ISSN: 1918-5901 (English) -- 1918-591X (Français)

 

2016: Volume 9, Issue 2, pp. 27-39

 

Taha Abderrahman dans la lignée des philosophes de l’Occident Musulman

Chokri Mimouni
Université Rennes 2, France

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Abstract:

Taha Abderrahman is a contemporary Moroccan philosopher. His work focuses on the development and modernization of Arab-Muslim societies through reflection on Islam’s rich religious and cultural heritage. Instead of imitation or blind mimicry, he strives to promote his project with respect for human dignity by relying on dialogue as a tool for communication between civilizations. This paper concludes that Abderrahman belongs to the lineage of the philosophers of the Muslim West who lived with the permanent concern of the development of the human being in the respect of the divine laws. However, the question of living together becomes more and more important in his writings without losing sight of the historical experience of totalitarianism and barbarism. Alongside other modern thinkers such as Laroui, Jabirî, and Arkoun, his works can be seen as a starting point of his experience in the territories of Islam by refusing to covet the modernity of the Latin West where thought has shown limitations, according to him, without falling into religious radicalism.

Keywords: Culture; Ethics; Freedom; Human Dignity; Islam; Live Together; Philosophy; Thought; Wisdom

Résumé:

Taha Abderrahman est l’un des penseurs contemporains les plus investis dans le projet de développement et de modernisation de la société arabo-musulmane à partir d’une relecture du riche patrimoine intellectuel musulman. Loin de toute imitation ou mimétisme aveugle, il s’évertue à promouvoir son projet dans le respect de la dignité humaine en s’appuyant sur le dialogue comme outil de communication entre les civilisations. Cet article en conclut qu’Abderrahman appartient à la lignée des philosophes de l’Occident musulman qui vécurent avec le souci permanent du développement de l’être humain dans le respect des lois divines. Cependant, la question du vivre ensemble s’impose de plus en plus dans ses écrits sans pour autant perdre de vue l’expérience historique des totalitarismes et des barbaries. Aux côtés d’autres penseurs modernes tels que Laroui, Jâbirî, ou Arkoun, son programme prendra comme point de départ son vécu au sein des territoires de l’Islam en refusant de convoiter la modernité de l’Occident latin où la pensée a montré ses limites, selon lui, sans pour autant sombrer dans le radicalisme religieux.

Mots-clés: Culture; Dignité humaine; Ethique; Islam; Liberté; Morale; Pensée; Philosophie; Sagesse; Vivre ensemble

Introduction

Lis au nom de ton Seigneur qui est le créateur,
Il a créé l’Homme à partir de sang coagulé,
Lis! Car ton Seigneur est le plus généreux!
Qui a enseigné avec le calame!
Il a enseigné à l’homme ce que l’Homme ne savait point
Coran (96: 1-5)

Certains intellectuels du monde arabe se sont attelés à la critique de la raison arabo-musulmane contemporaine1. Devant les nouvelles orientations géopolitiques et stratégiques imposées à l’échelle mondiale, il est plus que temps de se mobiliser et restituer la place du monde arabo-musulman après la succession d’évènements qu’il a vécus. Quelques voix s’élevèrent, par-ci par-là, pour secouer le pouvoir politique et la tradition afin d’imposer une nouvelle orientation du monde arabo-musulman qui le libèrerait de ses blocages idéologiques cherchant ainsi un remède à sa maladie2 dans une période clé pour tracer l’avenir de la ‘Umma. C’est ce que nous allons voir avec Taha Abderrahman qui, sur la trace des philosophes de l’Occident musulman, donnera une marche à suivre et une éthique à adopter afin de faire cesser les critiques et les attaques subies dans cette région du monde, comme nous le verrons plus loin.

Il faut dire que les guerres mondiales, doublées par les échecs subis par le monde arabo-musulman, dès la chute de Grenade, en 1492, exhortaient chaque citoyen à prendre ses responsabilités pour retrouver une stabilité et un rayonnement perdus3. La chute de l’empire turc en 1924 ouvrit le débat sur la notion du Califat et sur la suite à donner à ce principe qui, bon gré mal gré, devient caduque avec les frontières qui délimitent les pays arabes. Le rejet du statut du califat par ‘Ali ‘Abd ar-Râziq fut considéré comme une atteinte au prestige d’Al-Azhar4. La querelle entre traditionalistes et modernistes est engagée notamment après le doute jeté sur la poésie anti-Islamique par Taha Hussayn, en 1926. Les ‘Ulémas d’Al-Azhar étaient loin de penser se voir concurrencés un jour par une institution académique (l’université) dans le propre sanctuaire de leur idéologie. Institution qui trancherait, en parallèle, sur toutes les questions de l’époque, qu’elles soient religieuses, sociales, économiques, historiques ou autres. Sans projet réel pour une sortie de crise, ils s’évertueront à se déresponsabiliser d’une situation qu’ils n’ont pas provoquée en dénonçant une mainmise de l’Occident chrétien sur les affaires du pays5.

