home

|

editorial committee

|

past issues index

|

subscriptions


forum

|

articles

|

review articles

|

collective works

|

books

|

books received

 


LR/RL


Monica Spiridon

Université de Bucarest

Les Balkans c'est les Autres


L'obsession de la culture roumaine pour les confins constitue une dominante de sa conscience nationale. Elle se déploie sur deux plans autonomes mais interdépendants : d'un côté, les confins réels, géopolitiques, de l'autre, leurs projections intellectuelles (idéologiques et symboliques). Selon les sociologues, « la frontière n'est pas un fait spatial aux conséquences sociologiques, mais un fait social qui prend forme dans l'espace. Les limites dans l'espace ne sont que la cristallisation ou la spatialisation du seul réel processus psychique de délimitation »[1]. En même temps ils nous invitent à réfléchir sur les « usages de la frontière » dans les pratiques sociales et culturelles. Lucien Febvre, par exemple, avait analysé l'évolution sémantique du mot frontière comme signe évident d'une mutation de la réalité historique avec la formation de l'État moderne[2].

A cet égard, la Roumanie nous offre une vraie étude de cas. A partir de la seconde moitié du XIXe siècle, la dimension non-occidentale de la culture nationale commence à être identifiée par tout roumain moyen au balkanisme. Simultanément, les topographies balkaniques sont progressivement érigées en synonymes parfaits de « l'Orient roumain. Ce processus, fort significatif, procède par étapes aisément reconnaissables et se laisse percevoir à différents niveaux ».

A cet égard, quelques repères strictement topographiques s'imposent. « Les Balkans » (sont définis par les manuels roumains de géographie comme une péninsule européenne, dominée par la chaîne montagneuse homonyme et délimitée exclusivement par des frontières riveraines : Mers à l'est, au sud et à l'Ouest et Danube au Nord. Située de l'autre coté de la frontière danubienne, la Roumanie ne s'est jamais identifiée comme un pays balkanique. Tout au contraire, le Danube n'a guère cessé de représenter une frontière symbolique de l'espace culturel roumain. Jusqu'à nos jours, les deux rives du Danube restent les repères-clés des oppositions radicales dans plus d'un domaine.

En Roumanie, on parle couramment des langues du Nord et du Sud du Danube, on ne se fatigue guère à discerner entre des civilisations, des peuples, des codes culinaires ou des accoutrements traditionnels du Nord et respectivement du Sud du Danube — tellement différents entre-eux.

D'une perspective strictement historique, le Danube fut érigé en barricade infranchissable, dressée contre toute altérité agressive. L'empire [fin page 219] ottoman fut perçu comme une menace formidable de l'au-delà du Danube. Cet obstacle naturel a aussi joué un certain rôle dans les rapports politiques, religieux ou administratifs des Principautés roumaines avec l'Empire. Les Turcs n'ont jamais occupé les territoires du Nord du Danube. Ils n'ont pas eu le droit d'y posséder de la terre, de faire bâtir des mosquées, de se marier aux femmes indigènes ou d'avoir de l'armée en garnison — à la seule exception de la ville frontalière de Braila. Ils n'ont jamais gouverné les Principautés roumaines, mais ils se sont réservé le privilège de confirmer, puis de choisir les princes roumains parmi les familles aristocratiques locales (et, à partir de 1700, parmi les chrétiens du quartier grec de Constantinople, connu sous le nom de Phanar.

A part le Danube, les Carpates ont été à leur tour perçus comme une forteresse symbolique se dressant contre l'occupant, et comme un dernier abri de l'identité nationale. On s'en rend compte en lisant le poème Balcanul şi Carpatul (Le Balkan et le Carpate), composé juste avant la guerre d'indépendance contre les Turcs (1977) par le poète et le diplomate Vasile Alecsandri, révolutionnaire quarante-huitard[3].

Le début du poème détaille les coordonnées topographiques de la confrontation. Des deux côtes opposées du Danube, les Carpates et les Balkans personnifient deux entités incompatibles — Nous-mêmes et, à l'antipode, les Autres : « Le Balkan et le Carpate, comme deux géants effrayants/ S'affrontent aujourd'hui par delà le grand et glorieux Danube ».

