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CHAPITRE V*
LA PRESSE ET
LES PÉRIODIQUES
C'EST avec une certaine hésitation
que nous nous risquons à inclure le journal et
la presse périodique dans cet examen des arts,
des lettres et des sciences. Officiellement, nous
n'avons à nous occuper ni des journaux ni des
revues; leur publication, au Canada, est une
opération complexe, variée et spécialisée, et
le profane qui se risquerait à en discuter, [sic]
tomberait facilement dans la banalité ou
pourrait même commettre de graves erreurs de
jugement; nous ne déposerons donc aucune
recommandation précise en ces matières, bien
que, ailleurs, nous ayons noté certaines
difficultés dont souffrent les éditeurs de
journaux et de revues. Néanmoins, il nous
semblerait incongru, dans une étude de cette
nature, de passer sous silence les quotidiens et
les revues du Canada, qui fournissent aux
Canadiens la plus grande partie de leurs
lectures, et qui sont probablement pour eux la
source essentielle de la connaissance qu'ils ont
de leurs propres concitoyens. Nos quotidiens ont,
ensemble, un tirage journalier d'environ trois
millions et demi d'exemplaires; nous avons cinq
journaux, paraissant chaque fin de semaine, qui
totalisent près de deux millions d'exemplaires
par semaine; environ un millier d'hebdomadaires
d'intérêt local ont un tirage qui varie de cinq
cents à mille ou davantage; nous avons appris
qu'il y a, chez nous, trente-deux journaux
agricoles, atteignant un tirage global d'à peu
près deux millions d'exemplaires; enfin, nos
dix-huit revues principales totalisent un tirage
de près de trois millions; quarante autres
ajoutent à ces chiffres un tiers de million et
les journaux commerciaux et techniques, un
million encore (1). Nous
nous rendons compte qu'une statistique de ce
genre n'a guère d'utilité en soi; elle a, du
moins, le mérite de révéler l'existence, au
Canada, d'une presse florissante; de plus, elle
fait songer que les opinions, les attitudes, les
goûts, les croyances et les préjugés des
citoyens canadiens, sont, sans aucun doute, très
largement influencés (de façon recommandable ou
non), par cette énorme quantité de papier
imprimé qu'ils trouvent si facilement à leur
portée.
2. Nous avons également
appris avec intérêt que le tirage des journaux
canadiens s'est considérablement accru au cours
des dix dernières années. Cet accroissement
devrait rassurer ceux qui, il y a quelques
années, craignaient que les nouveaux moyens de
diffusion (tels que la radio et les films
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documentaires) ne menacent sérieusement la
puissance traditionnelle de la presse. À cet
égard, nous pouvons constater que la Commission
royale d'enquête sur la Presse en
Grande-Bretagne, qui a présenté son
rapport en juin 1949, n'éprouve aucune
appréhension.
« Une société démocratique exige de
ses membres une participation active et
intelligente aux affaires de leur
collectivité, au niveau local aussi bien
qu'au niveau national. Une démocratie
présume que ses membres possèdent, des
événements courants, une connaissance
suffisante pour leur permettre de se former
l'opinion éclairée nécessaire à
l'exercice de leur droit de vote, et
d'assurer, dans l'intervalle des élections,
la vigilance requise de ceux dont les
gouvernants sont les serviteurs et non les
maîtres. Cette forme de gouvernement repose,
toujours davantage, sur une participation
active et informée, non seulement aux
mouvements d'ordre purement politique mais
aussi à l'effort de la collectivité qui
cherche à adapter sa vie économique et
sociale à une conjoncture sans cesse plus
complexe. Il s'ensuit qu'une société
démocratique a besoin d'une source
d'information à la fois claire et
véridique, à l'égard des événements, de
leur ambiance et de leurs causes; elle a
besoin aussi d'un forum pour la discussion et
pour la critique motivée; et, en dernier
lieu, elle a besoin d'un instrument grâce
auquel particuliers et groupements peuvent
exprimer leurs points de vue ou plaider en
faveur d'une cause.
La responsabilité de satisfaire ces
besoins repose, inévitablement et dans une
large mesure, sur la presse; c'est-à-dire,
sur les quotidiens et les revues qui sont la
source principale alimentant le public en
informations, en discussions et en
plaidoyers. Depuis quelques années, la
presse, il est vrai, partage ce rôle avec la
radio; mais l'impertinence de l'émission
radiophonique, jointe aux limitations
relatives à la quantité et à la nature de
la matière qu'on peut diffuser, laisse à la
presse son rôle prépondérant »(2).
