régionale ou linguistique), mais ils ne sont pas pour autant des parlements en miniature; d'ailleurs, leurs membres sont généralement choisis pour leurs compétences. Par contre, ces organismes sont le plus souvent appelés à prendre des décisions qui, même si elles reposent sur le droit et la jurisprudence, procèdent néanmoins d'une assez grande latitude. Quelles que soient leurs décisions, ces organismes sont plus ou moins guidés par ce qui correspond à l'intérêt public. Par conséquent, la nature même des décisions à caractère réglementaire impose l'obligation de s'inspirer d'une notion intrinsèquement nébuleuse et éminemment variable. Même si la notion d'intérêt public est à la fois importante et difficile, il est possible de s'en faire une idée plus précise et plus pointue en allant puiser à trois sources. La première, ce sont les très nombreux écrits philosophiques sur la nature de l'intérêt public. En temps normal, la philosophie et la politique publique sont aux antipodes l'une de l'autre, mais en l'occurrence le sujet est fondamentalement philosophique. La seconde source, c'est la pratique réglementaire elle-même, et en particulier les récentes tentatives de réforme de la réglementation (dans le cas par exemple de la qualité de l'eau) qui ont appelé de façon plus systématique à se demander comment définir l'intérêt public. La troisième source est l'opinion publique délibérative - l'intérêt public est toujours un intérêt très particulier du public, et l'intérêt public tel qu'on le définit au Canada n'est pas le même que celui qu'on définirait dans un autre pays. Un concept de l'intérêt public qui serait complètement déconnecté de ce que les Canadiens pensent vraiment ne servirait à rien. Le Dialogue entre citoyens sur l'avenir du Canada (MacKinnon et al.) organisé par les RCRPP jette un éclairage sans pareil sur l'intérêt public qui est défini en fonction de la façon dont les Canadiens considèrent le gouvernement, de ce qu'ils attendent d'une réglementation publique et de ce qu'ils estiment devoir être son modus operandi. Le Dialogue s'est appuyé sur une méthode de délibération et d'échanges de vues, et il est donc beaucoup plus pointu que ne saurait l'être un simple sondage de l'opinion publique. Ce genre d'exploration n'a pas pour but d'ouvrir sur une définition péremptoire de l'intérêt public. Il s'agit plutôt d'offrir un ensemble pratique de considérations ou de mesures permettant d'arriver de façon plus claire et plus transparente à déterminer ce que l'intérêt public pourrait être au cas par cas. Ce que disent les auteursLa notion d'« intérêt public » trouve une manière d'équivalent dans les plus anciens textes de philosophie politique. Ainsi, Aristote parlait-il de l'idée d'« intérêt commun », saint Thomas d'Aquin parlait du « bien commun », Locke évoquait le « bien public du peuple », Hume parlait du « bien public », Madison du « bien général », « commun » ou « public », et Rousseau parlait lui aussi du « bien commun » (Diggs 1973:282). Dans tous ces cas, l'intérêt public, ou le bien commun, était d'une façon ou d'une autre donné pour l'équivalent de la moralité, de la justice et de la meilleure finalité de l'État ou de la société politique. Même quelqu'un comme John Stuart Mill, tout acquis qu'il fût à la liberté individuelle, concédait facilement l'existence d'un bien-être commun, d'un intérêt général ou sociétal. D'ailleurs, la notion d'intérêt public ou commun est tellement omniprésente qu'elle a fait naître toute une gamme de synonymes qui tentent d'intégrer la même idée brute, en l'occurrence qu'il existe un bien commun qui interpelle une communauté toute entière et qui se différencie des intérêts individuels, secteurs ou régionaux : « vision commune », « vision partagée », « communauté d'objectifs », « objectif commun », « contrat social », « valeurs fondamentales », « bien-être général ». Dans un certain sens, la notion d'intérêt public est indispensable pour une démocratie moderne qui part du principe que la politique publique doit être faite dans l'intérêt de la communauté toute entière (ou à tout le moins d'une majorité importante), et non pas dans celui d'une seule composante de cette même communauté. Quoi qu'il en soit, malgré son importance et le fait qu'elle semble être au centre même de notre raisonnement au sujet de la politique publique, la notion d'intérêt public est notoirement vaporeuse. Pratiquement tous les textes - et même ceux qui sont résolument favorables à l'idée - commencent par une réserve, en l'occurrence que l'intérêt public est une notion qui se prête à de très nombreuses interprétations et visions différentes. Même dans les sociétés qui offrent un degré modeste de diversité d'origines et d'opinions socioéconomiques, culturelles et éthiques, il est souvent difficile de déterminer en quoi une politique plutôt qu'une autre répondra à l'intérêt de tous. Dans nos sociétés modernes caractérisées par une diversité aussi importante que profonde, il est encore plus difficile d'identifier l'intérêt public. Pour certains auteurs, la tâche est à ce point difficile qu'ils ont conclu qu'en fait, l'intérêt public n'existe pas vraiment dans le fond (voir Cochran 1974 pour un survol de la question; Herring 1936; Schubert 1960). Ainsi, Herring note-t-il que l'« intérêt public » est, pour l'administration publique, une notion aussi importante que ne l'est la notion d'application régulière de la loi pour la profession juridique et le système judiciaire, mais il en conclut néanmoins qu'au bout du compte, la politique publique est essentiellement la résultante des sollicitations en sens divers exercées par et sur les différents intérêts en jeu dans la société, et que cette résultante ne saurait être considérée comme étant conforme à « l'intérêt public ». D'autres ont soutenu parallèlement que, même s'il n'existe aucune définition commune de l'intérêt public, pas plus qu'il n'existe de façon claire de déterminer ce que celui-ci pourrait être dans un cas de figure, il est essentiel que les citoyens supposent que cet intérêt public existe, ce qui leur permet alors d'accepter les instances et les procédures décisionnelles démocratiques (Sorauf 1957). Ceux que l'existence d'un intérêt public laisse sceptiques sont nettement une minorité dans les textes de référence. En effet, a plupart des auteurs souscrivent à l'utilité de cette notion ainsi qu'à sa réalité dans le discours public, et ils s'efforcent au contraire soit d'élaborer une typologie ou des définitions différentes, soit encore de défendre une définition par opposition aux autres. Le tableau suivant a été composé après un examen exhaustif des textes de référence concernant l'intérêt public, et il offre une classification qui regroupe toutes les typologies existantes (pour plus amples exemples et citations, voir l'Annexe A). Il ne s'agit pas en l'occurrence d'un exercice de classement pour le simple plaisir de la chose - un survol même rapide des différentes définitions illustre le fait que toutes ont des conséquences différentes sur la façon de percevoir le processus politique et les résultats qu'il produit.