Par ailleurs, la réforme d’Atatürk soldée par l’adoption d’une graphie latine pour la langue du pays est la confirmation de cette fission de ce monde musulman dont les yeux restent tournés, pour certains, vers la période des pieux ancêtres, as-salaf as-sâlih. Cette décision kémaliste pour le rejet de la langue du Coran marque le point de non-retour pour un parcellisation du territoire musulman qui tranche avec le projet de ‘Umma et d’une Cité unique sous les yeux vigilants d’un Dieu Unique. Ce qui a été vécu comme une grande catastrophe par certains, notamment le pouvoir religieux, d’une part, mais qui suscitera un intérêt particulier pour d’autresqui entameront plusieurs tentatives éparpillées à travers les pays arabes, pour faire de même, d’autre part. Ce qui se résume, grosso modo, à deux tendances diamétralement opposées: d’un côté, la proclamation d’un retour à la période embryonnaire de l’Islam pour en faire le point d’un nouveau départ et de l’autre côté, rejoindre de suite la caravane de la modernité en prenant exemple sur les autres civilisations dans l’espoir de rattraper le temps perdu. La réforme turque initiée par Atatürk a donc jeté le discrédit sur cette langue parlée par tous les musulmans et considérée comme seul code d’accès au texte unificateur. Aux côtés de l’adoption des caractères latins pour l’écriture arabe, soutane et tunique cèdent la place au costume-cravate6. Durant cette période, nous sommes passés d’un empire qui englobait une majorité de musulmans, ou du moins ce qui en restait avec des origines ethniques et culturelles très variées, à un État turc, républicain, populaire, nationaliste et laïque. Un changement de cap dont l’écho va raisonner dans l’esprit de certains intellectuels, un peu partout dans le monde arabe, afin de marcher sur les pas d’Atatürk pour se relever d’une agonie qu’ils trouvèrent avoir assez duré.

Cette période d’entre-deux-guerres marque aussi un moment de Tajdîd7 qui tranche avec l’Islâh8 selon les salutistes9, une initiative purement religieuse voilée d’un réveil précipité du réformisme musulman sous les yeux vigilants d’un Rašîd Ridâ au crépuscule de la vie (m. 1935). Une course contre la montre est entamée pour préserver le statut des Ulémas ayant subis l’impact de la déchéance de l’empire turc. Donc, au même moment, alors qu’il vantait la naissance du jeune état wahhabite10, Rašîd Ridâ dénonçait l’errance de l’État turc et la déviance de son leader. Le wahhabisme est, pour lui comme pour ses successeurs, victime de son idéologie qui s’inscrit dans la lignée de la doctrine Hanbalite qu’il fallait réhabiliter dans l’urgence11. D’un coup de maître, sa revue al-Manâr voyait son corpus doubler d’un coup avec plus du tiers de toute la collection produit en cette période avec, pour la première fois, une édition spéciale destinée à la femme, Nidâ’ ilâ l-Jins al-latîf, un appel dont les stocks furent épuisés très rapidement (Laoust, 1932: 176). Ce phénomène extraordinaire qui met la femme sur le même pied d’égalité que l’homme, une place de droit, marque un tournant assez politique et stratégique12. Il s’ensuit que dans cette tentative pseudo-rénovatrice, le pouvoir religieux, avec à sa tête Rašîd Ridâ, voulait profiter de la dislocation de l’empire ottoman pour imposer au monde musulman un substitut de pouvoir centralisé en Egypte édictant les règles à suivre, depuis la chair d’Al-Azhar, pour tous les musulmans du monde. Mais le vent souffle parfois à contre gré des navires et les intellectuels, à l’intérieur et à l’extérieur du monde musulman, se lèveront, petit à petit et par vagues, faisant valoir la carte de la raison pour l’opposer à la foi ; une question que le monde musulman connut très tôt avec les querelles Hanbalites/Mu’tazilites en particulier13. La défaite de 1967 y était aussi pour quelque chose14.

Taha Abderrahman et la querelle des intellectuels

Le philosophe contemporain Taha Abderrahman prend à cœur le sujet pour lui consacrer pratiquement une vie entière: le déclin de la cité musulmane, la chute du califat, le danger pour la langue arabe face à l’attitude turque, les atteintes incessantes à l’Islam et aux musulmans, etc. formeront, de manière directe ou indirecte, le fond de ses écrits. Sans remettre en question ni sa culture ni sa conviction religieuse, sans chercher à convoiter le progrès mis en avant par l’Occident, cet originaire du Maroc s’efforcera de traiter tous les maux qui rongent notre société, de manière objective et moderniste, en appelant, lorsqu’il le juge nécessaire, à revisiter la tradition et la mettre à jour, en adéquation avec les nécessités actuelles (Abderrahman, 2012: 23).

Pendant que certains stigmatisent la tradition et que d’autres remettent en question la place de la religion prônant des modèles importés de toutes pièces, il va montrer que l’Islam n’a jamais été incompatible avec la modernité15. Bien au contraire! Il adopte ainsi une démarche particulière, qui lui est propre et qui tranche avec ses compatriotes Abdallah Laroui, Muhammad ‘Âbid al-Jâbirî, comme nous le verrons plus loin, voire même avec les autres penseurs venus d’ailleurs tels que Muhammad Arkoun, Hichem Djaït, Georges Tarabîchî ou encore Georges Corm.

