CMAJ/JAMC Special supplement
Supplément spécial

 

Lignes directrices sur la transfusion de globules rouges et de plasma aux adultes et aux enfants

Transfusion de globules rouges allogènes

L'unité type de sang obtenue chez un donneur est constituée d'environ 450 mL de sang total prélevé dans 63 mL d'anticoagulant17. On prépare le culot érythrocytaire en séparant le plasma du sang total par centrifugation. Les caractéristiques du culot érythrocytaire varient selon la solution d'anticoagulant et agent de conservation utilisée (Tableau 1). Chez l'adulte moyen, chaque culot devrait augmenter le taux d'hémoglobine de 10 à 15 g/L17.

Transport d'oxygène et réactions physiologiques à l'anémie

La façon la plus simple de réduire la fréquence des transfusions de sang allogène consiste à attendre que l'anémie s'aggrave. On n'a toutefois pas encore fixé le seuil optimal où il faut commencer la transfusion; il est clair qu'il ne faut pas laisser l'anémie s'aggraver au point de compromettre la distribution d'oxygène (DO2) ou sa consommation dans les tissus. On mesure le pouvoir oxyphorique du sang soit indirectement en mesurant la concentration des globules rouges (l'hématocrite), soit directement en déterminant la concentration d'hémoglobine ([Hb]). Même si ces deux mesures sont utilisées dans la littérature scientifique courante, la concentration d'hémoglobine [Hb] est utilisée plus souvent dans le contexte de la médecine clinique. (Dans le présent document, lorsque les auteurs mentionnent l'hématocrite, ils indiquent la valeur originale et une valeur [Hb] approximative.)

La DO2 est le produit du débit sanguin tissulaire et de la teneur en oxygène du sang artériel. Au niveau du corps, ces facteurs sont représentés par le produit du débit cardiaque (CO) et de la teneur en oxygène du sang artériel (CaO2).

DO2 = CO × CaO2

La CaO2 dépend de la concentration d'hémoglobine [Hb] et du pourcentage de saturation de l'hémoglobine en oxygène. La précharge (retour veineux) et la postcharge jouent toutes deux sur le débit cardiaque (CO). Le débit sanguin est déterminé par la résistance à la circulation dans le lit vasculaire et par la pression de perfusion. Le sang est plus visqueux (résistance à l'écoulement) à des débits moins élevés. La viscosité est donc maximale dans les veinules et minimale dans l'aorte. La viscosité, sans égard au débit, est avant tout fonction de la concentration des globules rouges. Une baisse de la concentration des globules rouges rend le sang moins visqueux et réduit la résistance à l'écoulement. Une réduction progressive augmente graduellement le débit cardiaque (CO)18. Il n'y a pas de consensus dans la littérature quant à la concentration d'hémoglobine [Hb] à laquelle le débit cardiaque commence à augmenter. Chez les adultes, l'augmentation du débit cardiaque correspond initialement au produit d'une précharge plus élevée et d'une postcharge réduite. L'augmentation du retour veineux découle d'une réduction marquée de la viscosité et d'une augmentation passive du débit sanguin dans les veinules postcapillaires. La réduction de la postcharge découle d'une réduction de la viscosité et de son effet sur la résistance vasculaire générale. Chez les enfants, l'augmentation du débit cardiaque dépend davantage que chez les adultes de l'accélération de la fréquence cardiaque et moins de l'augmentation du volume systolique.

