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LR/RL


Irena Skurdeniene

L'Université Vytautas Magnus

La rhétorique française et
la littérature lituanienne du XIXe siècle


Le but de cet article est d'examiner les reflets de la rhétorique française dans la littérature lituanienne qui, au XIXe siècle, se trouvait dans la périphérie de la vie culturelle et intellectuelle de l'Europe.

Tout d'abord, il faut définir la notion de « culture rhétorique ». Nous nous appuyons sur les travaux des culturologues russes et allemands. D'après le culturologue russe S.S. Averincev, la culture rhétorique existe lorsque l'écrivain adhère à une norme stricte et définie déductivement. La culture rhétorique permet l'existence de styles individuels à l'intérieur de cette norme (1, 12). Les modèles déjà connus sont appliqués dans ce cas-là. Les chercheurs allemands soulignent l'importance des exemples dans cette culture (2). Le modèle qui prédomine est le modèle antique, caractérisé par l'harmonie entre le savoir, le mot et la morale (5, 313). Cette définition de la culture rhétorique est proche du concept de "l'écriture classique" proposé par R. Barthes.

Nous pourrions proposer la question suivante : à quelle époque ce type de culture rhétorique se termine-t-il en Europe ? Pour les chercheurs russes, il se trouve à la charnière de deux époques, le XVIIIe et le XIXe siècles, moment où la culture de l'exemple est remplacée par l'immédiateté de l'expression. La théorie allemande ne situe cette frontière qu'au commencement du XIXe siècle (d'après R. Barthes, l'écriture classique se termine au milieu du XIXe siècle). Mais en Lituanie, certains processus littéraires arrivent plus tard. Ici la culture rhétorique persiste jusqu'aux deux dernières décennies du XIXe siècle.

Quelle a été l'influence exercée par la culture française sur ce type rhétorique en Lituanie ? Il est certain que les contacts franco-lituaniens étaient moins importants que les contacts entre la Lituanie et les pays voisins, surtout la culture polonaise. Mais dans la vie culturelle et dans l'expression de la culture élitaire ces contacts étaient tout à fait évidents. La culture rhétorique française a servi de modèle pour l'écriture littéraire, elle influençait le goût littéraire, ainsi que les modes d'expression dans la vie sociale. Tout d'abord, quelle était cette littérature lituanienne qui adoptait les formes d'expression françaises ? [fin page 213]

1. Quand on parle de la littérature lituanienne du XIXe siècle, on comprend cette notion dans un sens large : ce sont à la fois des textes historiques, des textes linguistiques, des textes folkloriques et des textes littéraires. Cette intégration nous dit qu'au XIXe siècle le phénomène de la création littéraire ne faisait que commencer. Ce commencement s'accommodait de modèles déjà connus.

2. La littérature lituanienne de cette période est mise au service des aspirations nationales — elle s'intègre à la vie sociale et politique du XIXe siècle. C'est pourquoi les aspirations individuelles des écrivains sont moins importantes. Le plus souvent c'est le rhéteur, l'orateur qui écrit le texte littéraire.

3. Dans la Lituanie du XIXe siècle, la littérature est écrite en deux langues, le lituanien et le polonais. Les modèles des deux littératures sont les mêmes. Parfois les écrivains d'origine lituanienne écrivent aussi des œuvres en polonais. Cette situation était le résultat du processus de polonisation et de l'existence des personnalités multiculturelles de cette époque. C'est pourquoi nous pouvons parler d'aspirations lituaniennes chez les écrivains qui ne parlaient que le polonais. A cette époque, la langue n'était pas considérée comme le critère principal d'identité : les culturologues parlent de la conscience et du contexte historiques et culturels. Le champ littéraire, les liaisons intérieures et extérieures sont tout aussi importantes.

