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LR/RL


C(h)ris Reyns-Chikuma

Néo-Orientalisme ? Qui tremble et
qui est stupéfié dans Stupeur et
tremblements
de Amélie Nothomb ?


En sondant votre passé, je me suis rendu
compte qu'une enfance trop heureuse pouvait
elle aussi servir de circonstance atténuante.

Amélie Nothomb, Hygiène de l'assassin, 107

[N]ot merely who am I ? But who is the other
woman ? How am I naming her ?

Gayatri Spivak, In Other Worlds, 150

 

En 1992, Amélie Nothomb, une jeune écrivaine belge alors inconnue, fait irruption sur la scène littéraire francophone en publiant Hygiène de l'assassin chez Albin Michel. C'est sans doute d'abord la parodie du monde littéraire qui choqua et amusa les critiques. Comme l'écrit Claire Gorrara dans « Speaking Volumes : Amélie Nothomb's Hygiène de l'assassin » :

Grotesque, obese, and self-obsessed to the point of psychopathic delusion, Prétextat Tach, a highly misogynist author, represented perhaps one of the most virulent and scarcely veiled attacks on the 'cult of the [male] author' in contemporary critical circles in the 1990's.[1]

Selon Gorrara, l'une des qualités de Hygiène est son dialogisme bakhtinien, c'est-à-dire son ouverture aux autres voix, aux voix des autres :

In Hygiène de l'assassin, this spoken word is very much associated with a woman reader who liberates the reading act from the sterile pontificating of a male figure, playfully opening up the text to multiple readings and interpretations. Ultimately, Nothomb's texts 'speak volumes' about literary production as a process of transformation and exchange.[2] [fin page 192]

Ce point de vue est confirmé par d'autres articles ainsi que par la thèse de doctorat de Fabienne Ardus, qui intègre l'œuvre de Nothomb dans un « discourse of Alterity ».[3] En plus, ce livre d'une débutante est remarquablement écrit : incisif, concis, faisant preuve d'une grande maîtrise de la langue, d'une grande richesse du vocabulaire, et d'une remarquable diversité des genres littéraires parodiés… et surtout il est rempli d'humour et d'une ironie souvent « cinglante ». On n'en finirait pas de citer les qualificatifs flatteurs utilisés par la « critique » à son égard.[4]

Que Nothomb soit une écrivaine pleine de promesses, c'est aussi ce que je croyais après avoir lu Hygiène. Ses livres suivants l'ont, au moins partiellement, confirmé : Le Sabotage amoureux (1993), Les Combustibles (1994), Les Catilinaires (1995), Péplum (1996), Attentat (1997), Mercure (1998). Tous sont intéressants à plus d'un titre. Et puis en 1999, il y a… malencontreusement Stupeur et tremblements.[5] Ce livre est à l'opposé du premier, c'est-à-dire un texte monologique, plein de stéréotypes, d'un humour ou d'une ironie douteuse, et même, au moins involontairement, un texte presque raciste. C'est cette pauvreté stylistique, culturelle et idéologique que je vais montrer dans le présent article.

Stupeur et tremblements se veut être une satire de la société japonaise et particulièrement de l'éthique japonaise du travail, ainsi que de la situation de la femme au Japon. La satire tourne rapidement à la caricature… grotesque : Ce n'est pas Brétécher mais Tintine au Japo. Cependant, ce qui est plus troublant encore, c'est que le texte a connu le même type de réception que pour ses livres précédents, c'est-à-dire des comptes rendus journalistiques extrêmement positifs, tant en Belgique qu'en France et aux Etats-Unis. Les critiques vantent les mêmes qualités littéraires, et en ce qui concerne le sujet, ils adoptent deux attitudes. Ou bien ils l'ignorent, c'est-à-dire qu'ils acceptent son idéologie nippophobe. Ou bien ils ajoutent que le thème est évidemment bien choisi, puisque comme chacun croit savoir : « le Japon est un pays de fourmis (industrieuses), où l'individu est sacrifié pour la fourmilière, et plus particulièrement encore, les pauvres abeilles aux faux bourdons idiots et agressifs ».

Pour moi, le livre est un échec total. Et ceci, pour quatre raisons. D'abord, ce texte apparaît plus comme un règlement de compte que comme une satire. Ensuite, sa « méchanceté » est basée sur la frustration de Nothomb-narratrice due à la différence entre son expérience enfantine édenique passée au Japon et son expérience d'adulte dans un dur milieu de travail dans le même pays. Troisièmement, cet échec est aussi le résultat d'une arrogance féministe typiquement « occidentale », et quatrièmement, d'une connaissance très limitée du Japon (en fait, d'une totale méconnaissance critique de la [fin page 193] culture nippone). Dans mon essai, je donnerai un ou deux exemples pour chacun des quatre cas, complété(s) par un ou deux contre-exemple(s) présenté(s) par la recherche japonologique.

Au total, Stupeur tombe tout simplement (simplistement !) dans la catégorie aujourd'hui appelée « orientalisme », c'est-à-dire une vue de l'Orient qui sert les intérêts (matériels et/ou psychologiques) de l'Occident.[6] Plus précisément, Stupeur n'est qu'une représentation supplémentaire de « Japan-bashing ». Cette nippophobie devient particulièrement évidente quand le texte est placé dans le contexte français et européen des années 1980-1990, plutôt anti-japonais, et ceci paradoxalement, même quand il semble être nippophile. Comme l'ont montré de nombreux textes critiques en anglais et en français, le Japon est d'abord passé par une courte période de nippophilie pendant les années d'après-guerre, c'est-à-dire quand le Japon pouvait être « apitoyé ».[7] Cependant, dès que le Japon redevient « envahissant », cette fois économiquement (c'est-à-dire dès les années 1970 et surtout 1980), le mythe du péril jaune est ressuscité.[8] Ainsi dans « La représentation du Japon et son évolution à travers l'iconographie des hebdomadaires français (1979-1993) » publié dans Mots : Les langages du politique, Jean-Marie Bouissou écrit :