La capacité oxyphorique du sang qui a une faible concentration d'hémoglobine [Hb] diminue. Pour compenser cette réduction de capacité et maintenir la distribution d'oxygène, les tissus peuvent augmenter le débit sanguin, soit en mobilisant un plus grand nombre de capillaires, soit en augmentant le débit dans le réseau capillaire existant. Les tissus peuvent aussi augmenter les taux d'extraction (TE) d'oxygène. L'extraction d'oxygène peut s'améliorer surtout dans les lits tissulaires qui consomment normalement une faible proportion de l'oxygène disponible. Dans les lits essentiellement tributaires de l'apport sanguin, comme le cœur, les taux d'extraction sont plus élevés dans des conditions normales19,20. Dans ces lits, pour que la consommation d'oxygène et le métabolisme aérobique soient maintenus, le débit sanguin régional doit augmenter proportionnellement plus que l'augmentation du débit cardiaque. Lorsque la concentration d'hémoglobine [Hb] diminue à 50 g/L (hématocrite de 0,15), on assiste à une baisse de la consommation d'oxygène dans le myocarde, baisse qui peut être attribuable à une déficience de l'extraction de l'oxygène dans le myocarde21. Chez les animaux, l'organisme commence à produire du lactate coronarien (métabolisme anaérobie) à une concentration d'hémoglobine [Hb] inférieure à 35g/L (hématocrite de 0,10)22. Dans un modèle de sténose coronarienne, cet état anaérobie se produit à une concentration d'hémoglobine [Hb] de 60 à 70 g/L23­25. Ces valeurs coïncident aussi avec l'apparition d'anomalies du mouvement de la paroi ventriculaire25.

Il est possible d'améliorer l'oxygénation tissulaire en déplaçant vers la droite la courbe de dissociation de l'oxy-hémoglobine (vers une P50 plus élevée). Ceci peut se produire par l'augmentation du taux de 2,3 diphosphoglycérate (2,3-DPG) dans les globules rouges et par réduction du pH : ces deux changements facilitent le relargage de l'oxygène dans les tissus. Il faut de 12 à 36 heures pour que les changements de la courbe de dissociation de l'oxy-hémoglobine découlant d'une modification du taux de 2,3-DPG érythrocytaire se manifestent suite à une diminution de la concentration d'hémoglobine [Hb]. À cause de ces adaptations, dans les cas d'anémie chronique, une baisse de 50 % de la capacité oxyphorique s'accompagne d'une réduction de 25 % seulement de la disponibilité d'oxygène aux tissus26.

Les compensations physiologiques d'une baisse de la concentration d'hémoglobine [Hb] devraient normalement suffire à équilibrer la diminution de la capacité oxyphorique et à maintenir la distribution de l'oxygène dans les tissus. La concentration optimale d'hémoglobine [Hb] est le taux qui permet la distribution d'oxygène la plus grande moyennant le coût d'énergie le plus faible pour l'organisme. Pour ce qui est de la distribution de l'oxygène dans tout le corps, Messmer a conclu que la concentration optimale d'hémoglobine [Hb] était de 100 g/L (hématocrite de 0,30)27,28. Tandis que la concentration d'hémoglobine [Hb] tombait de 150 g/L à 100 g/L et que le volume normal de sang en circulation se maintenait, la réduction de la viscosité a suffi pour permettre une augmentation du débit sanguin telle que la capacité oxyphorique systémique a augmenté. Lorsque la concentration d'hémoglobine [Hb] diminuait davantage, la distribution d'oxygène diminuait de telle façon qu'à une concentration d'hémoglobine [Hb] d'environ 90 g/L, la distribution d'oxygène dans les tissus se situait aux niveaux préanémiques ou était inférieure à ceux-ci29. Comme la distribution d'oxygène est demeurée relativement constante entre des concentrations d'hémoglobine [Hb] de 90 g/L et de 150 g/L, il semblait peu justifié de transfuser des globules rouges aux patients dont la concentration d'hémoglobine [Hb] s'établissait déjà dans cette fourchette de valeurs afin d'augmenter leur distribution d'oxygène. Messmer a conclu que le transport d'oxygène systémique était optimal à une concentration d'hémoglobine [Hb] de 100 g/L et sa conclusion a été appuyée par des mesures physiologiques du corps au complet. Cette conclusion ne peut toutefois être extrapolée pour appuyer des conclusions relatives aux circulations régionales. De plus, même si les affirmations de Messmer sont généralement reconnues et constituent un des piliers des stratégies actuelles de transfusion, elles ne concordent pas avec le travail d'autres chercheurs. Le Merre et ses collaborateurs30 ont signalé que même une hémodilution modérée réduit la capacité oxyphorique systémique et ils ont soutenu aussi que l'extraction accrue d'oxygène des tissus était le principal facteur de compensation.