ProcessusUne définition procédurale de l'intérêt public sous-tend que les décisions et leurs résultats seront conformes à l'intérêt public pour autant que les procédures appropriées aient été suivies. En d'autres termes, il y aura résultat approprié dans la mesure où les principes juridiques et constitutionnels appropriés auront été respectés. Cette définition ne prend pas position en ce qui concerne les résultats eux-mêmes, pas plus qu'elle ne suggère que les résultats doivent eux-mêmes avoir certaines caractéristiques ou traduire certaines valeurs. Il s'agit en l'occurrence d'un critère à la fois d'égalité et de constitutionnalité, mais également d'un critère qui insiste sur la nécessité de suivre diverses procédures pour que l'intérêt public puisse être exprimé dans le processus et pendant le déroulement de celui-ci. Cela peut signifier une application régulière de la loi, la transparence, l'équité, certaines procédures régissant les votes, une diffusion adéquate de l'information, une représentation équitable des différents intérêts, le financement des groupes d'intervenants, et ainsi de suite. Opinion majoritaireCette notion de l'intérêt public est à la fois simple et fort répandue : il s'agit de tout ce qui est accepté par une majorité importante de la population qui constitue une communauté politique. Il est évident que la règle de la majorité pure et simple sans aucune protection pour les minorités peut aboutir à la tyrannie, de sorte que la définition de l'intérêt public basée sur l'opinion majoritaire s'accompagne généralement de l'expression de certaines limites constitutionnelles destinées à protéger les droits des minorités. Mais même si cette définition est utilisée dans sa forme la plus pure - une simple majorité numérique - elle pose pour problème qu'une majorité mince représente à peine plus de 50 % de la population. Dans la pratique donc, ce genre de définition se protège généralement en précisant que la majorité doit être plus ou moins « importante ». C'est dans les discussions concernant les référendums et les règles en matière de scrutin que cette optique de l'intérêt public ressort de la façon la plus flagrante. Elle traduit l'hypothèse voulant que l'intérêt public doive dans un certain sens être le reflet ce que le public veut. Voilà qui peut être déterminé dans une certaine mesure par des sondages (en tenant compte bien sûr des très nombreuses limites que ceux-ci présentent). Lorsqu'il s'agit de décider que faire dans un dossier controversé comme le contrôle des armes à feu ou les aliments transgéniques, un élément clé consiste à découvrir dans quel sens penche l'opinion publique. À tout le moins, si on peut démontrer avec suffisamment d'assurance qu'une grande majorité des gens pensent dans un sens ou dans un autre, cela pourra guider utilement la décision. UtilitarismeOn peut également conceptualiser cette optique de l'intérêt public en considérant celui-ci comme une tentative d'adéquation entre différents intérêts, une recherche de certaines façons de fusionner les intérêts par la négociation et le compromis afin d'arriver à un degré maximum de satisfaction (même si, au niveau de la politique qui en découlera, le résultat sera peut-être le plus petit dénominateur commun). Ce qu'on veut ici, c'est abattre la « tyrannie » de la majorité en tenant compte de l'intensité avec laquelle les individus ou les différents groupes ressentent leur préférence. Pour des raisons manifestes, les optiques utilitaristes ou équilibrantes de l'intérêt public sont extrêmement présentes lors de l'élaboration des politiques, puisque celles-ci font souvent intervenir une très large palette d'intérêts opposés. Il est souvent impossible d'arriver à une « majorité » numérique puisque le décideur politique est confronté à un ensemble disparate de minorités. Arriver à un juste milieu, à un équilibre ou à un compromis est essentiellement un processus utilitariste par lequel on mesure l'intensité des préférences et on s'efforce de trouver des options qui correspondent à l'ordre des préférences et qui peuvent donc être fusionnées pour produire un résultat satisfaisant. Intérêt communDans le cas de l'optique de l'intérêt commun, l'intérêt public est défini comme étant quelque chose que tout le monde partage ou pourrait envisager de partager à condition d'être totalement rationnel et lucide. Cette optique sous-tend que l'intérêt public présente un fondement préexistant qui peut servir à guider et à éclairer une évaluation des arguments de ceux qui prônent une définition différente. L'optique de l'intérêt commun est essentiellement une optique fonctionnelle et minimaliste, même si elle demeure fondée. Ainsi, tous les membres du public ont intérêt à ce que l'économie soit stable, à ce que les droits et libertés de base soient respectés, à ce qu'il y ait une stabilité sociale, des services publics de base (transport, collecte des ordures, santé publique) relativement efficaces, à ce que l'environnement soit sain, à ce que la sécurité publique soit assurée et à ce qu'un degré de civisme raisonnable règne dans toute la société. On peut également considérer l'intérêt commun comme un ensemble de biens publics, des biens dont personne ne peut vraiment jouir si tout le monde n'en jouit pas également. De l'air pur, de l'eau propre, la défense, la