[13]
CHAPITRE II*
LES INFLUENCES DU MILIEU GÉOGRAPHIQUE
LES Canadiens, avec leur optimisme
habituel, croient peut-être tenir entre leurs mains le destin de leur civilisation. En
quoi ils ont raison. Toutefois, notre jeune nation, qui lutte pour se réaliser, évolue
sous l'influence de trois conditions, si familières qu'on est trop souvent porté à en
méconnaître l'importance. La population du Canada est restreinte, disséminée sur un
immense territoire; elle s'agglomère sur la frontière d'un autre pays beaucoup plus
populeux et beaucoup plus puissant dans le domaine économique. La majorité des Canadiens
partagent leur langue maternelle avec ces voisins, ce qui favorise l'établissement de
rapports étroits et continus. On peut constater de nos jours l'existence d'une ou de deux
de ces conditions dans plusieurs pays. Seul le Canada, cependant, les réunit toutes
trois. Quel en est l'effet, bon ou mauvais, sur ce que nous appelons le canadianisme ?
2. De toute évidence, les immenses ressources de notre pays constituent
un avantage matériel, bien qu'un tel avantage n'aille pas sans un certain péril à notre
époque. L'immensité de notre territoire lui confère, par ailleurs, un certain cachet
d'immatérialité. Le Bouclier canadien, dans sa vaste et mystérieuse étendue, domine
les régions dispersées du Canada. L'au-delà arctique, enveloppé d'un mystère plus
impénétrable encore, presse, cerne les régions civilisées. Personne, à moins d'être
insensible, ne peut penser sans une certaine émotion à la beauté grandiose de notre hinterland.
L'artiste, comme le prospecteur, en est touché. Les peintres, les poètes, qui
traduisent en traits vigoureux et originaux les aspects de leur pays, ont suscité dans le
cur des Canadiens un sentiment de fierté discrète à l'égard de ce qui passe
encore, même dans ce vingtième siècle surpeuplé, pour une grande étendue
solitaire.
3. Mais en même temps que son amour pour le pays et ses vastes espaces, le
Canadien éprouve aussi fortement la fierté de son entourage immédiat, que la
géographie et l'histoire ont souvent marqué de façon diverse. Au cours de nos voyages,
nous avons été frappés de la différence de traditions, d'atmosphère, qui existait
entre certaines régions telles les provinces atlantiques, par exemple, les provinces des
Prairies et la Colombie-Britannique. L'existence même de ces régions contribue
puissamment à maintenir la
[14]
variété et la richesse de la vie canadienne; elle permet d'espérer une résistance
effective à l'uniformisation, menace grave qui plane sur la civilisation moderne. D'autre
part, une telle diversité n'est nullement incompatible avec un esprit vraiment canadien.
Au contraire, elle a inspiré le peintre et le poète, aussi bien que l'immense décor de
notre pays a pu le faire. Le régionalisme sincère, sans exagération, contribue d'autant
à fortifier notre civilisation canadienne.
4. D'autre part, l'isolement, dans notre vaste pays, a sa rançon.
L'art est une communication. L'artiste a contribué à la création d'un
esprit canadien. Mais, pour travailler profitablement, il doit communiquer avec sa
collectivité, se tenir en rapport avec ses collègues et les critiques. En outre, il a
besoin d'un appui matériel que seule en général une collectivité de quelque importance
peut lui fournir. Le Canada a relié son territoire par des voies de communication
physique très coûteuses. Mais, pour utiliser ces voies, il faut payer un prix que
l'artiste, encore moins facilement que le commerçant ou l'industriel, ne peut supporter.
Le problème nous a été exposé dans tous ces détails, en particulier par des groupes
importants du littoral du Pacifique. Là, comme dans les provinces Maritimes, les gens
savent ce qu'il en coûte de vivre dans l'isolement.
5. Même l'activité journalière de la vie civilisée en souffre. Dans un
petit pays, à la population dense, il est assez facile de constituer et de maintenir des
groupements d'envergure nationale qui se consacrent à la peinture, aux lettres, à la
musique, à l'architecture, au théâtre et à d'autres secteurs semblables de l'activité
humaine. Au Canada, tous les rassemblements d'envergure nationale, quel qu'en soit
l'objet, exigent beaucoup de temps, coûtent très cher. Pourtant, notre régionalisme les
rend doublement nécessaires. Il serait facile de citer plusieurs groupements
recommandables dont l'activité manque de ressort, de cohésion, parce qu'ils n'ont pas
les moyens d'établir une permanence ni de tenir des réunions régulières et nombreuses.