Les contacts directs entre les Français et la culture française dans la Lituanie du XIXe siècle étaient divers : militaires, politiques, culturels. La littérature lituanienne, qui en profitait, était consciente du sens des liaisons humaines et du danger que représentaient ces influences étrangères pour le mode de vie, les coutumes, et la langue du peuple qui les acceptait. Les échanges culturels ne pouvaient pas etre équilibrés. Le peuple lituanien qui voulait garder son identité était très sensible aux emprunts étrangers. La France est devenue le symbole d'une assimilation culturelle peu acceptable. La francisation de la Pologne, les leçons de français que l'on donnait dans le milieu russe de Vilnius et les influences de Saint Péterbourg intensifiaient la formation de ce symbole.

Mais la culture élitaire lituanienne témoigne de nombreux signes de la culture française. Au début du XIXe siècle, dans les salons et les maisons des nobles lituaniens, l'esprit du classicisme français était encore vivant. Dans les bals officiels de Vilnius, les comtes et les ducs venaient en perruque poudrée, on adorait la façon de parler et les manières des salons français. Les mémoires de cette période témoignent du fait que la culture française était partout acceptée comme représentante de la culture européenne par exellence. Elle offrait la possibilité de quitter le [fin page 214] conservatisme local et de s'ouvrir aux modèles généraux. D'après le publiciste du XIXe siècle ST. Morawski, dans les salons de Vilnius de l'époque on pouvait observer deux attitudes différentes : dans les maisons conservatrices on parlait seulement le polonais et on évitait la familiarité. Dans d'autres, en revanche, on se conduisait librement, parlant polonais et français. Les manières raffinées, les règles du bon ton français devenaient parfois la « conditio sine qua non ». L'ethnographe important de cette période, L. Jucevicius, décrit des situations comiques où on parle français pour ne pas être compris (4). La présence d'expressions françaises dans des conversations ou dans des lettres était une caractéristique normale du discours public. Parfois cette norme devenait un problème. M.S. Morowski ironise sur le cas d'employés de bureaux qui cherchent à tout prix désespérément la bonne formule pour terminer une lettre : dans quel cas il faut écrire « avec considération la plus distinguée », ou « avec la plus haute considération » (7, 385). Les clichés rhétoriques étaient considérés comme la norme, mais malheureusement ils étouffaient l'expression libre.

Ces clichés étaient contraignants partout — dans la manière de se peigner, de s'habiller à la française. On admira « la robe de bal » de la comtesse de Choiseul lors de son arrivée à Plateliai. Par contre, la mode française paraissait trop raffinée pour les gentilshommes des petites propriétés lituaniennes.

Dans la Lituanie du XIXe siècle, la vie théâtrale et musicale était aussi influencée par la culture française classique. Le public élitaire de Vilnius jouait des comédies françaises dans ses salons, et M. J. Pinabell, professeur de français à l'Université de Vilnius, conseillait les acteurs. Ce public applaudissait les lectures du répertoire classique de Jean Racine, de Pierre Corneille, et de Voltaire.

La culture rhétorique française influençait la culture lituanienne par l'intermédiaire des lycées, où les élèves apprenaient la logique en utilisant le célèbre manuel d' E.B. de Condillac. Sa philosophie du sensualisme, son empirisme étaient assez difficiles à comprendre pour les élèves des écoles lituaniennes ; par contre, ce manuel, traduit en polonais, était très apprécié dans les milieux académiques. L'apprentissage de la langue française dans les écoles accordait une grande attention non seulement à l'enseignement de la grammaire mais aussi à la lecture des textes. Qu'est-ce qu'on lisait à cette époque ? A côté des traductions françaises des auteurs de l'Antiquité, on lisait des textes français classiques, tels ceux de Montesquieu ou de La Fontaine (11, 12). Le but de la lecture de ces textes était non seulement esthétique mais encore didactique.

Le goût esthétique des lycéens était formé selon le modèle de la poétique de F. N. Golanski. Cette poétique était fondée sur les principes [fin page 215] de l'Antiquité et du Classicisme français (3). Les exercices de traduction pratiqués dans les écoles nous montrent aussi l'importance de la littérature classique. Au lycée de Kraziai, les élèves traduisaient l'ouvrage de F. Fénelon « Les Aventures de Télémaque » du français en polonais, et des extraits des œuvres de I. Krasicki du polonais en français. On accordait une grande importance à la lecture du français dans les pensionnats des jeunes filles.