Même si les mécanismes de compensation restent à clarifier, l'expérience clinique semble appuyer les conclusions de Messmer, c'est-à-dire qu'il semble y avoir peu à gagner sur le plan clinique à administrer une transfusion à la plupart des patients dont la concentration d'hémoglobine [Hb] se situe entre 90 et 150 g/L31­33. L'absence d'avantage mesuré de la transfusion est appuyée par les travaux d'Hébert et ses collaborateurs34 qui, dans le cadre d'une étude clinique contrôlée randomisée multicentrique, ont évalué les effets d'un seuil transfusionnel restrictif ([Hb] 70 à 90 g/L) comparativement à un seuil plus libéral (100 à 120 g/L) chez des patients gravement malades dont la concentration en hémoglobine [Hb] est tombée sous les 90 g/L dans les 72 heures suivant leur admission à un service de soins intensifs. Les groupes d'étude se ressemblaient sur le plan démographique. On a administré beaucoup moins d'unités de sang aux patients du groupe soumis au seuil restrictif, mais on n'a constaté aucune différence dans leur taux de mortalité après 30 jours et 120 jours aux soins intensifs. Même si les résultats sont encourageants, l'échantillon était plutôt limité et il faudra les confirmer après avoir évalué des groupes plus importants de patients.

Les travaux de Messmer servent de base au calcul de la concentration optimale d'hémoglobine [Hb], mais l'expérience acquise chez les Témoins de Jéhovah fournit des données sur la concentration la plus basse tolérable, ce qui constitue peut-être un critère plus approprié pour justifier une transfusion. Viele et Weiskopf35 ont examiné 54 publications portant sur 134 patients atteints d'anémie modérée à grave. Le taux global de décès dans ces cas s'est établi à 37 % et tous les patients dont on a attribué la mort à l'anémie avaient une concentration d'hémoglobine [Hb] inférieure à 50 g/L au moment du décès. Si l'on tient compte des décès liés à l'anémie seulement, le taux de décès a été de 27 % chez les patients qui avaient moins de 50 ans et de 53 % chez les patients de plus de 50 ans. Aucun patient dont la concentration d'hémoglobine [Hb] se situait entre 50 et 80 g/L n'est mort d'anémie. Même si ces résultats peuvent rassurer les cliniciens en indiquant que beaucoup de jeunes patients et certains patients plus âgés tolèrent des concentrations d'hémoglobine [Hb] très faibles, ces rapports comportent un biais de sélection. Il est évident que l'on signale plus souvent le cas des survivants très anémiques que celui des non-survivants et il se peut que le risque de mortalité lié à l'existence d'une anémie grave ait été sous-estimé. De plus, la mortalité n'est pas la seule issue à éviter avec une transfusion sanguine : ces documents fournissent peu d'information sur la morbidité qui peut être évitée au moyen d'une transfusion.

Même si les données cliniques directes sont peu nombreuses, le risque que représente pour le patient une faible concentration d'hémoglobine [Hb] est probablement lié en grande partie à la capacité du coeur de tolérer l'anémie. Carson et ses collaborateurs36 ont produit une étude rétrospective par cohortes portant sur 1958 adultes (âgés de plus de 18 ans) qui ont subi une intervention chirurgicale et ont refusé une transfusion sanguine entre 1981 et 1994. Le risque de décès associé à une concentration plus faible d'hémoglobine [Hb] avant l'intervention était plus élevé et ce risque a été aggravé par la présence d'affections cardiovasculaires. La mortalité dans les 30 jours a été de 1,3 % chez les patients qui avaient une concentration d'hémoglobine [Hb] de 120 g/L et elle a augmenté de façon à peu près linéaire pour atteindre 33,3 % chez les patients qui avaient une concentration d'hémoglobine [Hb] inférieure à 60 g/L. En outre, la perte de sang a eu plus d'effet sur la mortalité des patients qui avaient une concentration d'hémoglobine [Hb] plus faible avant l'intervention. Les auteurs ont conclu qu'une concentration d'hémoglobine [Hb] faible avant l'intervention ou une perte de sang importante au cours de l'intervention chirurgicale aggravent le risque de décès ou de mort périopératoire et que le risque est plus grand chez les patients atteints d'affections cardiovasculaires.