En 1970, la publication de L'Empire des signes marquait le retour du Japon dans les fantasmes de l'Occident.… A ce moment, l'image du Japon est globalement favorable. Mais déjà une ambiguïté fondamentale y associe à chaque trait positif une ombre portée ou un prolongement négatif : « Le Japon est dynamique mais il ne sait plus très bien où il va ». Aussi cette image va-t-elle se dégrader aisément à mesure que la montée en puissance de l'archipel traumatise davantage un Occident en proie aux difficultés économiques et à des doutes croissants face à lui-même. (99 ; italiques dans le texte)

Ma première critique de l'œuvre de Nothomb est donc son manque de sensibilité aux représentations ambiantes. La méchanceté littéraire, que certains critiques appellent le « cinglant » du style Nothomb, peut être utile, agréable, et en fait, saine dans une démocratie, quand elle est journalistique ou artistique et limitée à sa propre société. Lorsqu'elle s'adresse à un peuple entier, Autre (ici le Japon), elle est au mieux maladroite ou au pire raciste. La critique de l'autre, si elle est tout aussi nécessaire, demande en effet un autre genre et/ou un autre style, une autre approche pour éviter de créer ou renforcer les xénophobies, déjà si facilement présentes en nous. La récente « affaire Houellebecq » a montré combien il était dangereux de lancer des petites phrases xénophobes ou tout au moins maladroites.[9] [fin page 194]

La méchanceté de ce livre est les deux, maladroite et raciste. Que son racisme semble involontaire n'explique et n'excuse rien. Il est vrai que rien dans la biographie de l'auteure connue aujourd'hui ni dans le reste de son œuvre ne donne à penser que Nothomb est raciste ou japonophobe, au contraire. Mais un écrivain est aussi un personnage public et donc une personne responsable. C'est d'ailleurs aussi ce que semble penser Nothomb elle-même. Ainsi dans une interview, voici ce que Nothomb répond à la suggestion de son intervieweur, Christian Libens, qui lui dit : « Un livre, c'est un détonateur qui sert à faire réagir les gens » : « Cette définition du livre, c'est ce que devrait idéalement être un livre, mais c'est rarement le cas, hélas ! »[10] Conséquemment, renforcer des stéréotypes, au lieu de les déconstruire comme Nothomb l'avait fait plus ou moins habilement dans ses livres précédents, est un échec impardonnable dans Stupeur !

Ce livre, comme la plupart des autres de Nothomb, apparaît en grande partie au moins comme autobiographique. C'est aussi ce que Nothomb dit dans certaines interviews. La fin de Stupeur confirme cette hypothèse, puisque d'une part la narratrice plusieurs fois dans le texte donne des éléments biographiques explicites (père ambassadeur, « belgitude », etc.), et d'autre part, le texte finit sur :

Quelques jours plus tard, je retournai en Europe. Le 14 janvier 1991, je commençai à écrire un manuscrit dont le titre était Hygiène de l'assassin.… En 1992, mon premier roman fut publié. (174)

De même, comme le veut une des traditions de l'autofiction auquelle les textes nothombiens semblent appartenir, Nothomb-l'auteure ne se distancie nullement de son personnage-narrateur. Ainsi lorsque la narratrice-protagoniste tient des propos carrément raciste, ce n'est pas sans maladresse et sans conséquence :

— C'est curieux. Je croyais que les Japonais étaient différents des Chinois.
Elle [sa supérieure hiérarchique, japonaise] me regarda sans comprendre. Je repris :
— Oui. La délation n'a pas attendu le communisme pour être une valeur chinoise. Et encore aujourd'hui, les Chinois de Singapour, par exemple, encouragent leurs enfants à dénoncer leurs petits camarades. Je pensais que les Japonais, eux, avaient le sens de l'honneur. (51-2)

Bien sûr, c'est le style Nothomb-auteure que nous avons dans Stupeur, celui utilisé dans ses autres œuvres : le fameux style cinglant, comme [fin page 195] certains critiques aiment à le qualifier. Et Nothomb de confirmer l'utilisation de ce style en disant : « C'est à croire qu'en dehors de la situation de l'affrontement, je n'ai rien à dire. »[11] Le problème est qu'il cingle un peuple entier à cause d'une expérience personnelle limitée dans le temps et l'espace (géographique, social, et professionnel). En utilisant des éléments biographiques, on s'aperçoit que ce texte est en fait le produit d'une déception personnelle. Diverses interviews confirment ce qui apparait aussi clairement dans au moins deux autres de ses œuvres. Ainsi dans Métaphysique des tubes (2000 ; The Character of Rain, 2001) publié un an après Stupeur, la narratrice décrit son enfance édénique, mais aussi profondément égocentrique, au Japon. Cette ambivalence fait sans doute partie intégrante du genre autofiction auquel les textes de Nothomb semblent parfois vouloir appartenir.

Même si le lecteur est conscient d'une part qu'il y a des différences entre auteur et narrateur et que d'autre part c'est son texte et non Nothomb elle-même qui est « raciste », parler de Nothomb-narratrice sans parler de Nothomb(-auteure) est rendu extrêmement difficile si pas impossible par le jeu plutôt maladroit entre biographie et texte. Stupeur apparaît alors parfois plus comme un règlement de compte que comme un conte réglé et cinglant. Que cette Nothomb-narratrice ait vécu une mauvaise expérience dans cette entreprise japonaise est plus qu'évident. Ainsi dans ce texte la narratrice écrit : « [J]'avais toujours éprouvé le désir de vivre dans ce pays auquel je vouais un culte depuis les premiers souvenirs idylliques que j'avais gardés de ma petite enfance. » (21-2) Si la narratrice décrit bien cette enfant comme gâtée (puisqu'elle est née dans une classe sociale privilégiée et dans un pays qui, grâce à une période de croissance extraordinaire dès les années 1970, a encore renforcé sa « divinisation » de l'enfance), parfois de manière (auto-)critique, c'est toujours pour en tirer des effets comiques qui assurent la sympathie des lecteurs. La critique n'est jamais idéologiquement fondée et on a l'impression d'entendre une vieille chanson : « Huit cents millions de petits Chinois et moi et moi et moi ! » Dans Le sabotage amoureux (1993), la narratrice décrit le choc négatif d'avoir à quitter le paradis japonais pour ce qu'elle va vivre comme un "enfer" chinois. Dans une interview publiée dans Revue générale Nothomb parle de l'enfance à son interlocutrice :