Le poème met en scène un dialogue symptomatique, gratifiant les Balkans d'attributs comme « sauvagerie et haine », « fanatisme et cruauté », « barbarie, arrogance et déclin ». Le point culminant du poème est le combat à mort entre un aigle des Carpates et un aigle des Balkans, couronné par la victoire prophétique et glorieuse du premier : « Brusquement l'un des rivaux tombe raide contre la terre./ C'est l'aigle meurtrier des Balkans barbares ».

A part la véritable fatalité frontalière marquant l'identité nationale, la provocation entretenue et stimulée dans la culture roumaine par les confins a été illustrée par une production abondante des frontières imaginaires, surtout littéraires. La culture roumaine nous offre une phénoménologie tout à fait symptomatique des perceptions collectives des limites, modelées par les moyens propres à la littérature et par la pression déterminante de ses formes canoniques. Presque un siècle et demi après la publication de ce poème, les scientifiques roumains — qu'ils soient historiens, géographes, anthropologues, philologues ou historiens de l'art — ne se lassent guère de désigner la territorialité culturelle roumaine comme « l'espace carpato-danubiano-pontique » (« spaţiul Carpato-Danubiano-Pontic »). Cette formule rituelle met en vedette les trois repères fondamentaux de la topographie identitaire roumaine : Danube, Carpates et Mer Noire (Pontus Euxinus en latin.) [fin page 220]

Les distances symboliques entre cet espace et l'aire géopolitique et culturelle délimitée par le Danube au nord et par le Bosphore au sud et dominée par la chaîne montagneuse des Balkans ont varié sensiblement, suivant les étapes successives de la culture roumaine moderne. Le Danube a fini par représenter une région des confins au sens strictement étymologique du terme : en latin, le mot confinis désigne les parties d'un territoire placées à l'extrémité de ce territoire et à la frontière d'un autre. « Le terme désigne non seulement un repère ou une ligne de démarcation, mais aussi l'espace des deux côtés d'une telle ligne. C'est donc un confinium où la frontière a la fonction d'une charnière qui permet échanges et ruses dans une sorte de rivalité sociable »[4].

Les étapes de la modernisation roumaine autant que les degrés variables de sa synchronisation avec l'Europe occidentale peuvent être tenus responsables de tous les partis pris de la culture romaine à l'égard du balkanisme. Le moindre défaut, chaque retard ou échec de la modernisation triomphale ont été rituellement imputés à ce que l'on appelait l'« Orientalisme roumain », de souche balkanique, en l'érigeant en obstacle majeur de la récupération des « retards ». En fin de compte, les Balkans sont devenus l'antidote génétique et historique de l'européanisation roumaine.

La démonisation des Balkans eut comme point culminant l'apogée de la modernisation culturelle de l'entre-deux-guerres. A ce moment-là, il devint pour les uns un stigmate et un mal à exorciser et pour les autres, moins nombreux, qui refusaient tout changement, un vrai signe d'élection.

Durant ce deuxième âge de l'européisation, tout comme au siècle précédent, la perception de soi-même et des autres dans la culture roumaine fut en grande partie dépendante des cartographies imaginées par autrui. Selon Vesna Goldsworthy[5], au cours du XXe siècle, les Balkans furent l'objet d'une colonisation imaginaire occidentale - à l'aide des discours politiques, mais surtout grâce aux moyens propres à la fiction. Les premiers ont couramment emprunté des métaphores significatives à la seconde qui, à son tour, était devenue le messager des stéréotypies politiques.