Plusieurs mécanismes physiologiques compensent l'anémie aiguë et contribuent à maintenir la distribution d'oxygène aux tissus. Si ces mécanismes de compensation font défaut, il se peut toutefois que la distribution d'oxygène en souffre et qu'il en découle un dysfonctionnement de certains organes. Les patients âgés tolèrent moins bien les faibles concentrations d'hémoglobine [Hb] : en réponse à l'exercice37, ils sont moins capables d'augmenter leur fréquence cardiaque et leur volume systolique (et, par conséquent, leur débit cardiaque). Chez les patients âgés qui ont une diminution de leur taux d'hémoglobine [Hb] avec un volume sanguin normal, la distribution d'oxygène diminue parce qu'ils ne peuvent augmenter leur débit cardiaque. Une extraction accrue maintient la consommation d'oxygène. On a signalé cette constatation chez des individus en bonne santé et chez des patients qui avaient des problèmes médicaux, à l'exception de ceux atteints de cardiopathie ou d'une coronaropathie reconnue38­40. Même si l'âge chronologique n'est pas nécessairement parallèle à l'âge physiologique et si les individus d'une même population ont des capacités fonctionnelles très différentes, les mécanismes de compensation qui préservent la distribution de l'oxygène sont en général moins efficaces chez les personnes âgées.

Si l'on pense que l'anémie est plus dangereuse chez les personnes âgées que chez les individus plus jeunes, c'est non seulement parce que leurs mécanismes physiologiques compensatoires sont ralentis, mais aussi à cause de l'incidence plus élevée de coronaropathie. Les patients souffrant de maladie coronarienne ont plus de difficulté à accroître leur débit dans les artères coronaires et peut-être aussi leur débit cardiaque41. Ces phénomènes peuvent limiter le degré d'hémodilution toléré par ces patients parce que l'augmentation de débit constitue un mécanisme compensatoire essentiel. Une hémodilution relativement modeste conjuguée à une incapacité de vasodilatation coronarienne peut compromettre le métabolisme et le fonctionnement des ventricules41. On a observé des signes électrocardiographiques d'ischémie chez 22 % des patients dont la fonction ventriculaire gauche était déjà déficiente et qui présentaient une hémodilution, mais non chez les patients dont la fonction ventriculaire gauche était normale41. Ce compte rendu indique qu'en présence d'une sténose modérée des artères coronariennes, il se peut que le débit n'augmente pas suffisamment pour compenser la perte de capacité oxyphorique causée par l'hémodilution et qu'une réduction même modeste de la concentration d'hémoglobine [Hb] puisse entraîner une ischémie avec dysfonction cardiaque. Il se peut également que les patients porteurs de sténose importante ou dont la fonction ventriculaire gauche est déjà déficiente ne tolèrent aucune hémodilution. On a signalé un lien entre de faibles concentrations périopératoires d'hémoglobine [Hb] et l'incidence d'ischémie et d'infarctus du myocarde42. Enfin, Carson et ses collaborateurs36 ont conclu que les patients atteints d'une maladie cardiovasculaire risquent beaucoup plus que ceux qui n'en sont pas atteints de mourir en période périopératoire lorsque leur concentration d'hémoglobine préopératoire [Hb] est de 100 g/L ou moins. La coronaropathie joue probablement un rôle important lorsqu'il s'agit de déterminer la tolérance d'un patient à une faible concentration d'hémoglobine [Hb].

L'information sur les niveaux tolérables d'anémie provient en grande partie des recherches au cours desquelles l'anémie est le principal facteur de stress physiologique. En médecine clinique, la présence simultanée d'états morbides associés, tant aigus que chroniques, de troubles du métabolisme ou de perturbations du transport de l'oxygène peut modifier la tolérance de l'anémie chez le patient. Il n'y a toutefois pas suffisamment de renseignements explicites pour justifier de tirer des conclusions et de formuler des commentaires significatifs dans ces situations en particulier.