Les groupements commerciaux, comprenant le problème, y mettent le prix. Les sociétés
bénévoles le comprennent également mais, faute de ressources suffisantes, elles doivent
se résigner à une efficacité restreinte.
6. L'isolement qui résulte des conditions de notre existence influe
également sur le fonctionnement des institutions de l'État. Dans un pays comme le
nôtre, bien des gens vivent loin de la capitale nationale et des autres grands centres.
Il importe, cela va de soi, de les faire bénéficier autant que possible des services des
institutions nationales établies à Ottawa. Tous en ont reconnu la nécessité, sauf
quelques groupements métropolitains fortement attachés aux intérêts urbains.
S'efforçant, avec de maigres ressources, de s'acquitter des tâches premières pour
lesquelles elles ont été créées, nos institutions d'ordre national sont exposées
quelquefois à croire qu'elles ont bien servi le Canada quand elles ont rempli leurs
devoirs purement administratifs à Ottawa. Ce danger, ceux qui vivent dans des endroits
éloignés
[15]
et qui savent combien les services nationaux sont nécessaires, en sont bien
conscients. « Nous avons trouvé bien amusant, a déclaré un groupement des Prairies, de
lire, sous la rubrique: Musée national, qu'il est situé dans un endroit central, facile
d'accès par autobus et tramway . . . Faut-il prendre cette affirmation au sérieux ? »(1). Cette boutade a servi
d'entrée en matière à une discussion très profitable sur les avantages qu'une telle
institution nationale pourrait offrir au reste du pays. La responsabilité est évidente;
elle est acceptée intégralement. La difficulté qui se pose est mesure de la rançon de
l'existence dans un pays d'une telle étendue, d'une telle configuration.
7. Outre ces problèmes qui tiennent à notre dispersion, nous vivons à
côté d'un pays immense, riche, dont une grande partie ne nous est fermée par aucune
barrière physique, auquel nous sommes unis non seulement par les liens du langage mais
par ceux de la tradition. Langues et traditions nous unissent d'autre part à deux mères
patries dont nous sommes isolés du point de vue géographique. Au surplus, sur ce
continent, notre population s'étend en un long ruban étroit, encore n'est-il pas
continu, le long de la frontière, soit 14 millions d'habitants sur un front de
cinq mille milles. Pour faire face aux influences d'outre-frontière, pénétrantes autant
qu'amicales, nous n'avons même pas l'avantage de ce que les militaires appellent la
défense en profondeur.
8. De ces influences, nous avons tiré une foule d'avantages : dons en
argent dépensés au Canada, subventions permettant à des Canadiens d'étudier à
l'étranger, jouissance à titre gratuit de tous les services de plusieurs institutions
que nous ne pouvons nous donner, importation d'une foule de précieux articles que nous ne
pourrions guère produire nous-mêmes. Nous y avons beaucoup gagné. Il serait peut-être
juste, à l'occasion de ce relevé préliminaire de notre vie culturelle canadienne, de
nous demander si nous n'y avons pas gagné un peu trop.
9. Nous devons beaucoup à la générosité américaine. Nous avons reçu
de l'argent d'organismes tels la Carnegie Corporation, qui a dépensé $7,346,188
au Canada depuis 1911, et la Dotation Rockefeller, qui nous a versé la somme de
$11,817,707 depuis 1914 (2).
Nous bénéficions également de l'aide d'autres institutions telles la Dotation
Guggenheim et l'American Association for the Advancement of Science. Grâce aux
libéralités de ces organismes, bien des gens ont pu s'adonner à un travail créateur ou
poursuivre leurs études dans un domaine particulier. Ces largesses, utilisées presque
dans tous les cas avec sagesse et imagination, ont permis à des Canadiens de suivre leur
voie et d'améliorer notre « canadianisme ». Le don de bibliothèques à des régions
rurales éloignées ou à des institutions d'enseignement peu fortunées témoigne
également de la grande variété des faveurs de nos voisins. Sans le concours financier
des États-Unis, plusieurs des institutions indispensables de nos jours à toute nation
n'auraient pu être établies et maintenues. D'autre part, les bourses d'études
générales,
[16]
les bourses avec fonctions d'adjoint, les bourses pour études dans un domaine
déterminé, en permettant à des étudiants canadiens de poursuivre leur formation dans
des universités américaines, sans qu'on y tienne compte le moindrement de la différence
de nationalité, ont fortement contribué au perfectionnement de nos jeunes gens de
talent.