sécurité, la sûreté, l'accès à des ressources détenues en commun comme les parcs et les rivages, voilà autant d'exemples patents. Un élément particulièrement important de cette optique de l'intérêt commun utilisé pour définir l'intérêt public est qu'elle peut être invoquée pour déroger à des opinions minoritaires même fortes, voire à des opinions majoritaires. On peut toujours justifier une guerre impopulaire, voire une augmentation d'impôts destinée à produire un budget en équilibre en soutenant que le « véritable » intérêt public est parfois différent des préférences visibles ou de l'opinion du jour qui prévaut dans la société. Communauté de valeursCette façon de définir l'intérêt public ressemble à l'optique de l'intérêt commun en ce sens qu'elle a un fondement. Par contre, alors que l'intérêt commun est basé sur la communauté d'intérêts qui est la nôtre en tant que membres de la société, la notion péremptoire d'intérêt public est axée sur une communauté de valeurs qui est l'assise et le fondement de notre communauté d'intérêts. À cet égard, une notion de l'intérêt public basée sur des valeurs partagées est l'expression la plus profonde de l'idée en question, étant donné que les intérêts (et même les intérêts communs comme nous les définissons ci-dessus) sont plus variables et moins transcendants que les valeurs. Ainsi, dans une société profondément religieuse dont tous les membres partagent la même foi, les valeurs de cette foi intègrent et façonnent pratiquement toutes les politiques publiques, même si les intérêts de la collectivité (économie, politique étrangère) pourraient évoluer et varier selon les circonstances. L'idée voulant que l'intérêt public soit ancré dans une série de valeurs générales partagées par toute la société semblerait mal correspondre à une société de plus en plus diversifiée. Il semblerait également assez dangereux d'asseoir une action publique sur cette notion car, s'il est toujours possible de justifier une politique publique par une communauté de valeurs, tout le reste risque de passer au second plan. Malgré la diversité du Canada contemporain, il est fréquent qu'on s'y réclame, et à juste titre d'ailleurs, d'une communauté de valeurs. Aucune communauté politique ne saurait exister sans ces valeurs partagées. Il se peut que ces valeurs ne soient pas celles de tous les membres de la société, mais il n'empêche qu'elles semblent transcender le simple appui de la majorité et qu'elles soient considérées comme des injonctions morales ou des canons éthiques qui devraient être partagés, et qui le sont d'ailleurs, par une majorité notable de la population. Au Canada, il y a ainsi par exemple la Charte des droits et libertés et les valeurs qu'elle intègre, la diversité, l'égalité, un accès raisonnable aux services publics, des chances égales, la participation et la dignité de la vie humaine. Une autre difficulté que posent les valeurs partagées tient au fait qu'il peut y avoir des conflits inhérents qui, dans certaines circonstances, exigent d'être apaisés. Ainsi, la plupart des Canadiens citeraient à la fois l'égalité et le respect de la diversité dans cette communauté de valeurs, mais il arrive que ces deux notions soient en conflit comme c'est le cas des droits à l'égalité pour les femmes d'origine ethnique différente. Comme nous le verrons dans la partie consacrée à l'opinion du public, les Canadiens sont généralement plus axés sur la collectivité que ne le sont les Américains, et ils sont ainsi plus enclins à accepter, dans certains domaines (par exemple le contrôle des armes à feu) un pouvoir réglementaire plus affirmé. Le rapport du Dialogue entre citoyens offre une série de repères importants concernant les valeurs canadiennes contemporaines et la façon dont ces valeurs traduisent une évolution de ce qui est perçu comme étant l'intérêt public. ConclusionL'examen de ces catégories et définitions différentes de l'intérêt public appelle plusieurs conclusions :
Dans la pratique, la plupart de ces optiques ou définitions sont invoquées simultanément ou l'une après l'autre dans chaque cas d'espèce pour arriver à circonscrire l'intérêt public. Quel que soit celui-ci dans un cas donné, il sera impossible de le découvrir si le processus de mise à jour et la prise de décisions excluent des groupes importants, si l'information n'est pas divulguée, ou si les droits et la loi ne sont pas appliqués dans les règles. Il est inconcevable qu'un chargé de réglementation ou un décideur politique tente de prendre une décision dans l'intérêt public sans tenir compte de ce que la majorité des Canadiens pensent vraiment de la question, de ce que pensent dans l'ensemble les différents groupes qui sont parties au processus, de ce que pourraient être à plus long terme la communauté d'intérêts ou les intérêts sous-jacents, et sans juger tous ces éléments (davantage encore dans certains cas que dans d'autres) à l'aune normative de valeurs partagées d'ordre général mais profondément ressenties. Nous pouvons considérer le lien entre ces différentes définitions comme la fondation d'un cadre de responsabilisation selon l'intérêt public. Si nous prenons l'exemple des aliments transgéniques, comment ces définitions pourraient-elles permettre de mieux comprendre l'intérêt public? Elles nous offrent une série de balises ou encore de filtres.