Chez les patients dont l'état clinique est stable et qui n'ont aucun risque de coronaropathie, la transfusion a plus de chances d'être bénéfique lorsque la concentration d'hémoglobine [Hb] est inférieure à 60 g/L, mais non lorsqu'elle est supérieure à 80 g/L : il faut toutefois s'assurer de maintenir le volume sanguin et évaluer constamment le patient. Les patients en situation critique et ceux qui ont un risque de coronaropathie ont moins de chances de tolérer aussi bien une faible concentration d'hémoglobine [Hb] et le maintien d'une plage plus élevée de concentrations d'hémoglobine [Hb] leur sera probablement plus bénéfique.

Les mesures de distribution d'oxygène et d'oxygénation tissulaire peuvent indiquer avec précision s'il y a lieu de transfuser des globules rouges, mais l'obtention de telles mesures ne peut se faire qu'au prix de techniques invasives de monitoring. C'est pourquoi le médecin doit souvent appuyer ses décisions sur les données disponibles mais moins informatives, comme les caractéristiques du patient (c.-à-d. âge, présence de cardiopathie), le contexte clinique (c.-à-d. patient stable sans saignement continu par rapport à une perte de sang continue), les signes vitaux et la façon dont le patient tolère la situation. Dans certaines situations, notamment en période périopératoire ou chez les patients instables sous sédation ou ventilation mécanique, des médicaments peuvent masquer davantage les indices hémodynamiques recherchés et il se peut que les caractéristiques du patient et le contexte clinique jouent un plus grand rôle encore dans la décision de transfuser ou non des globules rouges.

La transfusion de multiples unités de sang convient dans certaines situations -- habituellement pendant la réanimation consécutive à une hémorragie grave. On semble toutefois transfuser régulièrement plus d'une unité de sang dans des situations moins urgentes, et il faudrait réévaluer cette pratique. Les médecins devraient plutôt envisager la transfusion d'une unité à la fois et évaluer le patient après chaque unité afin d'éviter de l'exposer inutilement.

Principes particuliers à une hémorragie aiguë

Lorsque la perte de sang est aiguë, le sujet tolère habituellement bien la diminution initiale du contenu artériel en oxygène parce que le débit cardiaque augmente pour compenser la perte. Même si elle est fonction du taux de perte sanguine, on n'a pas déterminé la limite inférieure de la tolérance à l'anémie aiguë chez l'être humain, mais la distribution d'oxygène sera probablement suffisante chez la plupart des sujets dont la concentration d'hémoglobine [Hb] est supérieure à 70 g/L2,43, s'il n'y a pas d'autres troubles physiologiques qui compromettent la distribution de l'oxygène. Cette hypothèse n'est toutefois pas toujours valide. On a bien décrit les effets des médicaments, des maladies préexistantes et de l'hypothermie et il faut en tenir compte lorsqu'on évalue la réaction d'un patient à une hémorragie aiguë43­45. En l'absence d'autres facteurs de cette nature, l'oxygénation des tissus semble se maintenir et l'anémie est bien tolérée jusqu'à un hématocrite de 0,18 à 0,25 (ou une [Hb] de 60 à 80 g/L)46.

La concentration d'hémoglobine [Hb] mesurée est souvent trompeuse en cas d'hémorragie aiguë parce qu'elle est liée à la rapidité et à la gravité de la perte de sang, ainsi qu'aux effets de la réanimation liquidienne (hémodilution aiguë). En cas de perte de sang continue, au moment où l'on obtient le résultat d'une concentration d'hémoglobine [Hb] provenant d'un spécimen prélevé plus tôt, la capacité oxyphorique réelle peut avoir changé.

Il n'y a actuellement pas de données probantes à l'appui d'un seuil auquel il faut administrer une transfusion sanguine en cas d'hémorragie aiguë. Toutes les études récentes ont réfuté le concept d'un seuil de transfusion et l'on a conclu dans la plupart des cas qu'il n'existe pas suffisamment de données pour appuyer une seule valeur d'hémoglobine46,47. La décision de transfuser des globules rouges devrait plutôt être fondée sur l'évaluation du taux de perte sanguine, sur les signes qui indiquent que des organes récepteurs sont atteints et sur le risque ou la présence de coronaropathie.