Dans son livre Inventing Ruritania, Vesna Goldsworthy forge une catégorie analytique, « l'impérialisme de l'imagination », apte à distinguer les manières successives dont l'Europe a manipulé cette circularité de l'artistique et du politique pour représenter les Balkans. Pour le XXe siècle globaliste, une image sensationnaliste de l'Altérité était devenue nécessaire, et d'ores et déjà les Balkans deviennent une des sources préférées des stéréotypes véhiculés par les médias. N'oublions pas que ce fut le discours de la presse politique britannique qui s'empara, en première absolue, de La Ruritanie — le pays balkanique générique, [fin page 221] inventé par l'écrivain britannique Anthony Hope dans son roman The Prisoner of Zenda — la rendant « familière » et aisément reconnaissable par tout le monde.

Pour les discours des médias occidentaux modernes, l'expression figée « dans les Balkans », tout comme « en Côte d'Ivoire » ou, plus récemment, « en Afghanistan » veut dire « au-delà des confins européens ». Il n'est donc pas surprenant que reprendre ce type de discours est devenue une des priorités de la culture roumaine. L'écart qui, au début du XXe siècle, s'était creusé progressivement entre l'Europe continentale et l'Orient péninsulaire incita la littérature roumaine à projeter des espaces imaginaires dignes d'attention. pour représenter les confins balkaniques du sud du Danube, le post-romantisme roumain s'est lancé dans une manipulation significative des formes et des genres littéraires.

De ce point de vue, le destin du prosateur roumain Panait Istrati est plus qu'instructif. Il est l'auteur du cycle épique Les récits d'Adrien Zograffi, dont la partie la plus populaire, Kyra Kyralina, fut d'abord publiée en français, dans la revue Europe, précédée d'une introduction de Romain Rolland[6].

Du jour au lendemain, le prosateur roumain connut un succès inouï dans un pays de l'Europe occidentale, grâce à un livre aussi éloigné que possible des standards européens prisés par son pays d'origine. Panait Istrati n'était pas un exilé de Roumanie. Arrivé par hasard d'abord en Suisse, puis en France avant la Première Guerre mondiale, il y resta comme flâneur international, ou, selon Romain Rolland, qui avait préfacé ses écrits, comme simple vagabond :

Il est né à Braila, en 1884, d'un contrebandier grec, qu'il n'a point connu et d'une paysanne roumaine, une admirable femme dont la vie de travail sans relâche lui fut vouée. Malgré son affection pour elle, à douze ans il la quitta, poussé par un démon de vagabondage, ou plutôt par le besoin dévorant de connaître et d'aimer. Vingt ans de vie errante, d'extraordinaires aventures, de travaux exténuants, de flânerie et de peine, brûlé par le soleil, trempé par la pluie, sans gîte et traqué par les gardes de nuit, affamé, malade, possède de passion et crevé de misère. Il fait tous les métiers : garçon de cabaret, pâtissier, serrurier, chaudronnier, mécanicien, manœuvre, terrassier, déchargeur, domestique, homme-sandwich, peintre d'enseignes, peintre en bâtiment, journaliste, photographe….[7]

Marginal en France — où, malgré son succès avec Kyra Kyralina, il maniait assez difficilement la langue du pays — Istrati n'a jamais cessé d'être un [fin page 222] marginal tout comme en Roumanie, que ce soit avant ou après ses voyages européens. Il n'appartenait pas aux coteries, aux cénacles et aux rédactions littéraires du moment, ou l'on militait pour l'européisation de la culture nationale sous les étendards du modernisme. Dans une littérature qui menait une lutte acharnée pour fonder le roman citadin, la prose psychologique et le récit analytique selon les recettes proustiennes ou gidiennes, Panait Istrati se plaçait décidément à contre courant. Il était né dans une région frontalière, à cheval sur plusieurs cultures, accident biographique qui marqua à jamais ses écrits : « Je ne connais pas très bien l'histoire de ma mère. Son père, un Turc bon et pieux, avait été envoyé de Stamboul. On ne faisait rien de plus dans cette maison que d'entasser de l'argent et de prier deux Dieux dans trois langues différentes »[8].