10. Nous utilisons en toute liberté les services des institutions
américaines. La similitude de nos modes de vie, les rapports étroits et amicaux,
individuels ou collectifs, qui existent entre gens cultivés des deux pays nous y
encouragent. Tous ces organismes sont entièrement à notre disposition, non seulement les
universités et les services d'enseignement post-universitaire mais aussi les écoles
spécialisées de toutes sortes, les écoles de bibliothéconomie, de beaux-arts, de
musique, d'art dramatique, les grandes institutions nationales, tels les bibliothèques,
les musées, les archives, les centres de recherches scientifiques et d'érudition (3). Nous recourons aussi à
divers services d'information américains tout comme s'ils étaient à nous. De plus,
parmi les gens cultivés, il y en a peu qui n'appartiennent à quelque société
culturelle américaine.
11. Enfin, nous bénéficions d'une importation considérable de ce qu'on
pourrait familièrement appeler la production culturelle américaine. Nous importons des
journaux, des livres, des cartes et une quantité infinie de matériel scolaire. Nous
importons également le fruit du talent artistique soit en accueillant des troupes ou des
artistes ambulants, soit au moyen de films, de disques ou d'émissions radiophoniques.
Chaque dimanche, des milliers de Canadiens écoutent à la radio la symphonie de New-York,
passent ensuite à la lecture du plus récent livre du mois américain, acceptant ainsi
d'être pour autant redevables à une culture étrangère.
12. Même si ces dons américains sont avantageux en soi, il ne s'ensuit
pas qu'ils l'aient toujours été pour les Canadiens. Il n'y a guère lieu de nous flatter
de l'encouragement que nous avons nous-mêmes donné aux arts. Serait-ce qu'à côté de
la munificence d'un Carnegie ou d'un Rockefeller, notre concours paraîtrait si faible
qu'il ne vaut guère la peine qu'on l'apporte? Avons-nous appris, à tort, de nos voisins
à nous reposer sans nécessité sur le secours des gens riches ? Cette même disposition
à compter sur les autres se décèle dans un autre domaine. Le Canada envoie un certain
nombre d'étudiants à l'étranger, grâce, la plupart du temps, à une bourse d'études
offerte par d'autres pays. Les bourses que le Canada offre aux étrangers sont très
rares; il n'en avait offert aucune jusqu'à une date très récente. Peut-être nous
sommes-nous laissés tenter par une générosité un peu trop accessible; cela nous place
cependant dans une situation indigne de nous, indigne de nos ressources véritables et du
prestige dont nous jouissons.
13. Le Canada, d'ailleurs, a payé cher cette disposition à se reposer
trop facilement sur la charité des autres, surtout la charité des Américains. Tout
[17]
d'abord, plusieurs de nos meilleurs étudiants, au terme de leurs études dans des
institutions américaines, acceptent des emplois aux États-Unis et ne nous reviennent
pas. Les États-Unis adoucissent sagement la rigueur de leurs lois de l'immigration à
l'égard de tous les membres des professions savantes, ce dont ils profitent.
Nos voisins sont dans une situation qui leur permet de choisir les meilleurs parmi les
étudiants étrangers qu'une générosité prévoyante attire dans leurs universités.
Naturellement, ils choisissent plusieurs Canadiens, soit parce que ceux-ci sont très
nombreux, soit parce qu'ils s'adaptent mieux que d'autres à la vie américaine.
14. En retour de la générosité des Américains qui s'offrent à
instruire ses citoyens, le Canada cède au pays d'outre-frontière jusqu'à 2,500 hommes
et femmes de professions libérales chaque année (4). De plus comptant dans une trop grande mesure
sur les bourses américaines, en ce qui a trait aux études supérieures dans le domaine
des humanités et des sciences sociales surtout, le Canada a laissé s'affaiblir ses
propres universités, qui manquent non seulement d'argent mais surtout du plus
indispensable personnel versé dans ces disciplines : « La générosité américaine nous
a aveuglés sur nos propres besoins. Du point de vue culture, nous nous sommes nourris de
la munificence de nos voisins. Nous nous demandons ensuite, piteusement, pourquoi nous
n'avançons pas plus vite dans le domaine artistique. » Cette observation, c'est la
Conférence nationale des universités canadiennes qui l'a formulée dans son mémoire (5).