Rien n'existe, sauf l'enfance. L'enfance est un absolu. Voici ce que l'écrivaine m'a confié : Mon enfance a été une enfance particulièrement belle.… Je suis une nostalgique à jamais de mon enfance. Je crois que même les enfances malheureuses sont forcément l'âge le plus fort de la vie.[12] [fin page 196]

On comprend que lorsque cette enfant gâtée retourne au « paradis » et qu'après des études, relativement faciles, en philologie romane, en Belgique, elle affronte le monde du travail pour la première fois de sa vie et spécialement dans le cadre de la dure réalité économique japonaise, elle soit déçue et même frustrée. Qu'elle en veuille au Japon entier apparaît déjà comme un manque de maturité au niveau personnel puisque cette expérience semble être limitée à cette entreprise ou même aux personnes que la protagoniste a fréquentées dans cette entreprise. Mais que l'auteure se serve de sa réputation littéraire pour caricaturer grotesquement une réalité complexe est la preuve d'une immaturité littéraire quelque peu scandaleuse.

Cependant, même si on essaie de lire ce livre « littérairement », au-delà du règlement de compte et du « biographique », c'est aussi un échec. Ainsi ce qui est scandaleux pour une personne qui a vécu au Japon et dit l'aimer (ou l'avoir aimé) c'est la méconnaissance du pays. Celle-ci est évidente tant dans certains détails (linguistiques et culturels) que dans une perspective plus globale, définitivement non-critique. Il ne s'agit pas de dire que l'auteure devrait tout connaître sur le Japon parce qu'elle y a vécu mais qu'au moins elle vérifie son savoir d'« insider ».

Le texte comprend plusieurs erreurs de base. Certains diront qu'elles sont peu nombreuses mais le texte est aussi (très) court, et de toute façon, je considère celles-ci seulement comme le sommet de l'iceberg. La narratrice-Nothomb se vante dans son livre (« ma deuxième langue », 41) et dans plusieurs interviews qu'elle connaît la langue japonaise.[13] Ceci est peut-être vrai, mais ses erreurs montrent d'une part que cette connaissance est limitée, et d'autre part qu'elle ne la respecte pas beaucoup. On comprend alors que ses supérieurs japonais dans l'entreprise Yumimoto aient classé cette prota-goniste comme typiquement « européen(ne)occidental(e) », égocentrique, individualiste, agressive, et manquant du sens de la rigueur et de la précision.[14] Ainsi, dès la cinquième page (12), la narratrice-Nothomb explique que le mot « yumimoto » signifie « les choses de l'arc ». Or moto en japonais n'a jamais le sens de chose. Il semble qu'elle ait confondu avec « mono ». Sans doute est-elle trop empressée de faire des jeux de mots spécialement aux dépens de ses personnages japonais et de la société caricaturée. Souvent ces jeux d'esprit, typiques de l'écriture franco parisienne, « marchent ». C'est le cas surtout dans ses autres œuvres, même si certains sont franchement faciles et si son usage généralisé fatigue parfois.

Dans Stupeur ces jeux de mots sont plus difficiles à créer par l'auteur et à comprendre pour le lecteur au moins non nippophile. Comme chacun le sait, il n'est rien de plus malaisé que l'humour dans une culture/langue [fin page 197] étrangère. Ceci est un premier point capital pour comprendre l'échec de la protagoniste-Nothomb. Car cela veut d'abord dire que s'il est vrai que le monde du travail au Japon est dur, la narratrice-Nothomb n'était pas capable d'en percevoir l'humour, présent aussi au Japon, huile même d'autant plus nécesaire que les engrenages y sont plus « serrés ».[15] De plus, si le style de Nothomb-écrivain, cinglant, s'identifie au style de Nothomb-narratrice-protagoniste, on comprend encore mieux l'échec. Cet humour « antagonistique » est peut-être bien français mais est relativement absent dans la culture japonaise. Nothomb, qui apparemment a une bonne connaissance de la culture/langue latine, devrait savoir que, même et peut-être surtout dans l'humour, au moins par politesse, quand tu es à Rome, tu devrais te comporter en Romain ![16] Nothomb semble aussi vouloir impliquer que généralement ses mots sont aussi des flèches, et plus particulièrement que son « méchant » personnage féminin est un arc — elle est grande et mince — aux mots comme des flèches qui font mal. Il y a en plus une contradiction maladroite à utiliser la même expression pour elle-même — positivement — et pour son personnage — négativement. Enfin, son humour est parfois franchement douteux. Ainsi lorsqu'elle écrit : « Elle marcha vers moi, avec Hiroshima dans l'œil droit et Nagasaki dans l'œil gauche » (117).[17] Que l'on comprenne bien ma critique, ce n'est pas ce seul élément pris individuellement qui est raciste. En fait, individuellement, cette remarque pourrait être considérée comme humoristique et critique de, par exemple, l'usage que certains Japonais ont fait de leur « auto victimisation ».[18] Le problème est que cette remarque appartienne à un ensemble de traits qui se renforcent les uns les autres et qui réaffirment les stéréotypes anti-japonais.

Nothomb commet aussi des erreurs sur la culture japonaise.