C'est la que prend sa source son thème préféré, l'existence aux périphéries culturelles, religieuses, sociales, linguistiques, placées fréquemment dans la ville charnière de Braila. L'ex-garnison turque sur le Danube, devenu assez tard une ville roumaine, est tout à fait appropriée à sa stratégie narrative. Le protagoniste du cycle entier, Adrien Zograffi, est, lui-aussi, un personnage errant aux confins du monde :

Adrien Zograffi — nous en instruit son auteur — n'est pour le moment qu'un homme qui aime l'Orient. C'est un autodidacte qui trouve la Sorbonne où il peut. Il vit, il rêve, il désire bien des choses. Plus tard il osera dire que bien des choses sont mal faites par les hommes et par le créateur.[9]

Panait Istrati détestait explicitement le modernisme, qu'il qualifiait de froid, d'anti-sentimental, de décadent, et de dépourvu d'âme. Par conséquent, sa poétique narrative adopte de préférence le modèle du récit du type Mille et une nuits. L'équation parfaite de sa création, qui rend compte autant de ses options thématiques que de ses choix formels, pourrait être : récit = antimoderniste = balkanique. En fin de compte, les Balkans restent pour Istrati le royaume des récits, une région en marge des canons européens modernes. En France, Romain Rolland identifie lui aussi en Istrati un conteur par excellence et même une sorte de « Gorki balkanique » :

Il est un conteur-né, un conteur d'Orient, qui s'enchante et qui s'émeut de ses propres récits, et si bien s'y laisse prendre qu'une fois l'histoire commencée, nul ne sait, ni lui-même, si elle durera une heure ou bien mille et une nuits. Le Danube et ses méandres…. Ce génie de conteur est si irrésistible que, dans la lettre écrite a la veille de suicide, deux fois iinterrompit ses plaintes désespérées pour narrer deux histoires humoristiques de sa vie passée.[10] [fin page 223]

Lorsque Istrati fut traduit en roumain, son univers fictif et surtout sa fidélité au récit furent perçu comme subversifs par rapport aux modèles stratégiques de la littérature de l'entre-deux-guerres. Les critiques littéraires déplorèrent le rejet du roman et de la construction psychologiquement motivée en faveur des histoires à teinte autobiographique d'Adrien Zograffi, et d'un ensemble structuré en épisodes presque indépendants. Même les quelques chroniques littéraires favorables à Istrati ont dû insister sur le fait qu'en dépit de ses extravagances, son univers fictif était, en fin de compte, l'espace roumain. Mais tout le monde n'était pas du même avis. On dénonça comme étranger à l'esprit national son univers « du port international cosmopolite », vulgaire, trivial, amoral et corrompu. Un de ses critiques roumains les plus favorables, Pompiliu Constantinescu, lui-même né à Braila, lui a reproché de ne pas avoir pris ses distances par rapport à son monde fictif.

Quelques voix isolées le rapprochèrent des fresques byzantines et parfois des épopées homériques — repères également grecs et balkaniques, acceptés par la tradition culturelle européenne comme des éléments prestigieux de son héritage culturel. Mais pour bien d'autres, on aurait plutôt dû reconnaître en Istrati une pauvre Shéhérazade, un symbole de l'orientalisme nuisible et même destructif, par rapport à l'effort national de tout édifier « à l'européenne ».

De nos jours, Panait Istrati est devenu un auteur « populaire » à grand succès. Ses livres, qui foisonnent de proscrits, de vagabonds, de loups de mer, de contrebandiers, de prostituées et de bayadères et racontent des exploits merveilleux placés dans des paysages rayonnant de soleil et resplendissant des couleurs les plus vives, firent plus d'une fois l'objet d'adaptations cinématographiques.

Ceci vient parfaitement à la rencontre des hypothèses de Goldsworthy, à propos de la carrière populaire de la littérature consacrée aux Balkans au XXe siècle.