15. La question de l'appauvrissement de nos universités canadiennes, par
suite de l'insuffisance de nos efforts pour garder nos étudiants au pays, nous amène à
celle, plus générale, de notre disposition à nous reposer sur les États-Unis du soin
de satisfaire à plusieurs de nos besoins d'ordre intellectuel. Très peu de Canadiens se
rendent compte des effets de cette attitude. Qu'un raz de marée s'abatte sur nos voisins,
nous savons que notre vie économique en serait toute désorganisée. Mais, dans d'autres
domaines, savons-nous jusqu'à quel point nous comptons sur les autres ?
16. Une telle catastrophe hâterait sans doute la constitution d'une
bibliothèque nationale dont le besoin se fait sentir depuis si longtemps. Toutefois, sans
les innombrables documents bibliographiques qui nous viennent des États-Unis, la tâche
serait très difficile et la bibliothèque serait privée de plusieurs livres canadiens
inestimables qu'on peut se procurer aux États-Unis seulement. D'ailleurs, il serait
difficile de constituer le personnel voulu puisque n'existent pas, au Canada, les moyens
de dispenser la formation supérieure en bibliothéconomie. Sans doute la Conférence
nationale des universités canadiennes dresserait-elle en toute hâte des plans en vue de
perfectionner notre enseignement post-universitaire. Car l'envoi d'un grand nombre
d'étudiants en Angleterre et en France serait très coûteux. L'établissement de
diverses écoles d'art spécialisées serait indispensable. Il serait également
nécessaire de s'occuper des études supérieures, des travaux de
[18]
recherches et des publications d'ouvrages d'humanités et de sciences sociales car, à
l'heure actuelle, ces initiatives dépendent presque entièrement de la générosité
américaine. De fait, un organisme canadien, qui travaille dans ce domaine, reçoit des
États-Unis tout l'appui dont il dispose.
17. Il n'est peut-être pas hors de propos, dans cet aperçu général de
l'influence américaine sur notre vie culturelle, de signaler que cette influence
pénètre jusqu'à un point extraordinairement avancé dans une zone qui dépasse les
limites de notre enquête mais qui y est étroitement lié. Tout instituteur canadien de
langue anglaise qui veut se perfectionner ou avancer dans sa profession fait presque
invariablement le pèlerinage au Teachers College de Columbia University ou à une
autre des cinq ou six institutions américaines du même genre. Puis, il revient au pays
occuper un poste supérieur dans les écoles élémentaires et high schools,
ou enseigner dans nos écoles normales, ou collèges de pédagogie. Combien de Canadiens
se rendent compte que, dans plusieurs régions du Canada tout au moins, les écoles
acceptent implicitement de New-York des directives qu'elles ne songeraient pas à prendre
d'Ottawa ? Il ne nous appartient pas de nous prononcer sur la qualité de ces directives,
mais nous pouvons formuler deux observations d'ordre général : d'abord, les Américains
eux-mêmes s'accommodent de moins en moins volontiers de ce régime. En second lieu, notre
recours aux institutions américaines, et notre imitation paresseuse et même un peu veule
de ces institutions nous a conduits à accepter sans discernement des idées et des
hypothèses étrangères à notre tradition. Sans l'hospitalité des Américains, nous
aurions peut-être été forcés, au Canada, de rechercher des idées et des méthodes
d'enseignement plus conformes à notre propre mode de vie.
18. On pourrait ajouter que nous aurions été contraints à produire notre
propre matériel d'enseignement : livres, cartes, documentation iconographique et le
reste. En ce moment, dans les milieux anglais d'éducation au Canada, nous comptons
beaucoup trop sur les États-Unis dans ce domaine. Les textes servant aux écoles
primaires et secondaires sont parfois rédigés au Canada, mais les instituteurs se
plaignent de ce qu'une trop forte partie du matériel complémentaire soit d'origine
américaine, signalant que les renseignements et directives qui s'y trouvent, s'ils
conviennent aux écoliers américains, ne sont pas du tout appropriés aux petits
Canadiens. Voici un exemple qui démontre bien que même les meilleurs textes américains
ne peuvent convenir aux Canadiens. On nous a signalé, dans un mémoire, que sur
trente-quatre élèves de huitième année d'une école canadienne, dix-neuf étaient
parfaitement au courant de la signification du 4 juillet, tandis que sept seulement
connaissaient celle du 1er juillet.