Ainsi page 93 dans une de ses nombreuses digressions-diatribes sur la discrimination négative des femmes au Japon, elle prétend qu'il y a une fête des garçons et pas de fête des filles. Or cela est faux. Ceci n'enlève rien au fait que le Japon est effectivement un pays où la discrimination sexuelle traditionnelle, spécialement dans le monde professionnel, est encore très forte, mais justement est-il besoin d'inventer des cas négatifs s'ils sont déjà si évidents et si nombreux. Ce que Karatani Kojin, critique japonais, dit à propos du Prix Nobel français Claude Simon, dans un article qui s'intitule « Uses of Aesthetics : After Orientalism », s'applique parfaitement à Nothomb :

But in this passionate love and respect there is a certain bracketing of the concerns of pedestrian Japanese, who live their real lives and struggle with intellectual and ethical problems inherent in modernity. Inasmuch as these Japanese lives and concerns do not stimulate his sense of wonder, he would rather ignore them. (146) [fin page 198]

Plus globalement, c'est le manque de perspective critique de Nothomb-narratrice qui est le plus ignoble. Lorsqu'elle écrit son livre, ce n'était pas les références critiques sur le Japon qui manquaient, que ce soit en français, en anglais ou en Japonais. Or elle semble n'en avoir consulté aucune. La seule référence extérieure est un film japonais (143-4). Et sans surprise, il renforce les autres allusions stéréotypantes du texte sur le Japonais, samouraï agressif, cruel, sans âme, etc. Furyo, célèbre en Occident sous le titre Merry Christmas, Mister Lawrence [sic], est l'histoire de prisonniers de guerre (l'un deux est interprété par David Bowie) dans un camp de concentration japonais. Si vous n'avez pas vu le film, inutile de vous dire que les Japs sont des « échants » qui rappellent les Japs du raciste Pont sur la rivière Kwai.[19]

Nothomb-narratrice se croit donc assez intelligente pour écrire un livre « cinglant » sur une culture étrangère sans références critiques extérieures. Toute l'anthropologie ou la japonologie contemporaine aura en vain montré que la perspective de l'insider, en plus borné par sa connaissance limitée de la langue et de la culture japonaise, ne suffit pas.[20] N'appelle-t-on pas cela de l'arrogance ? En plus, pense-t-elle que son public qui lui dans la majorité des cas n'a même jamais été au Japon ou n'y a jamais vécu soit capable de donner de la chair à ce pamphlet squelettique, c'est-à-dire d'humaniser ces personnages japonais grotesques. Car tous les personnages, sauf la narratrice-Nothomb évidemment, sont vraiment grotesques (obèse, rancunier, lâche, stupide, etc.). Même les « bons » Japonais sont décrits négativement en dernière instance. S'ils sont bons c'est par stupidité, lâcheté, ou pusillanimité (42, 132). Ainsi sa supérieure hiérarchique, Mademoiselle Mori Fubuki est belle physiquement mais caricaturalement « laide » sur le plan psychologique (frustrée, rancunière, méprisante…). Peut-on faire plus raciste ? Si les « insultes » japonaises à l'égard des occidentaux, citées page 64, ne sont pas improbables,[21] elles n'excusent en rien le racisme de la narratrice qui inverse le présupposé raciste de Mlle Mori.

En plus, les jalousies et autres coups bas décrits dans ce texte n'ont rien de japonais, ils existent dans toutes le sociétés du monde. Cependant, ces caractéristiques négatives ne sont pas universelles pour autant. Elles ont un contexte concret, sociologique, historique précis. De cela, le lecteur n'a rien dans ce texte malingre.

D'autre part, la narratrice-Nothomb se présente comme une « héroïne » positive. Même si c'est sur un ton comique qu'elle s'exhibe, c'est presque toujours pour attirer la sympathie de son lectorat francophone contre l'antipathie qu'elle crée pour les personnages japonais. Ainsi, après avoir systématiquement déconstruit les mythes égocentriques de tous ses personnages dans ses autres livres (ce qui [fin page 199] constituait l'intérêt de son style cinglant !), Nothomb-narratrice ose nous dire qu'elle, elle agit par altruisme (42), alors que tous les autres personnages japonais ont des motivations intéressées et négatives. Ensuite, cette enfant gâtée ne veut pas faire de la comptabilité sans autre explication que son incapacité à exécuter une telle tâche monotone. Celle-ci serait-elle seulement pour les machines ou… pour les Japonais (N'est-ce pas la même chose ?), ou pour les milliers d'autres non privilégiés qui de toute façon ne seront pas ses lecteurs/lectrices. Ce mépris du petit travail monocorde se mêle d'ailleurs au racisme ambiant à travers un « lapsus calami ». Ainsi écrit-elle :

Je commençais par regarder chaque nouveau nombre avec autant d'étonnement que Robinson rencontrant un indigène de ce territoire inconnu. (64)

On sait combien ce Robinson Crusoe, peut-être la première fiction industrielle, est aussi la première fiction impérialiste et raciste occidentale ![22] Il ne s'agit pas de nier certains aspects de la société japonaise qui peuvent être « négatifs », mais de demander un contexte qui relativise et historise le « mal ».[23]

En plus, toute personne raisonnable dans un (con)texte différent verrait ce personnage Nothomb-narratrice comme franchement égocentriste, égoiste, et même idiote. Ainsi son incapacité à calculer est présentée selon son point de vue de wagamama mais il est en fait pathétique. Bien sûr il est aussi lié au fait que cette jeunette se prend déjà sans doute pour un génie, le « génie créateur » de la dernière page qui a écrit Hygiène de l'assassin. Et comme chacun le sait les génies ne font pas de travaux aussi communs que des additions, ça c'est pour tout le monde et pour personne, comme les Japonais par exemple. C'est mieux de faire les toilettes, au moins c'est original ! Et donc, c'est génial dans la mythologie occidentale post-romantique de l'égo :

Récapitulons. Petite, je voulais devenir Dieu. Très vite, je compris que c'était trop demander et je mis un peu d'eau bénite dans mon vin de messe : je serais Jésus. J'eus rapidement conscience de mon excès d'ambition et acceptai de 'faire' martyre quand je serais grande. Adulte, je me résolus à être moins mégalomane et à travailler comme interprète dans une société japonaise.… Et ce fut alors que je reçus mon affectation ultime : nettoyeuse de chiottes.[24] [fin page 200]

Ce qui manque donc à ces caricatures et clichés c'est un contexte qui permette de comprendre les deux topos mis en scène dans Stupeur : le travail et la femme au Japon. Que les Japonais travaillent beaucoup, c'est un lieu commun qui est sans doute au moins partiellement fondé si on calcule le nombre d'heures qu'ils passent d'abord sur le lieu de travail, et ensuite avec des collègues ou des clients dans les bars et restaurants. Que la division du travail selon des critères sexuels soie plus prononcée qu'en Europe, c'est tout aussi évident. Toutefois, premièrement, la comparaison avec la plupart des pays européens n'est pas aussi contrastée que le stéréotype voudrait le faire croire, comme le montrent de nombreux articles récents.[25] Deuxièmement, ces faits ne sont pas le résultat d'un choix au sens simpliste que ce concept est devenu dans la mentalité occidentale populaire. Enfin et surtout, ces différences ne sont pas nécessairement vécues négativement.