Voilà des considérations fondamentales, mais qui doivent néanmoins être mises en adéquation dans chaque cas d'espèce. Le mode de réglementation actuel révèle une forte proportion à vouloir répondre à ce genre de questions afin précisément de pouvoir définir la nature de l'intérêt public. Évolution de l'activité de réglementationDu point de vue de l'activité de réglementation, l'intérêt public entre en jeu principalement en tant que justification de l'intervention réglementaire. L'hypothèse est ici qu'il faut commencer par ne pas intervenir au niveau d'une activité, d'un produit ou d'une façon de faire, et les laisser être régies par les mêmes lois qui s'appliquent à tout le monde. Lorsqu'une activité, un produit ou une façon de faire appelle une réglementation ainsi que l'imposition de règles et d'obligations, il faut que l'intérêt public justifie cette contrainte. Les contraintes, obligations et autres coercitions associées à la plupart des règlements doivent être justifiées par l'existence d'un intérêt public. L'envergure et la nature de l'intérêt public doivent aller de pair avec l'envergure et la nature - ainsi que les limites - de l'activité de réglementation. C'est l'ensemble des considérations issues de l'intérêt public que le chargé de réglementation doit mettre en adéquation. Pour revenir à l'exemple des aliments transgéniques, la salubrité des aliments et une économie prospère engendrée par l'innovation technologique représentent toutes deux un intérêt pour le public (un intérêt commun pour utiliser la terminologie de la partie précédente). La mise au point et la commercialisation des aliments transgéniques ne sauraient laisser un gouvernement indifférent en raison des risques que ceux-ci pourraient présenter pour la sécurité des consommateurs (l'intérêt public), mais les limites et la nature même de la réglementation correspondante dépendront de ce juste milieu entre deux grandes considérations, la sécurité (une considération sociale) et l'économie. Une dernière difficulté tient à ce que même lorsque l'intérêt public arrive à être défini avec un niveau d'assurance suffisant, les circonstances et les technologies ne sont pas immuables, de sorte que l'application du critère de l'intérêt public doit elle aussi évoluer et s'adapter en fonction des circonstances. La réforme de l'activité réglementaire est à l'ordre du jour depuis au moins dix ans, et elle a même pris plus d'importance encore depuis quelques années en raison des problèmes associés à la salubrité de l'eau, au prix des services publics et au comportement de l'entreprise. Pour composer ce texte, les auteurs ont étudié des dizaines de rapports et d'analyses (cités dans la bibliographie) concernant l'activité de réglementation au Canada, aux États-Unis et dans les pays de l'OCDE afin de découvrir s'il n'y aurait pas des thèmes communs associés à l'exercice contemporain du pouvoir de réglementation et à la nature de l'intérêt public. Cette étude nous a permis de découvrir cinq grands thèmes. Processus et participationPratiquement toutes les études dont nous avons pris connaissance insistent sur l'importance qu'il y a de faire en sorte que le processus de réglementation soit adéquat, accessible, juste et efficace. Sauf peut-être dans le cas des règlements qui concernent directement la sécurité et la santé (voir ci-dessous), nous avons eu clairement le sentiment que l'ancien style de réglementation de type commandement et contrôle ne produisait pas de trop bons résultats dans la plupart des cas, et qu'il fallait le remplacer par des modes de réglementation plus souples et plus réactifs (par exemple des contrats garantissant l'observation des conditions, le contrôle des résultats). Une partie du problème des règlements à l'ancienne mode est l'efficacité : de nombreuses études laissent entendre que les règlements du type commandement et contrôle sont, pour commencer, beaucoup trop lourds, et qu'ils sont également tout à fait insuffisants dans le cas des marchés et des technologies en constante évolution. Comme le signalait d'ailleurs un examen de la réglementation ontarienne en matière d'environnement : Par contre, dans un très grand nombre de rappo[Traduction] Cette évolution signifie que l'optique classique et étroite des responsabilités environnementales n'est plus de mise. Les pouvoirs publics de premier ordre admettent que le modèle classique - ce qu'on appelle souvent le modèle de commandement et de contrôle - est inadéquat lorsque c'est le seul moyen, ou le moyen principal, qu'on utilise pour répondre aux problèmes environnementaux fluides et toujours plus complexes de notre époque et de demain. Ces mêmes pouvoirs publics s'emploient résolument à passer à un palier d'intervention supérieur sur le plan environnemental, ce qu'on appelle parfois une nouvelle vision de la gestion de l'environnement. (Ministère de l'Environnement de l'Ontario, 2001)rts, l'efficacité est associée à une notion de confiance de la part du public et, qui plus est, de la part d'un public beaucoup plus averti. Une étude de la réglementation des professionnels de la santé en Ontario révèle par exemple que le public « a lui-même changé depuis l'introduction de la LPSR [Loi sur les professions de la santé réglementées], du point de vue tant de la démographie, de l'économie et de la composition sociale, que de la faculté de faire des choix au sujet des options en matière de soins de santé ». (Conseil consultatif de réglementation des professions de la santé, 2003). Les organismes de réglementation ne peuvent faire leur travail que si le public leur fait confiance, et l'efficacité des interventions réglementaires n'est donc pas une fin en soi, mais plutôt un mécanisme essentiel pour que le public continue à accepter les interventions réglementaires. L'accent mis sur l'ouverture des démarches, l'accessibilité, la