19. Dans les universités, la situation est beaucoup plus grave. Comme le
nombre d'étudiants qui fréquentent les universités canadiennes est relativement
restreint et que les maisons d'édition américaines, dont les marchés
[19]
sont immenses, sont facilement accessibles, on s'approvisionne généralement de livres et
de manuels aux États-Unis. Il n'est pas sans intérêt de noter que nous avons entendu un
homme de science se plaindre énergiquement des manuels américains :
« Pour ce qui est des personnes et de l'antériorité, les auteurs américains sont
fortement enclins à favoriser les Américains. Cela ne signifie pas qu'ils déformeront
les faits, cependant, en mentionnant les noms de personnes et d'industries américaines et
en omettant celui des autres, il est facile de brosser un tableau tout à fait inexact. On
ne favorise guère l'essor d'un véritable canadianisme en exposant continuellement les
étudiants canadiens à cette influence (6) »
20. Dans d'autres domaines, c'est moins de parti pris dont on se plaint que
de la différence de points de vue. Pour ce qui est de l'histoire, par exemple, comme on
utilise des ouvrages et des manuels américains, nos professeurs éprouvent beaucoup de
difficulté à préparer des cours qui ne se donnent habituellement pas dans les
universités américaines. Aux degrés inférieurs, les cours d'histoire du Canada posent
des problèmes particuliers, car les éditeurs américains jugent que la demande
insuffisante ne justifierait pas la publication de manuels et de cartes. Il convient de
souligner encore une fois que nous avons grandement bénéficié de bon nombre de produits
américains; cependant, comme nous avons laissé toute initiative en cette matière à nos
voisins, nous ne pouvons satisfaire à nos besoins particuliers.
21. Bien qu'au Canada de langue française la différence de langue
constitue une certaine protection, ailleurs dans le pays l'usage inconsidéré des
institutions américaines d'éducation et, par conséquent, l'adoption de la conception
américaine de l'éducation et aussi l'usage que nous faisons de ce que les Américains
appellent « aides à l'enseignement », ont certainement contribué à rendre nos
régimes d'enseignement moins canadiens, moins appropriés à nos traditions, nous portant
à négliger la valeur des ressources qu'offrent nos deux cultures. C'est dire aussi, (et
ce point nous intéresse directement) qu'un grand nombre de nos meilleurs instituteurs de
langue anglaise, qui sont non seulement des instituteurs, mais des dirigeants dans leur
milieu, ont reçu aux États-Unis la dernière partie de leur formation, et c'est souvent
celle dont l'influence est la plus grande. Cette formation peut être excellente en soi,
mais nous avons certes le droit de souhaiter que les hommes et femmes appelés à exercer
une si grande influence sur la vie des Canadiens aient la possibilité de se réunir et
travailler ensemble dans quelque institution nationale dont le corps professoral pourrait
être cosmopolite, mais qui serait en état de mettre au premier plan les intérêts et
les problèmes canadiens.
22. La question des manuels scolaires, dont nous venons de parler,
démontre que, si les importations américaines peuvent nous être utiles, elles peuvent
aussi être nuisibles. Mais ce n'est là qu'un aspect du problème plus vaste que suscite
l'importation culturelle de caractère massif. Nous avons
[20]
traité plus haut des tournées de concerts au Canada organisées au delà de nos
frontières. Elles ont du bon, pour autant qu'elles permettent aux Canadiens d'entendre
d'éminents musiciens. Cependant, afin d'entendre des artistes réputés, les abonnés
doivent aussi souffrir bien des inconnus dont plusieurs, s'ils n'étaient pas favorisés
par cette puissante organisation, ne sauraient rivaliser, nous dit-on, avec les artistes
canadiens. Le pauvre artiste canadien, pour avoir son tour, est donc forcé de se rendre
outre-frontière, ce qui n'est pas la solution la plus heureuse ni pour lui ni pour ses
concitoyens.
23. Tout Canadien réfléchi se reconnaît une dette envers les États-Unis
pour ce qui est de films, d'émissions radiophoniques et de périodiques excellents.
Cependant, le prix que nous payons au point de vue national est peut-être excessif. Nous
nous étendrons davantage, par la suite, sur la question du cinéma et de la radio;
signalons, en passant, que si notre réseau national diffuse, le dimanche, l'émission de
musique symphonique de New-York, il transmet aussi, le jour, maints « opéras-savons ».