Contrairement à ce qui apparaît dans ce texte, ce n'est pas par masochisme ou stupidité ou sens du sacrifice pour la nation et l'empereur (comme le titre expliqué p. 160 voudrait le faire croire) que la majorité des Japonais travaillent « dur ». Les causes sont multiples et complexes, mais comme toute personne s'intéressant avec un esprit tant soit peu critique au Japon le sait, deux d'entre elles sont fondamentales. D'abord, le Japon est un pays pauvre en ressources naturelles contrairement par exemple aux Etats-Unis. C'est donc ou la misère et/ou la dépendance (néo)-coloniale, ou le travail dur. Ensuite, à l'aide de diverses méthodes (certaines moins démocratiques que d'autres), les leaders japonais ont réussi à faire partager l'esprit d'indépendance à une grande partie de la population dès le début de ses contacts avec l'impérialisme occidental.[26] De nombreux Japonais « préfèrent » donc le travail parce qu'il leur donne plus sûrement l'indépendance (même si elle est relative dans un monde globalisé) plutôt qu'une position (néo-)coloniale. Cet esprit d'indépendance nationale implique en plus une grande discipline qui s'explique aussi par deux autres raisons. D'une part par le fait que l'espace est très limité, sans discipline, c'est très vite le risque de l'anarchie. D'autre part le Japon a hérité d'une « pensée » de la discipline venant surtout du confucianisme. On devrait s'attendre à ce qu'une francophone comprenne mieux ce sentiment de fierté, puisque le même problème se pose à la culture française vis-à-vis des Etats-unis, et même à la culture belge francophone vis-à-vis de Paris et vis-à-vis de la Belgique majoritairement néerlandophone.[27]

Evidemment certains diront que Stupeur n'est pas un essai mais une fiction, et en plus même pas une fiction historique. Toutefois, même si l'on accepte cette division des genres comme un fait établi (ce qui est contestable et contesté sur le plan de la recherche théorique comme sur [fin page 201] le plan de l'application à l'œuvre même de Nothomb), toute fiction se lit dans une tradition. Contrairement à Hygiène qui, selon certains de ses critiques comme Gorrara, peut se lire à travers divers genres tels le dialogue socratique, la fiction policière, la satire, Stupeur ne peut se lire que dans la tradition orientaliste, et encore pas très subtile. Si on veut l'inscrire dans une tradition française de la satire, de l'esprit du ridicule, elle est ici très étroite, plus proche de la ligne simple de Tintin au Congo et du Lotus bleu de Hergé que de l'œuvre vitriolique et raciste de Céline, deux des auteurs préférés de Nothomb semble-t-il.[28]

En fait, Stupeur ne peut se lire qu'à travers le genre de l'essai nippophobique tel L'étreinte du samourai.[29] Le centre du livre est d'ailleurs une pure digression didactique (86-96). Nothomb-narratrice aurait pu établir une intertextualité avec d'autres genres comme la « fiction économique ». Même si la culture française ne regorge pas d'exemples de ce genre,[30] Nothomb qui lit l'anglais aurait pu « s'informer » subjectivement (fictions) et objectivement (critiques) sur ce genre.[31] Ces informations lui auraient appris le B.A.-ba de la culture socio-économique japonaise.

Ce n'est pas le lieu de disserter ici sur un sujet qui est plus sociologique que littéraire. Qu'il suffise de mentionner trois éléments capitaux. Premièrement, même s'il constitue un nombre croissant, le type d'entreprise décrit par Nothomb (Yumimoto), ne représente pas la majorité des emplois au Japon. Il y a donc beaucoup de travailleurs japonais qui ne ressemblent pas à ceux présentés par Nothomb. Deuxièmement, la division des rôles n'est pas simplement vécue comme mauvaise ou bonne par la majorité des Japonais ni des Japonaises. Ceux qui la vivent y voient certains avantages et certains inconvénients. En plus, les inconvénients ne sont pas nécessairement les mêmes ou ne sont pas nécessairement de la même intensité que ceux vécus ou perçus par les Français ou les Européens/Occidentaux.

Nothomb-narratrice moque la méfiance des personnages japonais à l'égard des étrangers. Si elle est en partie due à une xénophobie, et donc critiquable, elle est aussi en partie justifiée, à la fois contre l'impérialisme occidental (économique et psychologique), et par le fait que les entreprises japonaises se sont imposées au monde (y compris à la France) en « re-créant » leur propre « philosophie ». Comment donc interpréter que cette jeunette sans expérience ose se permettre de chambouler les habitudes de l'entreprise japonaise qui a réussi. Que certaines pratiques soient « vieux jeu », sans doute, de nombreux Japonais le reconnaissent eux mêmes, mais ce n'est certainement pas à cette néo-impérialiste à décider.

Ce manque de perspective critique, entendu ici au sens « objectif » et non simplement personnel (règlement de compte) est le plus évident [fin page 202] quand Nothomb traite de la situation de la femme au Japon. De ce point de vue aussi le texte nothombien est typiquement orientaliste. Comme l'ont montré de nombreux essais critiques, le texte orientaliste se sert souvent de la condition inférieure ou difficile des femmes au Japon pour critiquer le Japon.[32] Le problème vient sans doute d'abord du fait que les Françaises et les Français en majorité ne semblent pas encore avoir intégré le fait qu'il n'y a pas un féminisme, celui de la femme occidentale blanche de classe moyenne (privilégiée),[33] mais des féminismes qui varient selon la culture et la classe sociale. Ceci ne semble pas effleurer mademoiselle Nothomb. Il est vrai qu'en France en particulier et en Europe en général, la critique du féminisme monolithique n'a pas encore réussi à se faire entendre, contrairement aux pays anglo-saxons.[34]