Il peut y avoir hémorragie aiguë dans toutes sortes de situations cliniques. Les caractéristiques cliniques les plus importantes sont le volume de sang perdu et la probabilité de pertes continues. Le traitement doit alors viser avant tout à rétablir le volume intravasculaire, à assurer que la capacité oxyphorique est suffisante et à enrayer la perte de sang le plus rapidement possible. Le traitement d'un patient victime d'une hémorragie aiguë doit aussi comporter d'autres mesures qui visent à oxygéner au maximum le sang en circulation (gestion des voies aériennes, administration d'oxygène et traitement des atteintes pulmonaires). Les principes du traitement du choc hypovolémique sont abordés dans le manuel du cours avancé de traumatologie de l'American College of Surgeons43.

Dans les cas d'hémorragie aiguë liée à une chirurgie élective, la disponibilité d'unités de sang autologue obtenues au préalable et de moyens de réduire la perte de sang (récupération du sang pendant et après l'intervention, hémodilution normovolémique aiguë) peuvent réduire le besoin de transfusion de sang allogène (Andreas Laupacis et coll.).

Principes particuliers à l'anémie chronique

Lorsqu'il faut déterminer si une transfusion de globules rouges s'impose, il importe de tenir compte des différences entre l'anémie aiguë et l'anémie chronique. L'anémie aiguë est souvent conjuguée à une hypovolémie qui, du moins au début, constitue le principal problème physiologique. Le patient atteint d'anémie chronique est normovolémique et même parfois hypervolémique. En outre, dans le cas de l'anémie chronique, il n'est habituellement pas obligatoire de prendre une décision rapide. On a le temps d'envisager une thérapie transfusionnelle et de discuter de son rôle, de ses avantages et de ses risques avec le patient. C'est une situation idéale pour faire participer un patient compétent au plan de traitement.

L'évaluation des symptômes de l'anémie chronique est souvent difficile. Une étude48 portant sur des patients adultes atteints d'anémie ferriprive et qui avaient une concentration d'hémoglobine [Hb] de 80 à 120 g/L n'a établi aucun lien entre le degré d'anémie et l'intensité des symptômes : fatigue, irritabilité, palpitations, étourdissements, essoufflement et maux de tête. De plus, l'administration de fer en quantité suffisante pour hausser la concentration d'hémoglobine [Hb] de 23 g/L en moyenne n'a pas atténué les symptômes plus efficacement qu'un placebo.

Le Groupe d'étude canadien sur l'érythropoïétine a étudié le lien entre la gravité de l'anémie et l'état fonctionnel de patients atteints d'insuffisance rénale chronique49. Dans le cadre d'une étude randomisée et contrôlée par placebo à laquelle ont participé 118 patients en dialyse, des chercheurs ont examiné l'effet de trois degrés d'anémie sur la qualité de vie et la tolérance à l'exercice : concentration moyenne d'hémoglobine [Hb] de 70 g/L (sujets qui ont reçu un placebo), de 100 g/L (sujets qui ont reçu de l'érythropoïétine à faible dose) et de 120 g/L (sujets qui ont reçu de l'érythropoïétine à forte dose). Dans l'ensemble, la qualité de vie a été semblable chez les sujets des trois groupes. Les patients traités ont toutefois ressenti une amélioration significative de leurs symptômes (fatigue, dépression, symptômes physiques), même si l'on n'a constaté aucune différence entre les sujets qui ont reçu une faible dose et ceux qui en ont reçu une plus forte.

En général, des personnes autrement en bonne santé ont peu de symptômes ou de signes d'anémie au repos lorsque la concentration d'hémoglobine [Hb] est supérieure à 70 à 80 g/L, même si elles ont souvent une dyspnée d'effort; à 60 g/L, la plupart des patients se plaignent de fatigue; à 30 g/L, les patients se plaignent de dyspnée au repos et à 20 à 25 g/L, il y a souvent défaillance cardiaque50. Les enfants tolèrent l'anémie chronique de façon étonnante et peuvent demeurer asymptomatiques même lorsque leur concentration d'hémoglobine [Hb] est inférieure à 50 g/L.