En ce qui concerne les périodiques, nous recevons plusieurs publications américaines
dignes d'estime, mais aussi beaucoup d'autres de valeur nettement inférieure, qui
menacent, comme on nous l'a signalé, de submerger complètement nos publications
canadiennes. Voici les remarques que formule à ce sujet la Société des écrivains
canadiens :
« Une culture canadienne d'inspiration anglaise et française n'atteindra jamais le
niveau que nous lui souhaitons, aussi longtemps que des mesures appropriées n'auront pas
été prises contre l'envahissement de la presse canadienne par l'une des formes les plus
détestables de la production écrite des États-Unis, aussi longtemps que des milliers de
pages made in United States seront reproduites telles quelles par les journaux de
langue anglaise ou traduites pour les lecteurs de langue française, aussi longtemps que
les pulp magazines et les petits ouvrages de même nature entreront ou seront
distribués sans restriction comme ils le sont présentement au Canada » (.7).
24. La Canadian Periodical Press Association s'exprime de la même
façon. Au cours de la dernière génération, nos périodiques ont maintenu et consolidé
notablement leur position malgré la concurrence écrasante qu'ils doivent surmonter. Les
revues canadiennes ont réussi, en dépit de grandes difficultés, à atteindre un tirage
annuel de près de 42 millions, mais le nombre de revues américaines vendues au Canada
dépasse 86 millions. « Le Canada, disait l'un des membres de l'Association, est le seul
pays d'importance dont la population lit plus de périodiques étrangers que de
périodiques publiés au pays même, à l'exclusion des journaux locaux »(8). D'autre part, les périodiques canadiens ne
peuvent pénétrer dans le marché américain, car il semble que les Américains ne soient
pas assez bien renseignés sur le Canada pour faire cas des publications canadiennes. Nos
périodiques sont
[21]
donc limités au Canada, où le marché est restreint, n'est aucunement protégé et ne
comprend que neuf millions de lecteurs de langue anglaise. Il ne faut pas oublier que
leurs concurrents desservent 160 millions de lecteurs sur l'ensemble du continent
nord-américain (9).
25. L'invasion américaine par le moyen du film, de la radio et des
périodiques est formidable. Une bonne partie de ce qui nous vient ainsi a de la valeur,
comme nous l'indiquerons plus loin. On nous a signalé, cependant, que bien des émissions
radiophoniques n'ont aucune signification particulière au Canada et ne tiennent nullement
compte des conditions existant au pays; quelques-unes, notamment certaines émissions
policières et horrifiantes à l'intention des enfants, sont réellement nuisibles. De
même, les commentaires d'actualité et les émissions en direct émanant des réseaux
américains sont spécifiquement préparés pour des auditeurs américains; il est donc à
peu près certain qu'ils seront partiaux, soit par les renseignements qu'ils donnent ou
omettent, soit en raison des opinions exprimées. Nous croyons légitime de rapporter ces
remarques sur la radio américaine sachant que bon nombre d'émissions de cette
provenance, et la radio américaine en général, ont récemment fait aux États-Unis
l'objet de critiques sévères. Tous conviendront, croyons-nous, que les Canadiens
devraient s'efforcer d'éviter, dans le domaine de la radio et de la télévision, au
moins ce genre de faiblesses qui ont soulevé aux États-Unis les critiques les plus
énergiques et les plus acerbes (10).
26. L'influence américaine sur le mode de vie du Canada est pour le moins
impressionnante. Loin de nous la pensée de priver les Canadiens de la liberté de s'en
prévaloir. L'échange culturel est excellent en soi. Il élargit le choix du consommateur
et fournit au producteur une concurrence stimulante. On ne saurait nier, cependant, qu'une
proportion exagérée de productions venant d'une même source étrangère peut étouffer
au lieu de stimuler nos propres efforts créateurs; si nous acceptons tout passivement,
sans établir des normes de comparaison, nous risquons d'atrophier nos facultés
critiques. Nous consacrons présentement des millions de dollars au maintien d'une
indépendance nationale qui n'aurait aucune signification si la vie culturelle des
Canadiens n'était pas solidement assise et bien distincte. Nous avons constaté que nos
traditions et notre histoire renferment les éléments de cette vie culturelle; nous avons
réalisé d'importants progrès, souvent grâce à la générosité des Américains.
Cependant, nous ne devons pas nous aveugler au point d'oublier le danger toujours présent
d'une dépendance permanente.
[page 22 blanche] |