En fait, le rôle de la majorité des femmes japonaises n'est pas celui décrit par Nothomb. Ainsi, ou bien elle travaille mais pas nécessairement dans une entreprise de ce type (où les conditions sont parfois meilleures, parfois pas), ou bien elle reste à la maison. Dans ce dernier cas, elle ne vit pas nécessairement les choses de manière négative. Parce que la famille japonaise est plus basée sur la relation parents-enfants que sur le couple (181), et parce qu'une extrême importance est placée sur les enfants et leur éducation (181), la femme japonaise voit son rôle de « femme au foyer » beaucoup plus positivement que son équivalente en France. En plus, parce que le Japon s'est enrichi et technologisé, beaucoup d'entre elles ont gagné beaucoup de temps. Elles ont réussi à s'organiser pour se créer une relative indépendance et un temps libre que beaucoup de femmes occidentales lui envieraient. La réalité n'est pas idyllique mais elle n'est pas non plus infernale comme les stéréotypes voudraient le faire croire. On peut ne pas être d'accord avec certains aspects du « système » japonais, mais l'application simpliste de modèles de valeurs étrangères n'est certainement pas appropriée. Excepté pour quelques femmes privilégiées en Occident, la situation des femmes en Europe n'est pas non plus idéale. Le mari est censé participer aux travaux et plaisirs familiaux autant que l'épouse. Toutefois, les statistiques montrent pour la France par exemple que c'est très loin d'être le cas ! Mais en présentant le cas japonais aussi négativement, le lectorat français ressent certainement de la fierté en pensant que c'est bien meilleur en France ! Bizarrement Nothomb, enfant gâtée qui a pu se permettre de refuser de prendre un emploi rébarbatif (grâce à papa, aux études faites, et à son talent), ne comprend pas cet aspect de la société japonaise.[35]

En fait, ou bien elle n'a pas vécu avec des japonaises ou bien elle refuse d'en parler, et elle présente alors une vue volontairement caricaturale. [fin page 203]

Ces pages pourraient donner à croire que je n'avais aucune vie en dehors de Yumimoto. Ce n'est pas exact. J'avais, en dehors de la compagnie, une existence qui était loin d'être vide ou insignifiante.
J'ai cependant décidé de n'en pas parler ici. D'abord parce que ce serait hors sujet. Ensuite parce que, vu mes horaires de travail, cette vie privée était pour le moins limitée dans le temps. (148-9)

D'abord, la raison pour laquelle Nothomb-narratrice ne parle pas de l'extérieur est uniquement liée à « moi ». Quid de la vie des autres personnages ? Elle critique sa « supérieure » nippone pour ne pas être capable d'avoir une relation sentimentale, mais quid de la sienne ? Elle reste un an dans cette compagnie et rien n'est dit à propos de sa vie amoureuse ? Ou amicale ? Ou sportive ? Excepté qu'elle aime 'jouer' à un jeu morbide aux connotations ici pseudo-philosophiques : se jeter dans le vide (140). Parler de sa vie extérieure aurait pu être un prétexte intéressant pour présenter d'autres aspects de la vie japonaise, d'autres femmes japonaises ou des mêmes femmes mais dans d'autres contextes. Finalement, même si la narratrice a voulu faire court, elle aurait pu mentionner certains aspects nouveaux positifs pour la femme dans l'entreprise. En effet, plusieurs choses importantes dans le domaine du travail féminin qui ont eu lieu dans les années 1980-1990 comme la loi votée en 1992 pour « Equal Employment Opportunity Law » ne sont même pas mentionnées. Est-ce honnête ? Ou simplement caricatural ? Bien sûr la situation reste imparfaite, mais une fois encore, elle est loin d'être parfaite en Europe. Je dirais même que si elle progresse lentement au Japon, peut-être moins rapidement qu'en Europe, c'est aussi plus sûrement.[36]

Si le « roman » était seulement une revanche personnelle ce ne serait qu'un mauvais texte parmi ces autres livres qui sont certainement plus intéressants. Le problème est que cette revanche personnelle sera sans doute interprétée négativement par de nombreux européens et occidentaux qui ont tremblé et qui tremblent encore devant la puissance japonaise qui questionne leur identité nationale et au moins certaines de leurs valeurs. Que certaines de ces valeurs tels divers acquis sociaux soient bonnes ou mauvaises est évidemment subjectif. En Europe même, en France et en Belgique même, on trouvera des variations importantes quant à l'appréciation de ces valeurs et de ces acquis (la famille avant le travail, la femme au travail/à la maison avec les enfants ; l'égalité des sexes ; etc.). Pour ne prendre que le thème du partage du travail ménager, l'Europe idéalise très fort l'égalité de maman et papa, mais la réalité est encore bien différente de l'idéal. Dès lors l'évaluation implicite de Nothomb dans ce livre est erronée, trompeuse et malhonnête. [fin page 204]

Ou bien l'écrivain doute systématiquement et produit des textes de questionnement (fiction ou essai) ou bien elle s'informe sérieusement pour produire du « réalisme » critique (roman historique et ses variantes). Si le stéréotypage est inévitable, le rôle de l'intellectuel(le) qua romancier(e), écrivain(e), artiste, est de déconstruire les stéréotypes et de construire des réalités, réalistes ou pas, « esthétiquement ». De ce point de vue, le roman de Nothomb est un échec total ! Stupeur ne s'inscrit donc dans aucune des riches traditions françaises, balzacienne (descriptions sociologiques complexes), flaubertienne (ironie subtile et « empathisante »), proustienne (extrême raffinement de la psychologie), célinienne (grand raffinement du style pour une critique parfois justifiée de sa culture) nouveauromancienne (critique des techniques traditionnelles) ou plus récemment de la nouvelle Ecole de Minuit, (styles, genres et histoires classiques renouvelés avec humour).

Ave Amélie, impérialiste blanche : Ceux qui tremblent te saluent !


Notes

[1]. « Speaking Volumes : Amélie Nothomb's Hygiène de l'assassin », en Women's Studies International Forum 23.6 (2000) : 761.

[2]. Gorrara, 766.