Avant d'envisager une transfusion de globules rouges pour traiter une anémie chronique, il est essentiel d'en déterminer la cause afin de pouvoir utiliser, le cas échéant, un traitement autre qu'une transfusion de globules rouges. L'anémie ferriprive chez les enfants et l'anémie pernicieuse chez les adultes sont des exemples classiques d'anémies qui peuvent être graves mais qu'il est possible de corriger par d'autres traitements.

Si l'on juge qu'une transfusion de globules rouges s'impose pour traiter immédiatement une anémie chronique, il n'est pas obligatoire de chercher à ramener la concentration d'hémoglobine [Hb] à la normale : il faut plutôt viser une concentration qui évitera le danger d'hypoxie des tissus ou d'insuffisance cardiaque. Lorsqu'on envisage de transfuser des globules rouges comme traitement à long terme d'une anémie chronique, il faut fixer d'avance les objectifs du traitement (outre celui de maintenir une certaine concentration d'hémoglobine [Hb]) et évaluer la réussite à des intervalles appropriés selon les problèmes sous-jacents. Le médecin et le patient doivent alors se poser les questions suivantes, notamment : Quels symptômes et signes l'anémie a-t-elle causés ou aggrave-t-elle? Les transfusions de globules rouges peuvent-elles les atténuer? Quelle est la concentration minimale d'hémoglobine à laquelle le patient peut fonctionner de façon satisfaisante? Les avantages possibles d'une transfusion de globules rouges l'emportent-ils sur les risques (et, peut-être, sur les inconvénients) dans le cas de ce patient? Dans le calcul du rapport risque/bénéfice chez un patient donné, il faut tenir compte de facteurs comme le style de vie, la présence d'autres problèmes médicaux, la durée probable de l'anémie et le pronostic global dans son cas. Par exemple, un patient peut fort bien accepter une capacité d'effort très limitée si l'anémie a des chances d'être temporaire, mais pas si elle risque d'être permanente.

Les risques de la transfusion, par unité de globules rouges administrée, sont en général les mêmes dans n'importe quel contexte. En présence d'une anémie chronique grave, toutefois, une transfusion peut provoquer une insuffisance cardiaque globale, surtout chez les personnes âgées. Il faut alors transfuser les globules rouges très lentement et, chez certains patients, on peut procéder à une exsanguino-transfusion partielle. L'administration de nombreuses transfusions de globules rouges sur une période prolongée finira par provoquer une surcharge ferrique.

Enjeux particuliers à la transfusion de globules rouges chez les enfants

Les principes qui guident la décision de transfuser des globules rouges aux nourrissons de plus de quatre mois et aux enfants sont pour la plupart les mêmes que dans le cas des adultes. Les concentrations normales d'hémoglobine [Hb] sont moins élevées chez les jeunes enfants que chez les adultes -- elles varient de 95 à 115 g/L à six mois à 115 à 125 g/L à deux ans. On pense que ces concentrations plus faibles sont attribuables aux taux intra-érythrocytaires de 2,3-DPG, qui sont plus élevés chez les enfants51.

On n'a pas étudié à fond les réactions physiologiques à l'anémie chez les enfants, ni la concentration d'hémoglobine [Hb] à laquelle une transfusion devient nécessaire. Dans le cadre de deux études réalisées en Afrique, on a tenté de déterminer quand il faudrait administrer des transfusions pour prévenir la mort chez des enfants atteints d'anémie due à la malaria. Une étude52 a porté sur 116 enfants de moins de cinq ans qui avaient un hématocrite moyen de 0,14 (ou [Hb] de 47 g/L) au moment de l'admission. Les enfants ont été répartis au hasard et ont reçu ou non une transfusion de sang total. On n'a enregistré aucune différence statistiquement significative quant au nombre d'hospitalisations et de décès entre les sujets qui n'ont pas reçu de transfusion et ceux qui en ont reçu une. Dans le deuxième cas, il s'agissait d'une étude de surveillance53 au cours de laquelle on a recueilli, pendant environ 12 mois, des données sur tous les enfants de moins de 12 ans (n = 2433) admis au service de pédiatrie d'un hôpital du Kenya. Les transfusions (de sang total) ont été administrées de la façon habituelle et selon la disponibilité. D'après des critères cliniques et de laboratoire, chez des enfants qui présentaient des signes cliniques de détresse respiratoire et qui avaient une concentration d'hémoglobine [Hb] de moins de 47 g/L, le taux de décès a été plus faible chez ceux qui ont reçu une transfusion que chez ceux qui n'en ont pas reçu. Chez les enfants qui n'avaient pas de détresse respiratoire, on n'a établi aucun lien entre l'administration d'une transfusion sanguine et le décès, quelle qu'ait été la concentration d'hémoglobine [Hb] au moment de l'admission. Même si ces études ne sont pas définitives, elles appuient l'impression clinique selon laquelle les enfants asymptomatiques sans problèmes cardio-respiratoires sous-jacents peuvent tolérer des concentrations d'hémoglobine [Hb] très faibles (40 à 50 g/L) à condition que l'anémie soit apparue lentement.