Dans sa démarche dialogique entre les civilisations, ses écrits témoignent d’une érudition et d’une culture assez riche pour lui permettre de controverser avec Russel, Kant, Durkheim ou Luc Ferry sur la parfaite osmose entre éthique et religion16. La religion n’est pour lui que la réglementation de la bonne conduite. La délaisser serait le signe de la disparition de toute morale et de toute éthique, une transgression de la loi divine au profit de la loi humaine qui a montré son imperfection à travers l’histoire de l’humanité17 (Abderrahman, 2016). Ibn Bâjja (m. 1138), avant lui, avait déjà édifié un projet qu’il voyait compatible avec la société de l’époque en prônant une place importante à la morale dans son ouvrage Le régime du solitaire, Tadbîr al-mutawahhid. Ibn Tufayl (m. 1185) avait, quant à lui, formulé le projet de Hayy b. Yaqzân, homme solitaire qui adopte une morale et un comportement dignes d’un “vicaire de Dieu sur terre”. C’est sur cette voie que s’inscrit le projet éthique de Taha Abderrahman adressé à tous les êtres humains sans restriction aucune. A l’instar des philosophes de l’Occident musulman, il défendra ses idées, bon gré mal gré, face à tous ceux qui voulaient l’anéantir. Tout comme Ibn Bâjja18 en son temps, il subit l’injustice du pouvoir en place avant d’être enfin réhabilité et reconnu du roi du Maroc lui-même.

De la relation Orient/Occident

L’intitulé de son ouvrage Fil Haqq al-islâmî fil-ikhtilâf al-fikrî, Du droit Islamique pour une pensée propre,est déjà révélateur de la pensée de Taha Abderrahman sur l’attitude à prendre et la voie à emprunter, dans le respect des lois qui régissent les rapports sociaux. Contrairement à ses prédécesseurs, Abdallah Laroui et Jâbirî, il va édifier un projet de modernité dans le cadre tracé jadis par les frontières de la pensée arabo-musulmane afin de faire évoluer la société sans subir les divisions et les déchirements d’antan. Dans le chaos que connaît le monde arabe aujourd’hui, Laroui va prendre une décision drastique en critiquant L’idéologie arabe contemporaine19 (Laroui, 1967) et en proposant le rejet de la tradition pour prendre exemple sur l’Occident des Lumières (Laroui, 1974). Les dépendances économique et politique aux pays développés, rend impérative la réforme de la société, joignant la modernité à la liberté individuelle, dans le respect des convictions cultuelles et culturelles de chaque être (Laroui, 1993: 105-107). Laroui traitera longuement de cette question dans un ouvrage entier réservé au concept d’al-Hurriyya tellement absent ou méconnu du vocabulaire quotidien que même si certains s’évertuaient à utiliser le vocable de liberté, celui-ci “n’était ni clair ni présent dans leurs comportements”.20 (Laroui, 1974: 12-13) C’est cette absence totale dans l’esprit de ses concitoyens que tente, tant bien que mal, de relancer Laroui sous sa casquette royaliste et qui fera réagir le philosophe Jâbirî21. Il s’agit, pour ce dernier, d’un réexamen de la pensée arabo-musulmane sous le projecteur des problèmes contemporains sans réellement en faire fi 22 (Jâbirî, 1986: 12).

Taha Abderrahman proposera de résoudre l’énigme de la modernité et de la libre pensée en conservant une tradition qui a jadis donné ses preuves et qui reste, bon gré mal gré, le cœur du commun des croyants avec l’extraction des princeps de cette modernité des sources même du dogme fondateur et de la Sunna23(Abderrahman, 2005: 25). Il va sans dire que cette spécificité doit s’intégrer dans une morale universaliste, dans le respect de la diversité avec les autres civilisations, sans mimétisme ni imitation. “Nombreux sont ceux qui font de leurs spécificités une idée opposée à celle de l’”histoire de l’humanité”, ou de l’“universalisme”. Certains d’entre eux vont jusqu’à la contradiction, en joignant entre cette universalité et “la reconnaissance de l’autre”, “l’acceptation de l’autre” ou le “pardon avec l’autre”. “La divergence réside dans la spécificité propre à chacun, alors que l’universalité n’appartient à personne” (Ibid: 26). Cette spécificité ne sous-entend pas non plus une sorte d’autosuffisance lui permettant de s’enfermer sur soi. La ‘Umma peut s’auto-suffire dans certaines choses et échanger avec les autres pour le reste. Plus encore, elle a le droit de conserver certains acquis qui définissent son identité dans la sphère des autres identités sans que cela ne soit considéré comme un fardeau. Il s’ensuit que la ‘Umma peut faire évoluer progressivement ses acquis selon les circonstances. Ses différents acquis sont pour une communauté quelconque, à l’instar du corps pour l’âme: la communauté, ou la ‘Umma a le besoin vital de ses propres particularités: “la spécificité est le corps pour la ‘Umma28”. C’est l’exemple type d’Ibn Bâjja lorsqu’il qualifia les plantes, chacune avec ses particularités, comme un élément du règne végétal qui forme un tout unique en son genre avec une âme globale (Al-’Alawî, 1993: 136-137). En outre, cette globalisation est perçue différemment par le musulman. Autant les autres considèrent cette notion comme extérieure à eux, le musulman la conçoit comme émanant de son for intérieur; une sorte de disposition naturelle (Fitra), qui lui permet d’englober les connaissances de l’univers. Du microcosme, l’homme se transforme en macrocosme (Mimouni, 2011: 46-59). Car Taha Abderrahman sous l’influence de la culture musulmane est convaincu que l’homme fut créé dans les plus admirables proportions [fî ahsan Taqwîm] mais ensuite il a été déchu du monde que le Coran appelle “le plus bas degré de l’échelle” [asfal al-Sâfilîn] (95:5). Dans un tel cas, aucune force intérieure ou extérieure ne peut effacer ni détruire la trace divine intrinsèque à l’homme, et aucun phénomène ne peut paralyser la volonté du retour à la source ni la reconquête du premier amour inné.