[3]. Dissertation Abstract datant de 1999, et donc n'incluant pas de référence à Stupeur. Voir Fabienne Eliane Ardus, « The Discourse of Alterity in Contemporary French-speaking Belgium. Claire Lejeune, Caroline Lamarche, Nicole Malinconi and Amélie Nothomb » (French text), Diss., University of Southwestern Louisiana, 1999.

[4]. J'ai consulté les journaux et magazines francophones et anglophones suivants : NYT, The French Review, Kirkus Review, The Review of Contemporary Fiction, Booklist, Library Journal, Publishers Weekly, Time International Europe, Nouvel Observateur, Le Monde, Le Figaro, Libération, Magazine des arts et du divertissement, Actualité culturelle.

[5]. Toutes mes références sont à l'édition Albin Michel, 1999.

[6]. Pour l'orientalisme, voir l'œuvre fondatrice de Edward Said ; voir aussi les perspectives critiques liées à la japonologie : Richard Minear, « Journal of Asian Studies », en Orientalism and the Study of Japan 39.3 (May 1980) : 507-17 ; et Carl Steenstrup, « Reflections on 'Orientalism' from the Angle of Japan-Related Research », en Comparative Civilization Review 13.1 (1986) : 233-52. [fin page 205]

[7]. En anglais, la bibliographie est immense, surtout aux Etats-Unis ; en français, elle est limitée à des articles universitaires ; pour une perspective européenne, voir Endymion Wilkinson, Japan Versus the West : Image and Reality. London : Penguin Books, 1990.

[8]. Cette xénophobie est plus évidente envers les musulmans-arabes et autres « indésir-és/-ables » en France ; mais de nombreux Français, intellectuels ou pas, trouvent plus faciles de critiquer les Japonais et de plaindre les personnes du Tiers Monde puisque celles-ci contrairement à celles-là ne menacent ni leur job ni leur identité culturelle qui est « nécessairement » supérieure, si pas en théorie au moins dans la réalité économique et politique.

[9]. Mohamed Aissaoui, « Les bonnes affaires de l'edition », en Le Figaro (10 Sept. 2001).

[10]. Christian Libens, « Interview par Christian Libens : Chère Amélie », en Revue générale 131.3 (1996) : 92.

[11]. Évelyne Wilwerth, « Amélie Nothomb : sous le signe du cinglant », en Revue générale 132.6-7 (1997) : 46.

[12]. Wilwerth, 47.

[13]. Elle a néanmoins récemment reconnu que cette connaissance était uniquement orale et non écrite, ce qui est pour la culture japonaise, un grand handicap. Voir Etienne Turpin, « Une histoire belge à la sauce nippone », en L'Hebdo culturel du grand ouest 7 Aug 2002. (http ://www.topouest.com/version2/Litterature/Reportages/ANothomb.html)

[14]. Les Japonais ont eux aussi leurs stéréotypes des Autres ; en japonais, on appelle cette attitude d'enfant gâtée et immature pour la vie harmonieuse en société, « wagamama ».

[15]. Cette réduction est l'un des traits essentiels de tout racisme/orientalisme : l'Autre est réduit à une machine ; pour l'humour japonais voir par exemple : Howard Hibbett, The Chrysanthemum and the Fish. New York : Kodansha International, 2002.

[16]. Voir Haru Yamada, « The Truth about Teasing, Praising, and Repeating », en Different Games, Different Rules. Why Americans and Japanese misunderstand each other. New York : Oxford UP, 1997 : 105-20.

[17]. Douteux aussi en ce sens que les réparties cinglantes de la protagoniste sont supposées être en japonais originalement ; or toute personne ayant eu la possibilité d'étudier et pratiquer le Japonais doutera de l'authenticité de tels dialogues entre un japonais et une personne dont la langue maternelle n'est pas le japonais, vu la vitesse des réparties, et le [fin page 206] niveau et la complexité de la langue utilisée (métaphores, jeux de mots, idées complexes…).

[18]. See John Dower, « The Bombed : Hiroshimas and Nagasakis in Japanese memory », en Michael Hogan, ed., Hiroshima in History and Memory. New York : Cambridge UP, 1996 : 116-42 (spécialement, 123-4).

[19]. En fait, Nagisa Oshima, auteur du fameux film érotique et critique, L'Empire des sens (1976), avec Furyo (Merry Christmas, Mr. Lawrence), a voulu faire un film critique de sa culture, mais le résultat est ambigu ; dès lors la critique universitaire de gauche le voit plutôt avec scepticisme, justement parce qu'il est trop facilement « percevable » par l'Occident comme un renforcement des stéréotypes anti-Japonais ; voir Wimal Dissanayake, « Cinema and the Public Sphere : The films of Oshima Nagisa », en Cinema and Cultural Identity. Reflections on films from Japan, India, and China. Lanham : UP of America, 1988 : 139-56 ; pour le racisme du Pont sur la rivière Kwai, voir Hirakawa Sukehiro, « Prisoners in Burma : The Anglo-Japanese hostilities from a cultural perspective », en Japan Echo 26.6 (Dec 1999) : 43(8).

[20]. Pour un exemple d'anthropologie critique, voir James Clifford, The Predicament of Culture. Twentieth-Century ethnography, literature, and art. Cambridge : Harvard UP, 1988 ; pour la japonologie critique, la majorité des œuvres anglo-saxonnes ont profité des travaux en anthropologie critique et des « Cultural Studies » (voir par exemple, Tessa Morris-Suzuki, Re-Inventing Japan. Time, space, nation. New York : M.E. Sharpe, 1998) ; en France, voir Jean-François Sabouret, ed., Invitation à la culture japonaise. Paris : La Découverte, 1991.

[21]. Il est vrai que le long isolement et la relative homogénéité des Japonais ont contribué à une certaine xénophobie au Japon ; en outre celle-ci fut renforcée par un ressentiment à l'égard des impérialismes occidentaux et par la fierté du « miracle japonais » des années 1980-90.

[22]. Les Français peuvent en lire une subtile critique dans l'œuvre parodique de Michel Tournier (Vendredi), auteur connu de Nothomb puisqu'elle le cite dans Hygiène (108).

[23]. Le lecteur pourra facilement trouver des œuvres critiques du miracle japonais tels Japan in the Passing Lane. An insider's account of life in a Japanese auto factory du journaliste japonais Kamata Satoshi (New York : Pantheon Books, 1983).