Il faut ajouter que, d'un certain angle de vue, l'écrivain roumain est comparable à Jean-Marie. Gustave Le Clézio — lui-aussi un inadapté, un auto-marginalisé, un voyageur aux confins du monde, produisant des textes inclassables. Tout comme Istrati, Le Clézio favorise les personnages à teinte autobiographique et le récit à la première personne. Plus d'un protagoniste de l'écrivain francais assume explicitement la condition marginale, surtout la liberté et le défi lancé aux valeurs de la civilisation. Adam Polo, le héros du premier livre de Le Clézio, incarne parfaitement ce type de statut. Les autres sont pour la plupart des vagabonds, des voyous, des déclassés, des fugitifs, des inadaptés ou même des sauvages anti-occidentaux, rejetant les valeurs de la ville européenne, au milieu de laquelle ils vivent en étrangers. [fin page 224]

Il ne faut pas perdre de vue ici la distinction entre le marginal et le sauvage. Le marginal n'est pas nécessairement un barbare de nature. Mais, d'une manière ou d'une autre, il finit tout simplement par se rendre sauvage. Et par ceci, il se place volontairement à côté de la supposée normalité.

Avec Panati Istrati, les affinités pour le balkanisme — conçu comme une dimension oppressée de l'intériorité culturelle nationale — avait compté sur la déviance formelle par rapport au modernisme et même sur la subversion de ses canons. Dans ce contexte-ci, les instances où le balkanisme se manifeste juste au cœur du modernisme formel le plus arrogant — l'avant-garde — sont d'autant plus intéressantes. C'est le cas du mathématicien de réputation européenne Ion Barbu, intellectuel philo-allemand, poète hermétique et précurseur du textualisme roumain. Chez Ion Barbu, on assiste à une oscillation calculée entre deux extrêmes. Il y a d'un coté sa formation occidentale et sa réputation de théoricien et de praticien de l'hermétisme poétique roumain ; et de l'autre, son Cycle balkanique de poèmes, qui tourne autour de la cité nommée « la blanche Hisarlik ».

Le poète compte sur une renaissance spirituelle hypothétique de la Grèce antique, dans une scénographie balkanique contemporaine. Cette Grèce, de toute évidence achronique, suggère une symbiose entre l'esprit hellénique de la géométrie et la sagesse morale orientale, personnifiée par le légendaire Nastratin Hogea. Pour offrir une chance à cet équilibre idéal autant que fragile, le poète conçoit une Civitas Solis typique, placée entre les confins balkaniques représentés par le Danube au nord et le Bosphore au sud. La charnière du Danube, nommée tantôt « le Danube turc », tantôt « le Danube impérial » est un des éléments récurrents du poème.

La projection poétique de Ion Barbu est une harmonie des incongruités : le goût du spéculatif et le sens occidental de la géométrie, la vitalité et la contingence balkaniques. Elle est placée sous le double signe de la raison et du jeu.

De toute évidence, Hisarlik, la cité du soleil, située « au milieu du Bien et du Mal », est le produit d'une option purement intellectuelle et morale. Pour la conscience identitaire roumaine elle est, avant tout, un lieu des origines. « Le texte de l'utopie par rapport au récit qui l'instaure est au présent ; le seul temps que connaisse l'utopie est le rythme cyclique des rites, des fêtes, des travaux, l'image temporelle de l'éternité. D'entrée de jeu elle est origine ou fin »[11].

L'effervescence créatrice remarquable et l'appétit de la littérature roumaine pour les topographies imaginées restent marqués par son goût réductionniste des polarités et des modèles conflictuels. Les jeux sont faits d'habitude à un niveau dogmatique, idéaliste et utopique. Les écrivains roumains qui décident de s'auto identifier comme périphériques, marginaux et excentriques par rapport au fort tropisme occidental du [fin page 225] pays, mettent en question les axiologies et surtout les hiérarchies formelles courantes. Ce type de fronde littéraire emprunte des formes variées, déterminées par des contextes culturels différents.

 

En Roumanie, entre les deux guerres, le balkanisme, ses visages et ses sens ne saurait pas être conçus comme extérieures à une certaine fonctionnalité sociale, artistique, philosophique et psychique complexe.