L’homme porte donc en lui à la fois l’image de la perfection et la certitude de la séparation, associées toutes deux à la possibilité du retour. C’est cette notion de l’homme parfait, al-insân al-kâmil, qui attirera tous les intérêts des penseurs et qui formera la colonne vertébrale de la mystique et du soufisme par la suite. En plus d’être la créature la plus parfaite de cet univers, l’homme est le miroir parfait de Dieu. Ce privilège lui octroie ainsi la possibilité de s’améliorer afin de se rapprocher de l’idéal. Il est même appelé à s’améliorer et à le faire à perpétuité pour devenir lui-même divin. Ceux qui ont saisi ce rapport avec le cosmos, rentrent dans une relation verticale avec le monde divin. A l’instar de la cosmogonie fârâbienne, par un travail sur soi, il grimpe d’étape en étape dans le monde privé des intelligences pures. Si le prophète de l’Islam était l’élu de son peuple pour percer les mystères du monde divin, tout homme pourrait, par une sorte d’intellection, par une certaine purification intellectuelle et morale, atteindre le rang de la prophétie. Son rôle, ici-bas, au milieu de ses semblables, devient alors un acte de bonté et de générosité. Sur cette voie, l’itinéraire se retrouve dévié: d’horizontal, il devient vertical. Evoquant cet état, Ibn ‘Arabî disait:

Mon coeur devient réceptacle de toute forme:
Il est prairie pour les gazelles, couvent pour les moines,
Temple pour les idoles, Mecque pour les pèlerins,
Tablettes de la Torah et livre du Coran.
Je suis la religion de l’amour, partout où se dirigent ses montures,
L’amour est ma religion et ma foi.
(Mustâwî, 2005: 62)

C’est ce discernement de la profondeur des choses que Abderrahman tente de nous expliquer. L’homme doit œuvrer en tant que “vicaire de Dieu sur terre” et donc propager le Bien autour de lui pour un bien commun et universel. Ainsi la réversibilité entre contemplation et bonheur jadis proclamé est maintenue25 (Aristote: X). C’est pourquoi, il considère le respect d’autrui comme un devoir. Cette exigence est encore plus importante lorsqu’il s’agit de personnes d’une confession culturelle et cultuelle différentes contrairement aux intentions de l’homme occidental qui se pose d’emblée comme maître de la situation (Ibid: 20-22 et 31).

Toute cette pensée d’Amour est fondée sur al-Îmân, la foi en un Dieu unique qui gère et dirige l’Univers, dans ses détails et par conséquent la foi et la conviction que l’homme est faillible et qu’il doit s’améliorer continuellement et perpétuellement jusqu’au retour, al-Ma’âd.26 Ce que certains considèrent comme un choc des civilisations n’est en fait que le fruit de ces incompréhensions vitales pour Abderrahman. L’imitation servile, le calquage, la servilité et l’acceptation de la dépendance sont quatre attitudes qu’il ne faut adopter sous aucun prétexte et ce pour deux raisons: parce que ce qui convient aux autres ne va pas forcément avec la société arabe d’une part, et mimer les convictions leur donnera raison même quand ils sont dans l’erreur (Abderrahman, 2005: 82-84).

Cette méfiance à l’égard de l’Occident est le résultat selon Abderrahman de trois éléments essentiels:

  • L’intérêt pour l’Anthropos au dépend du Théos: C’est l’esprit de l’humanisme des Lumières qui dans les guerres religieuses, la guerre de cent ans, mais aussi la Sainte Barthélémy s’est borné à l’individu sans penser son origine27.
  • L’usage exclusif de la raison qui consiste à laisser sur le bas côté la révélation.
  • L’importance donnée à la vie ici-bas dans le dénigrement total de l’au-delà.