transparence et surtout la participation publique, apparaît à l'évidence dans une large gamme de champs de réglementation (voir annexe B). L'accent ainsi mis sur le processus fait valoir d'une part la nécessité de la participation publique, mais d'autre part aussi, celle de comprendre en quoi le public lui-même a changé. Un grand nombre d'études signalent un désir accru de pouvoir participer au processus de réglementation allié à une volonté de pouvoir prendre des décisions individuelles avec plus d'autonomie que ne serait normalement le cas sous l'emprise d'un régime réglementaire. C'est là un problème complexe puisque, manifestement, les Canadiens ne réclament pas un allègement de la réglementation dans des dossiers comme l'environnement ou les aliments transgéniques. On semble désormais comprendre qu'au Canada, le public est plus averti et plus instruit, et aussi que les organismes de réglementation doivent justifier plus clairement leurs décisions devant lui, à la fois pour gagner sa confiance et pour l'informer afin qu'il puisse juger lui-même de certains éléments des dossiers en cause. Par ailleurs, même si le public exige une réglementation plus rigoureuse dans certains domaines essentiels, il semble continuer à vouloir se réserver, dans ces domaines réglementés, certains créneaux lui permettant de faire lui-même un choix en connaissance de cause (p.ex., l'étiquetage des aliments transgéniques). Coûts de la réglementationL'efficience est un autre problème associé aux processus de réglementation. La plupart des études et des analyses posent que l'activité de réglementation est profitable pour le public et pour l'entreprise, mais la question fondamentale demeure à quel prix? Quel est le juste milieu entre les coûts et les avantages de l'activité de réglementation? La plupart des études soutiennent qu'il faut accorder davantage d'attention aux analyses de rentabilité des activités de réglementation et être plus conscients des coûts économiques cachés qu'entraînent les interventions de réglementation. Voilà qui est directement relié au problème du processus de réglementation puisque, si les processus de ce genre sont plus ouverts et plus transparents, ils sont également susceptibles de mieux révéler toute la palette des coûts et des avantages associés aux initiatives de réglementation. Préoccupations en matière de santé et de sécuritéLes deux thèmes précédents s'inscrivent dans le droit fil d'une bonne partie du débat qui a cours depuis une dizaine d'années au sujet de la réforme ou de l'amélioration de la réglementation. Dans le monde entier, les pouvoirs publics en sont arrivés à comprendre que toute réglementation a non seulement des avantages, mais également un coût, et que l'intérêt public exige manifestement que les régimes de réglementation soient les plus efficaces mais aussi les moins coûteux possibles. En d'autres termes, il faut maximiser les avantages de la réglementation. Le débat concernant les processus de réglementation n'est pas nouveau non plus lorsqu'il réclame à la fois une participation plus large et des moyens de réglementation plus efficaces et plus souples. Ces deux thèmes confondus correspondent logiquement à une opinion critique de l'activité de réglementation, et on pourrait en déduire une tendance à vouloir réduire ou alléger le fardeau réglementaire. Or, depuis quelques années, suite à une série d'événements comme la contamination de l'eau à Walkerton (et d'autres incidents similaires ailleurs au Canada), et suite aussi à l'attention croissante accordée aux contraintes exercées sur l'environnement et aux impacts de la biotechnologie, les responsables de la réglementation ont constaté que, de plus en plus, le public exige un contrôle réglementaire plus rigoureux dans les grands domaines qui intéressent la santé et la sécurité publiques Ainsi, la Colombie-Britannique a-t-elle proposé en 2003 une toute nouvelle Loi sur la protection de l'eau potable, beaucoup plus complète et assortie d'un régime d'exécution et de permis considérablement renforcé. Le Comité consultatif canadien de la biotechnologie a exhorté le gouvernement canadien à s'inspirer du principe de la prudence lorsqu'il prend des décisions concernant par exemple l'incidence des aliments transgéniques sur la santé (c.-à-d. à opter pour la prudence lorsque le contexte qui préside à la décision est incertain). Le fait que le public soit davantage enclin à accepter une réglementation rigoureuse dans les domaines qui affectent directement la santé, la sécurité et l'environnement représente une difficulté toute particulière pour les chargés de réglementation, en conséquence de quoi ceux-ci accordent davantage d'attention aux analyses de risque. Là où les risques sont difficiles à évaluer, notamment dans le domaine environnemental, les chargés de réglementation opteront pour une formulation quelconque du principe de la prudence. Intendance et responsabilité mutuelleUn quatrième thème qui est ressorti des différents examens et études a été celui de l'intendance et de la responsabilité mutuelle que tous les protagonistes - pouvoirs publics, parties prenantes et simples citoyens - doivent assumer dans la mise en oeuvre des cadres de réglementation. Ce constat représente une nouveauté importante dans le raisonnement communément admis dans le domaine réglementaire, et qui porte à penser à la fois à une éthique d'une saine administration et à une éthique de la coopération. Une optique de l'intendance semblerait particulièrement appropriée pour le dossier environnemental, mais elle représente en fait une vision holistique qui, en principe, pourrait s'appliquer à toute la palette des domaines de politique. Ainsi, le gouvernement de la Colombie-Britannique constatait-il, pendant ses discussions sur les réformes à apporter au système de santé, que l'un