3. Dans quelle mesure la
presse canadienne assume-t-elle ces graves
responsabilités, ce n'est pas ici le lieu de
répondre à cette question et nous ne sommes pas
l'organisme qualifié pour le faire. Il est fort
éloigné du domaine de notre compétence
d'entreprendre une enquête à cette fin,
comportant l'examen de questions telles que les
finances, la réglementation, les difficultés,
la liberté de la presse au Canada et son sens
des responsabilités. Nous ne nous aventurerons
pas même à faire des conjectures sur
l'importance des journaux canadiens en tant que
facteurs d'unité nationale et de compréhension
mutuelle. Cela seul, en effet, constituerait
l'objet d'une enquête formidable. Les journaux
de notre pays ont, sans aucun doute, le devoir de
rendre compte des nouvelles avec toute la
précision possible; ils ont le droit de
présenter ces nouvelles d'une manière qui, à
leur sens, rendra chaque journal plus attrayant,
plus populaire et plus influent. Jusqu'à
présent, les « nouvelles », au Canada, ont
surtout eu un caractère local ou régional. Un
habitant de Vancouver, en résidence à Toronto,
ne trouverait que peu d'information touchant sa
ville natale dans la presse locale,
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n'étaient un tremblement de terre, une grève
importante, un meurtre spectaculaire, une
inondation, une tempête inattendue et
dévastatrice. De son côté, un habitant de
Toronto profitant de l'hospitalité de Vancouver
netrouverait généralement, dans les journaux
quotidiens, rien qui lui rappelle que Toronto ou
la province d'Ontario existent toujours. Dans
n'importe quelle petite ville canadienne,
l'incendie d'une boulangerie locale, ou un
scandale municipal quelconque, chasserait de «
la une » du journal local les résultats
électoraux d'une autre province, ou la première
exécution d'une symphonie canadienne à Londres.
Cet intérêt et cette préoccupation pour tout
ce qui est proche et familier ne sont en aucune
façon les symptômes d'un regrettable esprit de
clocher; c'est une part du prix que nous payons
pour nous répandre sur l'étendue d'un
demi-continent. Si même l'on pouvait vaincre des
difficultés matérielles de distribution (par
l'usage du fac-similé, par exemple), un journal
qui s'efforcerait d'englober efficacement tout le
champ des informations nationales, ne
présenterait sans doute que peu d'intérêt pour
la plupart de nos localités; de plus, pour avoir
le droit de s'appeler national, un journal
canadien devrait être publié simultanément en
français et en anglais, entreprise où aucun
journal canadien n'a osé se lancer, quelque fort
que puisse être son tirage. Le seul périodique
qui mérite ainsi le qualificatif « national »,
est le Reader's Digest des États-Unis,
qui, publié dans les deux langues, a,
paraît-il, une large diffusion au Canada.
4. Dans le cours de notre
analyse de la presse nationale, nous ne saurions
oublier le rôle remarquable que la Presse
canadienne joue dans la collection et la
distribution des informations au Canada. Cette
entreprise coopérative, maintenue par
quatre-vingt-onze quotidiens canadiens et
approvisionnant en informations plus de cent
postes de radiodiffusion, n'a pu être créée
qu'au prix des plus grandes difficultés et de
dépenses considérables; mais le résultat de
ces efforts a été de mettre sur pied un service
indépendant d'informations, destiné à
résoudre les problèmes nés des conditions
géographiques du Canada (3) . Il
ne nous semble pas que la Presse canadienne ait
jamais été en butte à des critiques graves
concernant un manque de précision ou d'esprit
objectif. Il est vrai, cependant, que cette
organisation reflète fidèlement les vertus et
les défauts des bons journalistes de toute
l'Amérique du Nord, et, sans doute, du monde
entier. Les informations choisies par elle,
l'accent qui leur est conféré et l'ordre de
priorité qui leur est ménagé, ainsi que le
sens de leur valeur, tous ces facteurs sont ceux
qui règnent dans n'importe quel bon quotidien
d'Amérique du Nord. Le rang modeste accordé aux
sujets éducatifs, scientifiques et culturels
est, sans doute, le reflet de l'état d'esprit du
public.