En d’autres termes, Dieu, la Révélation et la fin ultime de l’homme forment, tous trois, la clé de voute de l’éthique selon Abderrahman. Il n’y a pas d’éthique sans morale humaine qui élève l’homme à un rang digne de sa spécificité. En l’absence d’une telle morale, plus aucune perfection. Le matérialisme doublé de la dépravation des mœurs frappe partout surtout de nos jours sur la base des nouvelles technologies de la communication. Les chaines télévisées aux mains de multinationales ne cessent d’envahir les foyers et les cerveaux des musulmans pour les toucher bon gré mal gré. “Ainsi leurs comportements se détériorent, la pudeur recule et l’esprit du groupe s’affaiblit, reconnaissant de ce fait l’écart important qu’ils ont avec leur propre culture qui leur prodiguait un autre moyen de communication” (Abderrahman, 2005: 85).

Pour récapituler, selon Abderrahman, c’est au seul monde musulman d’entreprendre son émancipation des tabous et des crises qui l’enchainent. Or comment retrouver sa place parmi les nations et surmonter les difficultés répétées dans les pays arabes aujourd’hui, objectera-t-on? Tout est dans la culture car il est vrai que le monde arabe vit des confusions multiples. Confusion entre le Je et l’autre; confusion entre le stable et l’instable; confusion entre le national et le mondial; etc.

De la réhabilitation de la culture

Afin de permettre au musulman de remédier aux maux de la culture, il lui faut édifier une définition nouvelle de celle-ci qui convient à l’état réel de la crise vécue de manière à pouvoir dépasser cela. Il lui faut ensuite la maintenir pour refouler les atteintes subies par “le mimétisme”, l’”imitation”, le “calquage” et la “servilité”. Cela ne pouvait se faire que dans le seul but d’innover, dans l’action continue et un esprit collectif” (Abderrahman, 2005: 86).

La culture serait donc l’ensemble des outils qui permettent de redresser la pensée et le comportement au sein d’une communauté et lui donne la possibilité d’un réformisme et d’une inventivité de manière à élever l’être humain au plus haut degré de perfection faisant évoluer ainsi la société toute entière. Ce qui sous-entend que cette incitation à se remettre en question afin d’aspirer à un avenir meilleur, le musulman doit le faire dans une intention élargie et non restreinte, un esprit universel et non individuel car “l’homme tend par nature à vivre en société28” (Aristote: IX). La contemplation d’un Dieu unique, omniscient et omniprésent impose un changement total de l’être. La métaphysique rejoint l’éthique. Ce que doivent désirer inconsciemment tous les hommes et rechercher pour leur bonheur, c’est le Bien suprême sur la voie de la sagesse, al-Hikma29 (Aristote: I). Nous retrouvons d’ailleurs avec ce bien métaphysique la définition du bonheur, qui n’est autre que le devoir accompli par l’âme humaine dans sa quête de retour à la source. C’est ce qui est recherché pour lui-même, et non pour autre chose, la fin ultime. Cela explique, peut-être, pourquoi les hommes sont arrivés si tard à la rationalité. Ils ont d’abord cherché les fins secondes, dont la satisfaction était immédiatement nécessaire la vie biologique, l’utilité, le bien être, etc. avant de découvrir cet outil, base de la Falsafa, science qui seule est à elle-même sa propre fin. Aussi peut-on appeler cette science divine. Et cela peut s’entendre de deux façons comme la science que Dieu seul peut posséder telle que l’avait préconisée Pythagore,30 et comme la science dont Dieu est le principe ultime. Evidemment, la sagesse divine dont parle Platon n’est plus seulement un savoir politique et pratique comme chez Isocrate, mais elle est un savoir universel qui a pour objet, non seulement les choses humaines, les choses de la Cité, mais aussi les choses divines, c’est-à-dire le Cosmos tout entier. Il s’ensuit que le savoir politique doit se fonder dans un savoir universel, capable de voir toutes choses à la lumière de l’idée du Bien et d’une éthique mesurée. C’est cette dernière qui poussera Abderrahman à redéfinir les contours de la culture en veillant à sa libération par une appropriation propre à chaque société et par une moralisation qui veille à l’harmonie entre les citoyens.

La libération de la culture

Les peuples des pays colonisés, notamment les peuples musulmans, ne sont pas totalement libérés de l’emprise culturelle des colons sur leur mode de vie quotidien même s’ils ont réussi à arracher leurs indépendances. Pour ce faire, il leur fallait donc œuvrer à proclamer une libération culturelle et totale des griffes de l’influence étrangère car si le monde entier est conscient des effets néfastes de la colonisation, il en est moins de l’invasion culturelle qui pouvait être dangereuse à plus d’un égard. La prise de la parole afin de proclamer la justice universelle devrait se faire par la dénonciation des oppressions variées et répétitives et pourquoi pas en gravant, dans les lois internationales, le droit des peuples à préserver leurs cultures tout comme ceux qui eurent droit à recouvrer tout ou partie de leurs territoires spoliés (Abderrahman, 2005: 90).

En outre, tous les pays musulmans ne peuvent ni traiter d’égal à égal avec les grandes puissances ni prouver qu’ils sont capables, comme les autres nations, à diriger seuls leurs affaires intérieures. Dans le cas contraire, ils prouveraient que leur propre culture s’auto-suffit à faire évoluer leurs pays malgré la faiblesse économique de ceux-ci. L’Orient par sa vaste culture peut rivaliser avec l’Occident moderne (Abderrahman, 2005: 91) et une sorte de complémentarité confiante peut aisément s’établir entre ces deux géants. Autrement dit, la culture et la spiritualité priment sur le matérialisme et l’essentialisme sur l’existentialisme.31 Il s’ensuit par ailleurs que l’autosuffisance économique peut paraître subalterne à l’attache culturelle.