de ses objectifs consistait à « assurer la pérennité et une utilisation appropriée du système de santé en partageant les responsabilités entre les pouvoirs publics, les fournisseurs, les patients et le public ». (Planification du ministère de la santé de la Colombie-Britannique, 2002) L'optique du juste milieuLe dernier thème qui s'est dégagé de notre examen des pratiques actuelles en matière de réglementation est celui du juste milieu. Il est communément admis qu'une réglementation moderne doit mettre en adéquation différents intérêts, différents « biens publics », différents buts et objectifs. Nous jugeons que cela est important étant donné que cette optique met en exergue à la fois la complexité du processus décisionnel en matière de réglementation et le fait que ce genre de décision exige de faire des compromis entre des objectifs ou des buts qui ont chacun, à leur manière, une importance intrinsèque : l'innovation par opposition à la santé et à la sécurité, la protection de l'environnement par opposition à la croissance économique. Les chargés de réglementation s'emploient également à trouver un autre genre de juste milieu, un juste milieu entre les intérêts particuliers, les intérêts des entreprises et les grandes valeurs sociales canadiennes. Dans chaque cas d'espèce, ce juste milieu et l'importance relative de chacune de ces considérations varient d'un domaine de politique à un autre. Ainsi, dans des domaines de réglementation à caractère économique comme les télécommunications, le juste milieu essentiel s'établit entre les intérêts des particuliers qui sont des consommateurs (p.ex. prix aussi bas que possible, produits de bonne qualité, concurrence raisonnable entre fournisseurs) et ceux des entreprises (p.ex. prix et profits raisonnables). Tout cela a une incidence également dans le domaine de la réglementation de l'environnement, mais les valeurs sociales (p.ex. les générations à venir) sont davantage visibles. Dans des domaines comme la biotechnologie, les chargés de réglementation doivent trouver un juste milieu entre les intérêts des particuliers lorsqu'il s'agit d'avoir accès à certaines technologies, les intérêts des entreprises en matière d'innovation et de recherche, et les valeurs sociales associées aux expériences conduites sur des sujets humains. Ces cinq thèmes interpellent directement la problématique de l'intérêt public et, à certains égards au demeurant fort importants, ils font valoir des éléments que nous avons dégagés de notre examen des textes de référence concernant l'intérêt public auxquels nous faisons allusion dans la première partie de ce texte.
L'opinion du public au CanadaIl est manifeste que l'opinion du public doit exercer une influence sur la définition de l'intérêt public. Et il existe plusieurs façons d'évaluer l'opinion du public. Matthew Mendelsohn offre dans un autre texte (Attitudes Toward Regulation in Canada: The Results of a Review of Publicly Available Data Sources, 2004) un survol utile des constats des sondages de l'opinion publique effectués pendant les dernières années. Dans cette partie-ci, nous résumons les résultats d'un dialogue délibératif conduit à la fin de 2002 par les Réseaux canadiens de recherche en politiques publiques avec la collaboration de son partenaire Viewpoint Learning. Cette démarche est un peu plus approfondie et aussi plus prospective que ne le sont les données relatives aux sondages, mais les conclusions de Mendelsohn viennent compléter les constats cités plus loin. Ce dialogue avait pour but de donner à des citoyens la possibilité de se former une vision du genre du Canada qu'ils voulaient pour 2012. On leur a demandé de définir les rôles et les responsabilités des pouvoirs publics, du monde des affaires, des collectivités et des familles dans quatre domaines de politique importants : développement économique, développement international, pauvreté et marginalisation sociale et gestion de l'environnement et des risques pour la santé2. Les résultats comportent à la fois des implications générales pour l'intérêt public et des recommandations très spécifiques concernant le rôle des pouvoirs publics en matière de réglementation. Applications généralesLes Canadiens acceptent le fait que les marchés et la concurrence jouent dans leur vie un rôle plus important que jadis. Ils croient que le monde des affaires et les marchés servent à la fois l'intérêt public et des intérêts privés. Pour eux, les objectifs économiques et sociaux se chevauchent et se complètent. Il s'agit en l'occurrence d'une évolution par rapport aux décennies précédentes pendant lesquelles le monde des affaires était souvent considéré comme opposé à la société civile. Les Canadiens croient désormais que les marchés « doivent avoir des freins », mais que le monde des affaires a le droit et l'obligation de faire des bénéfices. Mais en même temps, toute entreprise doit aider la collectivité dans laquelle elle oeuvre (par exemple en formant des partenariats pour la réalisation de projets communautaires importants). Pour leur part, les pouvoirs publics sont censés être en mesure de freiner les marchés et d'assumer en définitive la responsabilité de la santé et de la sécurité des Canadiens, ainsi que de la protection de l'environnement. Ainsi, les Canadiens partent-ils du principe qu'il faut un juste milieu entre les intérêts des différents protagonistes à l'oeuvre dans la société pour que l'intérêt public soit préservé. Recommandations spécifiques pour les systèmes de réglementationLes Canadiens adoptent également, pour la réglementation, un « modèle de marché ». Ils ne croient pas que les pouvoirs publics doivent dicter à l'entreprise, ou à quiconque d'ailleurs, comment se conformer aux normes fixées par voie de réglementation. Les gouvernements devraient plutôt exiger des entreprises qu'elles rendent compte