5. En dehors des articles de
quelques journalistes canadiens distingués, en
tournée ou en poste à l'étranger, et en dehors
des communications des bureaux de la Presse
canadienne énumérés ci-dessous, les
informations internationales nous parviennent
surtout par l'intermédiaire des agences de
presse et par les services étrangers des
journaux américains. Grâce à la
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British United Press, qui, au
Canada, travaille de façon complémentaire avec
la Presse canadienne, un bon nombre de nos
journaux sont en relations avec l'United Press,
et beaucoup d'autres ont accès au service
mondial de l'Associated Press, par
l'intermédiaire de la Presse canadienne. Maints
journaux canadiens sont également abonnés à l'International
News Service, à Reuter, à
France-Presse, au service des nouvelles
étrangères du New York Times, du New
York Herald Tribune, ou du Chicago Daily
News. Bien que la Presse canadienne,
par ses bureaux de New-York, Washington et
Londres, porte une attention toute
spéciale aux intérêts canadiens dans ces
régions, nous dépendons amplement au Canada de
services étrangers destinés en premier lieu au
marché des États-Unis. Il semble impossible de
remédier à cette situation, à moins que les
journaux abonnés à la presse canadienne
n'estiment pratique et désirable d'étendre
leurs propres services d'informations à
l'étranger; il est fort probable que peu de
Canadiens se rendent compte que les informations
internationales qu'ils lisent ou entendent, sont,
pour la plupart, recueillies et rédigées par et
pour des Américains; et que si nos journaux ne
s'abonnaient pas à ces vastes services
américains, puissamment organisés, nous serions
souvent réduits à des renseignements tout à
fait insuffisants sur bien des événements
d'importance.
6. On peut discuter sur
l'apport de la presse du Canada au développement
des arts et des lettres dans notre pays. Nombre
de nos grands journaux accordent, depuis
longtemps, une place généreuse à la chronique
des livres, à la critique musicale et
artistique, et nous avons, parmi nous, des
journalistes qui savent écrire avec profondeur
et distinction; mais nous ne saurions nous
prononcer quant à l'influence de ces éléments
sur notre vie culturelle. C'est peut-être parce
que nos aptitudes créatrices sont restreintes
dans le domaine artistique, que nous n'avons
qu'une littérature critique des plus réduites.
Nous savons que de nombreux directeurs
emploieraient volontiers des écrivains capables
d'écrire une critique musicale, dramatique ou
littéraire, ou encore scientifique; mais il
semblerait que nous n'ayons pas un nombre
suffisant de gens qualifiés pour la critique et
en même temps désireux de devenir journalistes.
Apparemment, la presse canadienne-française est
beaucoup plus favorisée, sans doute parce que
les traditions de la critique européenne y ont
été mieux gardées et davantage appréciées.
7. Le mémoire
impressionnant de la Canadian Daily Newspapers
Association est entièrement consacré à
l'examen des conséquences que représenterait
pour la presse l'emploi généralisé du nouvel
appareil de diffusion de fac-similés, qui est,
semble-t-il, à la veille de devenir le rival
puissant et populaire des journaux actuels. Nous
ne pouvons prétendre qu'à une connaissance
très limitée de ce nouveau moyen de diffusion.
Pour résumer et pour autant que nous puissions
la comprendre, cette méthode consisterait à
livrer à domicile un journal imprimé, avec la
même facilité, et en usant
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essentiellement des mêmes moyens, qu'une
émission de radio ou de télévision. Il n'y
aurait besoin ni de presses à imprimer ni de
services de distribution, et tout poste émetteur
de radio pourrait participer à cette forme
nouvelle de journalisme pour une somme qui ne
représenterait qu'une partie minime de celle qui
serait nécessaire à la fondation d'un journal
de forme traditionnelle. La Canadian Daily
Newspapers Association affirme que cette
invention attirera des éléments nouveaux vers
le journalisme et que le lecteur de fac-similés,
assis près de son poste, sera capable de tourner
n'importe quel bouton correspondant à divers
journaux, de même qu'aujourd'hui il choisit
telle ou telle émission radiophonique.
8. Nous comprenons
l'inquiétude qu'éprouvent les éditeurs de
journaux, à l'idée des possibilités de ce
nouvel instrument de diffusion. Nous comprenons
également l'appréhension des journalistes à la
pensée que ce nouveau procédé de publication
journalistique serait soumis à la législation
et aux règlements qui régissent à l'heure
actuelle la radiodiffusion, et qui, nous en
convenons, seraient difficilement conciliables
avec nos vues traditionnelles sur la liberté de
la presse. Nous reviendrons à ce problème
important et difficile dans la deuxième partie
du présent Rapport, où nous exprimerons nos
vues en ce qui concerne la radiodiffusion.