Enfin, il faut savoir que les exactions extérieures et les publicités mensongères pour nuire à la culture musulmane sont aujourd’hui des armes que le monde musulman manie assez bien pour rendre “la monnaie de la pièce”. Ce qui empêche cela est cependant la morale acquise de sa tradition. Imposer sa propre culture à tout le monde peut avoir l’effet inverse par la nécrose de l’inspiration et la stagnation des idées faute de les confronter à d’autres.

Moralisation de la culture 

Le monde musulman doit tirer les conclusions des histoires des civilisations antérieures rayées de la carte suite à la dégradation de leur vie et la dépravation de leurs mœurs. Il doit les exposer au monde entier pour en tirer les conséquences et éviter de faire les mêmes erreurs afin de continuer à exister. Abderrahman fait ici appelle au retour à une morale personnelle, qui se veut en même temps collective, dans le but d’éveiller les âmes humaines à leur vraie mission. Pour ce faire, c’est la foi en une harmonie de l’univers et la foi en un Être Nécessaire vers lequel il faudrait se tourner qui seront les seuls atouts pour une reconsidération de la place de l’homme dans ce bas-monde. C’est le premier cri de l’ère embryonnaire de l’Islam quand furent annoncés les premiers mots du dogme fondateur: “Lis au nom de ton Seigneur qui est le créateur, Il a créé l’Homme à partir de sang coagulé, Lis! Car ton Seigneur est le plus généreux! Qui a enseigné avec le calame! Il a enseigné à l’homme ce que l’Homme ne savait point”. Deux impératifs tissent la trame de ce verset. Le premier, avec l’attaque verbale de l’impératif Iqra’, est un appel à la méditation et à la réflexion. Il n’est pas encore question de foi ou de reconnaissance divine. Dans le second, avec la même attaque verbale Iqra’, le Seigneur se présente comme pour dire qu’il est derrière tout ce qui a été médité.32 Sauf erreur de notre part, c’est l’essence même du cri lancé par Abderrahman à ses semblables. Sans faire la propagande ou la promotion de la religion, il exhorte les citoyens du monde à marcher sur le sentier de la sagesse philosophique et religieuse, pour édifier, ensemble, une alliance universelle moralisante, adoptant une posture mystique tournée vers le ciel.

Conclusion

En conclusion, c’est dans la mondialisation actuelle avec ses heurs et malheurs, migrations, globalisation marchande, multiculturalisme, climat que Taha Abderrahman édifie son projet de morale universelle avec une indépendance et une autonomie à chaque cité, laquelle autonomie est inscrite dans le projet final d’une Cité Idéale. Aller s’abreuver à la source est plus qu’utile pour lui afin de ressourcer son âme et de rappeler que l’être finira par l’emporter sur le paraître. Se passer d’une norme éthique adossée à la religion conduirait à coup sûr, selon Abderrahman, à la déchéance de la primauté humaine face aux autres créatures. La modernité sans fondement moral est la cause, entre autres, d’un retour massif à la religion, à la quête d’un réconfort intérieur à un moment où les relations humaines sont tributaires des apparences et de l’appât du gain.

Notes

1. Nous utilisons la notion “arabo-musulman” afin de tenir compte de toutes les confessions culturelles et religieuses ayant vécu sur le territoire musulman. Les conquêtes de l’Islam et l’élargissement de ses frontières ne se sont pas faits par le plaquage de la conception musulmane sur les cultures existantes et les cultures antérieures. Bien au contraire, l’Islam les a adoptés pour donner une culture plurielle permettant à tous les membres de vivre en harmonie.

2. L’Empire ottoman est arrivée à un stade tellement agonisant qu’il fut considéré comme un “homme malade” par suite à une gestion politique assez critique. Ce qui poussa par exemple le bey de Tunis Hayr ad-dîn Bâšâ, initié par Ahmad b. Abî Dhiyâf (m. 1874), de déclarer le divorce avec le pouvoir central de Constantinople en mettant en place une constitution, un Destour, propre aux intérêts de sa contrée. Cette mauvaise gestion politique s’est soldée par la colonisation des pays musulmans qui donna l’instauration de régimes oppresseurs et totalitaires, en contradiction avec les volontés du peuple. Nous rappelons ici que seul le Maroc était à l’abri de la domination turque, à l’époque.

3. Nous pensons au premier temps de l’Islam et à son âge d’or, périodes d’un humanisme exemplaire édifié longtemps avant l’humanisme de la renaissance.

4. En 1925, il écrit al-Islam wa ‘Usûl al-hukm dans lequel il engage une réflexion moderniste sur la place de la religion. Ce livre est rendu célèbre suite à l’attaque virulente engagée par le directeur d’al-Manâr Rašîd Ridâ. J’ajouterai que cette idée de Califat n’a jamais quitté l’esprit des salafistes pour la revoir réapparaitre aujourd’hui chez les plus extrémistes d’entre-eux pour tenter de la réimposer par tous les moyens.