En quête de légitimité européenne, la culture roumaine projette des confins spatio-temporels imaginaires entre une Roumanie d'orientation pro-occidentale et le sud-est du continent, de réputation balkanique et orientale. D'ailleurs, en tant que règle du jeu, durant les temps modernes les diverses Europes ont été couramment circonscrites à l'aide de repères axiologiques, renvoyant en fin de compte à la polarité supérieur/inférieur (ou bon/mauvais). Le vrai relief de ces prétendues géographies européennes avait évolue entre le haut et le bas, en descendant des pentes imaginaires menant du Nord-ouest vers le Sud-est.

Les attitudes de la conscience culturelle roumaine par rapport à l'orientalisme balkanique restent ambiguës et plurivalentes. Elles impliquent une constante mise en question de l'identité nationale et toute une suite d'attractions, de désirs, de démonisations et de rejets. Les Roumains ont découvert l'Orient en eux-mêmes avant de l'avoir projeté à l'extérieur, en tant qu'altérité spatio-temporelle[12]. Fruits d'un sentiment de fragilité et même d'insécurité culturelle, les étiquettes négatives, destinées à designer l'Autre et à se distinguer de lui, les défis lancés et acceptés, confèrent autant d'éléments d'identification de l'Autre, que de soi-même[13].

On pourrait en conclure que, pour la conscience culturelle roumaine et la recherche de son identité européenne, « Les Balkans, c'est les Autres ».


Notes

[1]. Selon Simmel, les frontières sont le résultat d'un processus psychique de délimitation ayant comme résultat des territoires, des « régions » ou des « pays » — des espaces culturels représentatifs pour un certain groupe social qui ne se superposent pas nécessairement ses limites politico-territoriales acceptées. Georg Simmel, Soziologie. Untersuchungen uber die Formen der Vergesellschaftung, 1908, d'après Wolfgang Kaiser, « Régions et frontières : L'espace frontalier de Bâle », dans Heinz-Gerhard Haupt, Michael G. Muller et Stuart Woolf, Regional and National Identities in Europe in the XIXth and XXth Centuries/Les [fin page 226] Identités régionales et nationales en Europe aux XIXe et XXe siècles. Londres : Kluwer Law International, 1998 : 382.

[2]. Lucien Febvre, « Frontière — le mot et la notion », dans Lucien Febvre, Pour une histoire à part entière. Paris : Sevpen, 1962 : 11-24.

[3]. Vasile Alecsandri, « Balcanul şi Carpatul », dans Vasile Alecsandri, Poezii, vol. 2. Bucarest : Editura de stat pentru literatură şi artă, 1955 : 175-7. Sauf mention, les traductions figurant dans ce texte sont de nous.

[4]. Wolfgang Kaiser, « Régions et frontières : L'espace frontalier de Bàle » : 381.

[5]. Vesna Goldsworthy, Inventing Ruritania. The imperialism of the imagination. New Haven : Yale UP,1998.

[6]. Kyra Kyralina, Europe, 15 août-15 septrembre 1923, puis, Les récits d'Adrien Zograffi. Kyra Kyralina. Paris : Editions Rieder, 1924. Cf. Panait Istrati, Opere alese, t. 1, édition bilingue. Bucarest : Editura pentru literatură, 1966.

[7]. Romain Rolland, préface à Kyra Kyralina, dans Opere alese, t 1 : 2.

[8]. Panait Istrati, Kyra Kyralina, 116-8.

[9]. Panait Istrati, préface à Kyra Kyralina, 7-8.

[10]. Romain Rolland, préface à Kyra Kyralina, 4

[11]. Louis Marin, « Le neutre, le jeu : temps de l'utopie », en Le Discours utopique. Paris : Union générale d'éditions/« Colloque de Cerisy », 10/18, 1978 : 364.

[12]. L'essence herméneutique de la tension entre identité et altérité a été révélée par Paul Ricoeur, dans Soi-même comme un autre. Paris : Seuil, 1990.

[13]. Selon Paul Ricœur, la quête de l'autre est une forme d'auto-confrontation analogue à la circularité herméneutique, Cf. Le Conflit des interpretations. Essais herméneutiques. Paris : Seuil, 1969.