des résultats qu'elles ont obtenus afin de respecter ces normes. Ils croient que le monde des affaires sera alors encouragé à innover afin de pouvoir respecter les normes de la façon la moins coûteuse possible. Il faudrait par conséquent que les chargés de réglementation s'emploient à fixer, pour le résultat final escompté, des normes très élevées, et non pas simplement à fixer des normes quant à la façon d'obtenir ce résultat. Pendant leur réflexion sur ce modèle de réglementation, les Canadiens ont également commencé à constater l'intérêt qu'il y a d'utiliser les instruments du marché. Ainsi, ils ont accepté relativement facilement l'idée qu'en facturant l'eau à son coût réel, on favoriserait la conservation, ce qui servirait donc l'intérêt public. Les Canadiens attendent de leurs gouvernements qu'ils fixent des normes élevées et rigoureuses à la fois en ce qui concerne la santé, la sécurité et l'environnement, et ils veulent que ces normes soient appliquées avec rigueur. Quiconque ne s'y conformerait pas devrait être puni et « la sanction devrait être à la mesure du crime ». Ils veulent également que ces systèmes soient transparents, et la responsabilisation est pour eux une priorité de premier ordre. La transparence est essentielle parce que les Canadiens reconnaissent que chaque décision est empreinte de tensions. Par exemple, choisir entre le droit, pour quelqu'un, d'opter pour un médicament expérimental et l'intérêt public qui exige de vérifier si un médicament est sûr avant d'en autoriser la vente, les a placés devant un dilemme. En définitive, ils ont opté pour la possibilité de donner à un malade en phase terminale le droit de prendre ce médicament pour autant qu'il assume l'entière responsabilité des conséquences possibles. Mais de façon plus générale, ils ont également décidé que le public devrait attendre que le médicament ait fait l'objet de tous les tests nécessaires. Le fait que les Canadiens aspirent à des normes rigoureuses a également engendré de longues discussions sur la question de savoir s'il fallait aligner nos normes sur celles d'autres pays, et en particulier des États-Unis. Une petite minorité a préconisé l'harmonisation avec les États-Unis, mais en bout de ligne, le consensus fut que la réglementation appliquée au Canada devrait en principe être « faite au Canada ». Ce consensus reposait sur deux éléments : en premier lieu, la notion que l'harmonisation affaiblirait les normes et en second lieu, le sentiment très vif que les valeurs sociales canadiennes sont différentes des valeurs américaines et que, par conséquent, le juste milieu de nos intérêts est vraisemblablement différent de ce qu'il serait aux États-Unis. (En d'autres termes, il faut s'attendre, dans la plupart des cas, à ce que les normes canadiennes favorisent, plus qu'aux États-Unis, les droits collectifs plutôt que les droits individuels.) En résumé, l'opinion que les Canadiens ont de la réglementation appellerait une réforme profonde des systèmes de réglementation actuels, en l'occurrence :
Cadre de responsabilisation relatif à l'intérêt public (CRIP)La première partie de ce document a fait ressortir la grande importance du concept de l'intérêt public dans le processus décisionnel démocratique (particulièrement en réglementation). La deuxième partie a mis en lumière la façon dont la pratique et la révision réglementaires contemporaines reflètent l'évolution dans la perception du concept de l'intérêt public. La troisième partie a démontré que les Canadiens eux-mêmes se font une idée relativement claire des priorités de base et de la façon dont les gouvernements, les marchés et la société civile devraient en tenir compte. Compte tenu de l'importance du concept de l'intérêt public et de son rôle de pierre angulaire du processus décisionnel en matière de réglementation, on peut se surprendre qu'on y accorde de façon générale une valeur si élevée alors que le concept lui-même soit si mal défini. Le Canada est vu comme un chef de file pour ce qui est de la révision et de l'encadrement du processus réglementaire, mais la Politique de réglementation, pas plus que le Résumé de l'étude d'impact de la réglementation (REIR), n'explique ou ne définit le sens du concept de l'intérêt public. En effet, le REIR établit une méthode d'analyse qui vise essentiellement à établir les avantages-coûts et à analyser le processus suivi (comme nous l'expliquions à la partie 1), sans pour autant définir la valeur commune plus vaste ou la notion d'intérêt commun que comporte l'intérêt public. En pratique, les instances de réglementation définissent évidemment de façon implicite l'intérêt public par les compromis et les choix qu'ils font. Nous pensons cependant qu'il serait possible d'être plus systématique et explicite. Il existe quelques exemples de cas où des instances de réglementation, l'Office national de l'énergie, en l'occurrence, mentionnent l'intérêt public dans leur mandat. L'Office national de l'énergie : exemple de clarification du mandat