9. Dans un des
chapitres précédents du Rapport, où nous
traitions de l'influence du facteur géographique
sur notre vie nationale, nous avons cité le
commentaire d'un des représentants de la Periodical
Press Association : « Le Canada . . .
est le seul parmi les pays d'importance, dans le
monde, dont les habitants lisent plus de
périodiques étrangers que de périodiques
nationaux, si l'on excepte les journaux locaux »(4). Il
nous semble que cette affirmation résume et
illustre à merveille la plupart des problèmes
que nous avons passés en revue. Expliquer en
détail les causes de cette situation, examiner
avec assez de minutie ses conséquences possibles
serait une tâche d'une telle ampleur que nous ne
saurions l'entreprendre dans le cours de ces
observations qui se bornent à des
généralités. Cependant, il nous plairait, en
passant, de mentionner ici les souvenirs
agréables que nous a laissés notre réunion, à
Toronto, avec les représentants de la Periodical
Press Association, qui surent nous exposer
leurs problèmes avec habileté et bonne humeur.
10. La presse périodique du
Canada (si l'on peut se permettre des
généralisations au sujet de publications qui
comprennent des revues universitaires
trimestrielles, aussi bien que des hebdomaires de
veine populaire, imitant franchement des
publications américaines à grand tirage)
s'efforce vraiment de retenir l'attention de la
nation tout entière, et, nous semble-t-il, y
parvient. Notre presse a donné asile et
encouragement à des Canadiens écrivant sur le
Canada, et, souvent, elle a eu le plaisir un peu
mélancolique de permettre à des écrivains
canadiens de perfectionner leur technique
jusqu'au point où ils peuvent vendre leur
production à des périodiques
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américains plus fortunés. On nous a appris
que les revues canadiennes importantes ont un
contenu purement canadien représentant une
proportion de soixante-dix à quatre-vingt pour
cent de leur imprimé total; qu'elles s'efforcent
d'expliquer l'idée du « Canada » à tous ses
habitants; qu'elles traitent avec vigueur et
objectivité des divers problèmes nationaux et
qu'elles parviennent à survivre et même à
prospérer, bien que les journaux américains se
vendent dans une proportion de deux contre un sur
notre propre marché. Les revues canadiennes, au
rebours de ce qui se passe pour les textiles ou
les pommes de terre, ne sont défendues par aucun
tarif protecteur, bien que l'élargissement
constant du marché canadien ait éveillé
l'intérêt des agents de publicité et des
revues américaines et que la concurrence de
notre voisin du Sud soit devenue, de ce chef, de
plus en plus âpre. Nous avons été
impressionnés de ce que les périodiques
canadiens ne désirent ni ne demandent aucune
mesure protectrice, à l'exception d'une
révision des droits de douane qui frappent le
papier d'imprimerie importé des États-Unis. À
l'heure actuelle, ils ont à subir la concurrence
de quantités énormes de revues américaines,
publiées sur du papier qui ne rapporte ni droits
de douane, ni taxes de vente au gouvernement
canadien; et ils ont fait valoir qu'une remise de
99 pour cent des droits versés actuellement sur
le papier-journal importé des États-Unis,
donnerait à leurs entreprises une impulsion qui
serait la bienvenue.
11. Nous répétons que les
problèmes qui se posent à la Periodical
Press Association sont pour nous le symbole
de maints problèmes auxquels le Canada, en tant
que pays, et les Canadiens, en tant que peuple,
ont à faire face. Nous n'avons pas au Canada de
revues semblables à Atlantic, Harper's
ou New Yorker. Néanmoins, nous
possédons une presse périodique qui, en dépit
de nombreuses tentations et de quelques
défections, tient à demeurer résolument
canadienne.
12. On ne saurait conclure
sans dire un mot au sujet du périodique sans but
lucratif, de la petite revue qui, éditée par un
groupe de gens courageux et pleins de talent, a
souvent donné un encouragement précieux aux
écrivains possédant un véritable don
créateur, et surtout aux poètes. Ses rubriques
de critique, littéraire et autre, sont sévères
mais généralement bien informées, écrites
d'une plume brillante et alerte. Ces petites
revues, qui n'ont souvent qu'une existence
brève, n'attirent que peu de lecteurs et par
conséquent ne trouvent pas de publicité à
mettre dans leurs colonnes; elles jouent
cependant un rôle primordial dans la vie
culturelle de notre pays; leur existence
précaire, leur mort prématurée, et, souvent,
leur renaissance courageuse, sont sans aucun
doute des facteurs essentiels dans notre lente
évolution vers un état de civilisation
raffinée.
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