On a signalé des interventions chirurgicales réussies sans transfusions sanguines chez des enfants de Témoins de Jéhovah, et même des interventions chirurgicales à cœur ouvert pratiquées chez certains patients de moins de 20 kg54,55.

Dans les cas de saignement non chirurgical aigu, les principes de réanimation d'un enfant sont en général les mêmes que pour un adulte. Les jeunes bébés sont toutefois moins aptes à tolérer une perte de sang rapide parce que leur capacité d'accroître la contractilité du myocarde pour réagir à une hypovolémie est limitée. Chez les bébés, c'est avant tout l'accélération de la fréquence cardiaque plutôt que l'augmentation de la contractilité qui accroît le débit cardiaque. En outre, une perte sanguine en apparence mineure peut être importante chez un bébé parce qu'elle peut représenter un pourcentage important du volume sanguin total (80 à 90 mL/kg). C'est pourquoi, chez les bébés, et surtout ceux qui ont moins de six mois, il faut remplacer plus rapidement et de façon plus énergique le volume perdu, et remplacer peut-être plus rapidement les globules rouges (p. ex., après des pertes de 20 % à 25 % du volume total de sang par rapport à 30 % à 35 % chez le bébé plus âgé et l'enfant)56.

Les patients de pédiatrie ont plus de chances que beaucoup d'adultes de survivre pendant longtemps. C'est pourquoi, lorsqu'il s'agit d'établir l'équilibre entre les avantages et les risques d'une transfusion, il faut tenir davantage compte des complications à long terme. Il faut, par exemple, tenir compte de la transmission possible de virus qui ont de longues périodes d'incubation (virus de l'hépatite C, par exemple) et, chez les filles, du risque de maladie hémolytique du nouveau-né lors de grossesses futures si elles deviennent allo-imunisées aux antigènes des globules rouges. L'anémie chronique grave non traitée peut néanmoins provoquer des retards de croissance au cours de l'enfance.

Recommandations relatives à la transfusion de globules rouges

  1. Le médecin qui prescrit une transfusion de globules rouges ou de plasma devrait bien connaître les indications, les avantages et les risques associés à l'administration de ces produits sanguins.
         Niveau des données probantes : S/O

  2. Le dossier du patient devrait contenir des documents qui justifient l'administration de globules rouges ou de plasma.
         Niveau des données probantes : S/O

  3. Les transfusions de globules rouges doivent viser avant tout à prévenir ou à atténuer les symptômes, les signes ou la morbidité causés par l'insuffisance de l'apport d'oxygène aux tissus (parce que la masse de globules rouges est diminuée).
         Niveau des données probantes : II

  4. Il n'y a pas de concentration d'hémoglobine fixe qui justifie ou impose une transfusion; l'évaluation de la situation clinique du patient doit aussi jouer sur la décision.
         Niveau des données probantes : II

  5. En cas d'hémorragie, on ne devrait pas recourir à une transfusion de globules rouges pour augmenter le volume intravasculaire lorsque la capacité oxyphorique est suffisante.
         Niveau des données probantes : II

  6. Il ne faut pas traiter une anémie au moyen de transfusions de globules rouges si d'autres traitements qui présentent moins de risques éventuels sont disponibles et appropriés.
         Niveau des données probantes : II

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| CMAJ June 1, 1997 (vol 156, no 11) / JAMC le 1er juin 1997 (vol 156, no 11) |
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