Compte tenu de l'importance continue et parfois croissante de la réglementation au Canada (en particulier dans les domaines de la santé, de la sécurité et de l'environnement), des craintes que suscitent certains progrès technologiques (p.ex., la biotechnologie) et de l'importance de maintenir la confiance du public dans le processus décisionnel réglementaire, nous suggérons que le Comité consultatif externe sur la réglementation intelligente recommande aux gouvernements et aux instances de réglementation canadiens de mettre en place un cadre de responsabilisation relatif à l'intérêt public (CRIP). Dans le cadre de sa Politique de réglementation, le gouvernement devrait exiger que toutes les instances de réglementation tiennent compte d'une nouvelle dimension dans leurs décisions, soit celle de l'intérêt public, qu'elles seraient tenues de justifier dans chaque cas. Comme nous l'expliquons ci-après, le CRIP se fonderait sur le REIR. Alors que le REIR (ou sa version mise à jour) s'intéresse surtout à la « façon » dont le processus réglementaire s'exerce, le CRIP, lui, s'intéresserait avant tout à la « raison-d'être » de ce processus. À notre connaissance, aucun autre gouvernement en Amérique du Nord ou de l'OCDE n'a adopté de guide ou de cadre explicite relatif à l'intérêt public (ce concept peut être à l'occasion mentionné dans des lois réglementaires). Le Canada pourrait innover dans ce domaine. Le cadre que nous suggérons comporterait deux étapes se renforçant mutuellement. La première consisterait en un énoncé de la preuve recueillie et viserait à s'assurer de la prise en compte de chaque dimension fondamentale de l'intérêt public dans un cas précis. Les mêmes questions seraient abordées au cours de la seconde étape, mais sous l'angle explicite de l'équilibre des intérêts individuels, des intérêts commerciaux et des valeurs sociales. L'analyse prévue dans le cadre de la seconde étape vise à faire ressortir les compromis devant être faits et à servir de fondement à une énonciation claire de l'intérêt public dans le cas visé. Cadre de responsabilisation relatif à l'intérêt publicPremière étape : Examen de la preuve concernant l'intérêt public
Seconde étape : Analyse de la preuve - Équilibre des intérêts
Première étape du CRIP
Seconde étape du CRIPLa pratique réglementaire suppose un compromis entre des valeurs ou objectifs également légitimes et importants. Dans le domaine de la réglementation économique, par exemple, les intérêts des entreprises et des marchés sont comparés aux intérêts des consommateurs. Dans la réglementation environnementale, les intérêts des générations actuelles sont comparés aux intérêts des générations futures. Dans toute décision réglementaire, l'intérêt public constitue un équilibre entre les intérêts/droits des particuliers (comme consommateurs /citoyens), des entreprises (économie) et de la société (valeurs sociales). Cet équilibre évolue évidemment au fil du temps en raison d'une évolution du contexte (en particulier du contexte économique) et des valeurs sociales. Les particuliers ont des droits juridiques et constitutionnels ainsi que des besoins (aussi essentiels que la sécurité, mais ces besoins comprennent aussi celui de l'épanouissement personnel). Les entreprises constituent le moteur de l'économie et exercent leur activité, au Canada, principalement sur les marchés compétitifs. Les droits commerciaux/économiques comprennent la propriété, le commerce libre et équitable, les profits et les contrats. Enfin, il faut viser un équilibre entre les normes et les valeurs sociales et les droits des particuliers et des entreprises/marchés. Ces normes et ces valeurs comprennent des biens collectifs comme l'air et l'eau propres, les espaces verts, la sécurité et le sens esthétique public; des pratiques sociales méritant d'être conserver comme la civilité dans la vie quotidienne et la confiance; des services publics efficaces, efficients et professionnels; des valeurs sociales auxquelles souscrivent l'ensemble des Canadiens (voir Dialogue avec les citoyens) La seconde étape du CRIP vise à voir de quelle façon la définition de l'intérêt public s'applique par l'examen explicite des compromis nécessaires entre les intérêts des particuliers, des entreprises et de la société. La démonstration de l'utilité de l'analyse peut être faite en prenant en exemples trois domaines de réglementation : les télécommunications, les aliments génétiquement modifiés et l'eau potable.
ConclusionL'intérêt public constitue un élément central des processus réglementaires des gouvernements fédéral, provinciaux et locaux. Il est cependant rare qu'il soit directement mentionné dans les lois ou les décisions réglementaires. L'évaluation que nous avons faite de la question nous amène à conclure qu'il est impossible de donner une définition d'intérêt public qui s'appliquerait à toutes les politiques ou décisions réglementaires. Il s'agit plutôt d'un concept qui est pris en compte par les instances de réglementation lors de l'examen des preuves qui leur sont soumises et lors de la rédaction de leurs décisions. À mesure que s'intensifient les pressions en vue d'accroître la transparence et la reddition de comptes dans ce domaine, nous pensons que les décisions réglementaires devront refléter l'intérêt public de façon plus directe et plus concrète. À notre avis, il convient à cette fin de créer un cadre multidimensionnel tout en sachant que l'issue du processus décisionnel ne reposera pas sur une seule considération. En résumé, les Canadiens s'attendent à ce que les instances de réglementation soupèsent tous les intérêts lorsqu'elles rendent une décision. Le défi consiste donc à rendre transparent le processus par lequel elles parviennent à établir un équilibre entre les intérêts des divers intervenants. De cette façon, les personnes ayant des intérêts contradictoires pourront voir comment leurs propres intérêts se reflètent dans la décision rendue même si, en bout de ligne, ce ne sont pas leurs intérêts qui ont primé. Voilà, à notre avis, le moyen qui s'offre à nous d'assurer une réglementation conforme à l'intérêt public au XXIe siècle. Voilà la raison pour laquelle nous proposons la création d'un Cadre de responsabilisation relatif à l'intérêt public. Annexe AComment les penseurs et les chercheurs définissent l'intérêt publicProcessus
Opinion majoritaire
Conception utilitaire
Intérêt commun
Valeurs partagées
Annexe BTendances dans la pratique réglementaireProcessus et participation
Coût de la réglementation
Préoccupations en matière de santé et de sécurité
Intendance et responsabilité mutuelle
Approche équilibrée
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