[24]. 123 ; Nothomb apparaît ici prisonnière du mythe romantique populaire du génie créateur, un contre tous (et donc contre la société japonaise, [fin page 207] stéréotypée comme profondément conformiste et donc anti-romantique), même dans son apparente auto-dérision.

[25]. Leonore Loeb Adler, International Handbook on Gender Roles. Westport : Greenwood Press, 1993 ; (pour Japan, 175-86) ; et Gisela Kaplan, Contemporary Western European Feminism. New York : New York UP, 1992 ; (pour France, 161-72).

[26]. L'esprit d'indépendance au Japon, que l'on pourrait dater du « siècle chrétien » lorsque les Chrétiens ont été éjectés et massacrés après que les Japonais ont compris les dangers des impérialismes occidentaux Chrétiens pour leur unité et indépendance, après l'exemple philippin.

[27]. La bibliographie est immense en français et plus encore en anglais. Qu'il me suffise de mentionner quelques « classiques » français du journalisme : Jacques Robert, Le Japon, Robert Guillain, Japon, Troisième grand — 1969 mais encore disponible aujourd'hui, et Christian Sautter qui continue à publier aujourd'hui, Japon, le prix de la puisssance — 1973.

[28]. Céline est cité dans Hygiène mais aussi dans diverses interviews ; pour le génie de Céline malgré son racisme/anti-sémitisme, voir Julia Kristeva, « ... », en Pouvoirs de l'horreur. Paris : Seuil, 1980. Même des dessins animés ont fait mieux (en fait, beaucoup mieux) dans leur représentation de la fourmilière, tels Antz ou A Bug's Life.

[29]. Dominick Nora, L'étreinte du samourai. Le défi du Japon. Paris : Calmann-Lévy, 1991.

[30]. René-Victor Pilhes, L'imprécateur. Paris : Seuil, 1975.

[31]. La fiction industrielle est en effet un genre très rare en France (L'imprécateur de Pilhes en est un exemple — pour une des rares analyses de l'œuvre, voir Margaret Atack, May 68 in French Fiction and Film. Rethinking society, rethinking representation. New York : Oxford UP, 1999 : 161-73) ; mais le genre est très populaire au Japon et dans une moindre mesure aux Etats-Unis (aux Etats-Unis, un certain nombre de livres sur ses relations avec le Japon sont apparus dans les années 1980s, comme Black Rain). Certaines études sur le genre et/ou sur des fictions particulières ont étés publiées : l'une en français, Cécile Sakai, Histoire de la littérature populaire japonaise : 1900-80. Paris : L'Harmattan, 1987 (spécialement, 129-38 et 203-11), et au moins deux en anglais (Prindle Tamae, « Shiroyama Saburo », en Japan Quarterly 40.3 (1993) : 320-9, et Chieko Mulhern, « The Japanese Business Novel », Introduction à sa traduction de Shoshaman par Arai Shin'ya, 1991 : (vii-xxv) ; et de nombreuses en japonais. Même si la fiction industrielle n'est [fin page 208] pas un des genres des plus nuancés, au moins elle contextualise, tout en critiquant son/ses sujet/s.

[32]. Voir par exemple Matt Matsuda, « The Tears of Madame Chrysanthème : Love and history in France's Japan », en FCS (2000) : 31-51.

[33]. Voir Gayatri Chakravorty Spivak, « French Feminism in an International Frame », en In Other Worlds. Essays in cultural politics. New York : Routledge, 1988 : 134-53 ; et Helena Hirata, Dictionnaire critique du féminisme. Paris : PUF, 2000 ; et le bref article ironique de Laura Marcus, « Designer Stress : A nanny, cleaner, nice house and two cars-life's a nightmare for today's middle-class working mothers », en The Guardian (11 July, 2002).

[34]. Le problème est d'ailleurs plus vaste. Ce qui est difficile à faire entendre aux « Français semble-t-il c'est la notion même de diversité dans la république. Comme Jeremy Jennings l'écrit dans Citizenships, Republicanism and Multiculturalism in Contemporary France » : « At a time when political philosophy is confronted with the need to give more substance to ideals of citizenship, it is striking that the presuppositions of French republicanism have never been probed theoretically (not least in France itself !). Is French republicanism essentially illiberal ? Should it be seen as a perverse form of communitarianism…. Republicanism itself thus became a vehicle of both inclusion and exclusion. If, as can be argued, the existence of diverse cultural communities can be seen as a valuable element of a flourishing liberal society, republicanism needs to give greater attention precisely to the claims of diversity, completing the move from a recognition of the multi-ethnic nature of French society to the formulation of a multicultural conception of citizenship », en British Journal of Political Science 30.4 (Oct. 2000) : 575-84.

[35]. Il existe de nombreuses études sur la femme japonaise ou plutôt sur les femmes au Japon ; voir Kristina R. Huber, Kathryn Sparling, eds., Women in Japanese Society. An annotated bibliography of selected English language materials. Westport : Greenwood Press, 1992 ; voir en particulier Sumito Iwao, The Japanese Woman. Traditional image and changing reality. Cambridge : Harvard UP, 1993 ; et en français Danielle Elisseeff, Les dames du Soleil Levant. Paris : Stock-L.Pernoud, 1993 ; et Anne Garrigue, Japonaises, la révolution douce. Arles : Picquier, 1998 : « Les Japonaises ne me paraissent pas condamnées à rattraper avec une génération de retard un quelconque ' modèle ' occidental. Elles créent à partir de leur histoire, dans un contexte de modernité et d'amélioration de leur niveau de vie, un modèle de société et de relation entre les sexes qui [fin page 209] est propre à leur culture. Les questions se ressemblent certes, mais pas nécessairement les réponses » (18).

[36]. De nombreux facteurs montrent que le rôle de la femme japonaise devient de plus en plus apprécié : de la traditionnelle kyoiku mama aux nouveaux rôles qu'elle joue sur le marché du travail, étant donné le manque de main d'œuvre, leur niveau d'éducation record, et la longévité des japonais et spécialement des japonaises, pour ne citer que quelques facteurs.