5. Les Ulémas ont souvent dénoncé une situation politique qui handicapait le projet de la ‘Umma, grande communauté vivant en paix, sous la bannière du salut religieux. En mentionnant du doigt le ravage provoqué par la colonisation pour préserver les intérêts des colons, ils n’ont pas lésiné à alerter les populations sur le danger contre le bien sacré qu’est la religion de l’Islam.

6. “Il faut donner au peuple turc une clef pour la lecture et l’écriture et s’écarter de la voie aride qui rendait jusqu’ici ses efforts stériles. Cette clef n’est autre que l’alphabet turc dérivé du latin. Il a suffi d’un simple essai pour faire luire comme le soleil cette vérité que les caractères turcs d’origine latine s’adaptent aisément à notre langue et que, grâce à eux, à la ville comme à la campagne, les enfants de ce pays peuvent facilement arriver à lire et à écrire . . . La satisfaction morale éprouvée à faire le simple métier d’instituteur pour sauver nos compatriotes de l’ignorance a envahi tout notre être. Discours de M. Kemal Atatürk devant le parlement national, en novembre 1927.

7. Renouvellement, rénovation, innovation.

8. Réformisme. Il s’agit du mouvement initié par Al-Afghânî (m. 1897) pour réformer la Cité musulmane et suivi par ‘Abduh (m. 1905), Kawâkibî (m. 1902) et Rašîd Ridâ.

9. Même s’il y a un appel au Tajdîd, innovation, le lecteur lucide remarquera que les vocables Tajdîd et Islâh appartiennent au répertoire religieux.

10. A juste titre les Wahhabites se sont déjà révoltés contre l’empire turc l’accusant d’avoir dénaturé la foi Islamique. Ce qui conduit Mehmet Ali à sortir pour les combattre et faire régner le calme à nouveau.

11. Hélas qu’il nous est quitté très tôt, objectera-t-on, pour mesurer l’ampleur des dégâts laissés, aujourd’hui, par le wahhabisme à travers le monde.

12. Rašîd Ridâ essayera de reconquérir le terrain en participant aux débats sur l’égalité et les droits des femmes dans la société arabe.

13. Il est un leurre de réitérer cette question de foi et de raison, puisque la religion, comme l’avait déjà préconisé Averroès, dans Kitâb Fasl al-Maqâl, le traité décisif, a toujours appelé le fidèle à la réflexion et à la méditation. Les intérêts politiques et la convoitise du pouvoir sont derrière maintes façon d’agitation et de déstabilisation de la société pour tenter d’affaiblir la religion garante de partialité et d’équité. Al-Ma’mûn, considéré comme étant un prince éclairé et qui était certes l’instigateur de la Bayt al-Hikma, La maison de la sagesse, édifiée en 832, n’avait-il pas assassiné son demi-frère al-’Amîn pour s’approprier les rênes du pouvoir?

14. La création de l’Etat d’Israël en 1948 et la défaite de Nasser en 1967 ont donné le sentiment d’impuissance et de colère divine sur tout le monde arabe. C’est ce qui induit des débats houleux et des querelles intenses entre penseurs parfois de même communauté afin de redorer le blason de la Cité musulmane.

15. A titre d’exemple, Laroui et Arkoun auront une attitude euro-moderniste, totalement tournée vers l’Occident.

16. Tous les écrits de Taha Abderrahman donnent une place centrale à l’importance de la religion pour régir les relations humaines. Dans Bu’s ad-dahrâniyya, par exemple, il rejette la théorie de la séparation entre la religion et les attitudes à prendre par l’homme dans sa vie quotidienne. Par ailleurs, dans Rûh ad-dîn, il préconise un lien entre la politique et la religion pour une meilleure gouvernance.

17. Sous cet angle il revivifie et confirme l’existence d’un Dieu qui régit l’harmonie et la vie de cet univers après que Nietzsche l’a condamné en disant “Dieu est mort” pour annoncer une certaine forme de modernité incompatible avec la religion.

18. Ibn Rušd, Aristote ou Anaxagore ne sont que quelques exemples de penseurs ayant souffert pour défendre leurs idées. Ibn Rušd échappa de justesse à la mort pour être emprisonné vers la fin de sa vie dans la prison de Marrakech. Il subit la grande humiliation en voyant ses livres brulés devant ses yeux sans avoir les moyens pour intervenir. Ibn Bâjja, du nom latin Avempace a laissé la vie à l’âge de 36 ans.

19. C’est le titre de son premier ouvrage apparu en 1967 et préfacé par Maxime Rodinson.

20. “Les savants et les juristes de l’Islam n’utilisaient pas ce concept qui n’était connu que comme une traduction pure et simple du concept latin Liberté... “ Il dénonce en même temps ceux qui voyaient en cette liberté un produit de l’Occident mécréant ou une atteinte au droit divin.

21. Nous voulons sous-entendre par-là que l’auteur n’a jamais mis en question, du moins de manière directe, le pouvoir royal au Maroc.

22. La raison arabe puise sa force dans une combinatoire tripartite, selon la distribution de Jâbirî: Al-Bayân qui englobe à lui seul la théologie, la jurisprudence et la philologie. Al-’irfân qui est la base de la théosophie et de l’herméneutique. Enfin Al-Burhân résultat de la philosophie aristotélico-platonicienne.

23. L’interprétation de certains versets de la Sourate Al-Hijr, permit à Abderrahman d’extrapoler une morale Islamique qui vient compléter celle des civilisations antérieures.

24. Le corps ne peut recevoir qu’une seule âme à la fois.

25. “Plus notre faculté de contempler se développe, plus se développent nos possibilités de bonheur, et cela non par accident mais en vertu même de la nature de la contemplation”.

26. Al-Gazâlî dit: “Al-Îmân est une lumière, Nûr, que Dieu jeta dans mon cœur”.

27. A un moment de son histoire, l’Occident latin s’est trouvé avec trois Papes en même temps. Situation fort délicate qui fera émerger la conviction que la religion n’est qu’un moyen, comme tout autre, pour accéder au pouvoir. Ce phénomène a bel et bien existé dans la Cité musulmane, mais le pouvoir religieux n’a jamais tenu les rênes du pouvoir de manière directe si ce n’est à l’ère embryonnaire.

28. “Personne ne choisit de posséder tous les biens du bas-monde pour en jouir seul, car . . . l’homme est fait pour vivre en société”.

29. Disons, tout de même, que la théorie de la sagesse, chez Aristote, n’a cessé d’évoluer. Cette évolution dans l’éthique nicomaquéenne est aussi importante que l’œuvre elle-même. En effet, dans l’Ethique à Nicomaque, la théorie de la sagesse fait l’objet de trois définitions qui datent d’époques différentes dans la rédaction progressive du traité. Les deux premiers livres de l’Ethique semblent, si on les compare aux derniers, être un cours primitif plutôt qu’un traité véritable. On y trouve des hésitations, ce qui donne l’impression que l’auteur n’est pas encore en possession de sa pensée définitive. La sagesse n’y est ici qu’une simple vertu intellectuelle.

30. Pythagore fut le premier à avoir donné un sens au mot philo-sophia comme étant l’amour de la sagesse. Lancé sur la voie de celle-ci, il s’est toujours défendu d’être un sage mais plutôt quelqu’un qui aspire à la sagesse. Seul Dieu est sage.

31. Nous connaissons Jean-Paul Sartre avec sa théorie de l’existence qui précède l’essence. Hé bien, avant l’existentialisme, il y eut un essentialisme et une théorie qui disait que l’essence précédait l’existence, la fondait et l’expliquait totalement. Cette doctrine qui a dominé toute la philosophie quasiment jusqu’à Sartre, a été formulée par Ibn Sînâ. Ce dernier a aussi fondé la psychologie scientifique: nous connaissons Descartes et sa théorie de l’indépendance de l’âme par rapport au corps. La possibilité de fonder une connaissance personnelle de soi indépendamment de la relation à la sensation et au corps. Avant ce cogito cartésien, il y avait déjà le cogito avicennien. Il y avait même l’exemple célèbre de l’homme volant, Rajul al-Tayr: c’est la fiction d’un homme qui serait privé totalement de ses organes des sens et donc qui n’aurait été en contact ni avec le monde extérieur ni avec lui-même par les sens. Ibn Sînâ dit que cet homme se connaîtra lui-même car l’âme est indépendante du corps.

32. C’est le début de la révélation musulmane par le premier contact entre l’ange Gabriel et Muhammad. Le premier mot annoncé par l’archange était iqra’. La racine de cet impératif est QR’ c’est à dire “lire”. Par ailleurs, selon plusieurs exégèses la deuxième sourate révélée à Muhammad était celle de la plume [sûrat al-qalam]. Et nous avons là les deux outils “lire et écrire” nécessaires pour comprendre et se faire comprendre, pour s’instruire et instruire les autres. De là, partir à la quête du savoir où qu’il soit n’est plus une partie de plaisir réservée à une élite quelconque, au contraire elle devient un devoir pour tout croyant. L’acte de raisonner devient un acte de foi et éduquer les gens devient un impératif. C’est ce que notre philosophe tente de remettre à l’ordre du jour.

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À propos de l’auteur

Chokri Mimouni est chercheur au sein du CELLAM, EA 3206, à l’Université Rennes 2 les thèmes de prédilection sont l’épistémologie et les savoirs en terre d’Islam. La réflexion s’oriente désormais vers l’étude de la pensée arabo-musulmane et de l’humanisme après plusieurs années d’études sur la langue, la philosophie et la littérature classique en terre d’Islam. Longtemps responsable de l’enseignement de la langue arabe aux non arabophones, une approche ludique et pédagogique est améliorée chaque année afin de mieux transmettre la langue et la culture arabes.

Pour citer cet article:

Mimouni, Chokri. (2016). Taha Abderrahman dans la lignée des philosophes de l’Occident Musulman. Global Media Journal -- Canadian Edition, 9(2), 27-39.

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