Parmi l'élite lituanienne, la culture rhétorique se répandait surtout par la voie des études supérieures. A l'Université de Vilnius, la langue et la littérature françaises étaient enseignées par M.J. Pinabell. Ce professeur interprétait l'histoire de la littérature française en s'appuyant sur les principes des esthétiques antiques et classiques. Il analysait les textes classiques, mais n'abordait pas la littérature du XIXe siècle. Le professeur de littérature antique, M.E.G. Grodeck, et le professeur de rhétorique et de littérature polonaise, L. Borowski, étaient aussi des partisans du classicisme. Dans ses cours L. Borowski enseignait également la littérature française. Les étudiants lisaient Voltaire et Jean-Jacques Rousseau en français ; ils admiraient la poésie française. Les professeurs eux-mêmes traduisaient Voltaire et Molière en français. Le département de rhétorique et de poétique servait de citadelle au classicisme. Les rhéteurs négligeaient l'expression libre, la manière romantique. La littérature française était considérée par l'élite lituanienne comme de la littérature classique. Elle paraissait intelligente, normative, fondée sur des règles. C'est pourquoi on l'opposait aux œuvres romantiques qui venaient d'Allemagne. Les apologistes du classicisme français négligeaient la littérature du « Sturm und Drang ». Un conflit éclata lors de la parution du livre de S.B. Konlfuss « Pourquoi l'allemand et la littérature allemande, comme moyen d'instruction sont-ils supérieurs à la langue française ». L'auteur de cet ouvrage défend la nouvelle manière d'écrire des Allemands. Au meme, moment le journal « Dziennik Wilenski » (1815) présente le livre de Mme de Staël « De l'Allemagne », qui traite le romantisme allemand avec bienveillance. Les principaux opposants de cette position étaient les classiques polonais L. Osinski, S.K. Potocki, Fr.S. Dmochowski, et — K. Brodzinski. Cette polémique a lieu à Vilnius. Un bloc puissant de partisans du classicisme français accepte tout de suite la position de Mme de Staël. A l'avant-garde de ce groupe se trouve le professeur J. Sniadecki, recteur de l'Université qui traite P. Corneille et J. Racine comme des exemples d'un art parfait. Les discussions ne se calment que quand la poésie romantique d'A. Mickiewicz s'affirme dans les littératures polonaises et lituaniennes et que M. Mochnacki publie son ouvrage où il défend le nouveau mouvement et critique les efforts pour imiter les exemples de l'antiquité ou du classicisme français. [fin page 216]

L'époque de l'admiration pour la littérature française classique à Vilnius se termine avant le milieu du XIXe siècle. Mais dans les provinces on discute encore longtemps des luttes entre les classiques et les romantiques. L'ethnographe lituanien L. Jucevicius ironise sur de telles polémiques, critiquant ceux qui adorent les auteurs français et négligent la littérature contemporaine de l'école du romantisme de Vilnius (469). Celle-ci accentue l'individualité d'un peuple et d'un individu. Les époques littéraires et culturelles sont considérées comme des époques historiques : elles changent, c'est pourquoi les normes rhétoriques ne sont pas éternelles. Dans l'introduction de son recueil de poésie publié à Vilnius en 1822, A. Mickevičius considère le classicisme français comme une époque culturelle historique parmi d'autres. La nouvelle génération romantique affirme la fin de l'époque d'imitation. Mais la culture rhétorique, la culture basée sur une norme reste vivante longtemps. L'art de l'imitation, la didactique, et les idées du siècle des Lumières se manifestent ensemble.

La rhétorique des idées nous donne la possibilité de parler des courants de pensée importants de cette période en Lituanie. Quelles idées, nées et formulées en France, circulent ici ? Tout d'abord, les idées des grands représentants du siècle des Lumières. On les traitait d'une manière positive dans les milieux laïques au début du XIXe siècle. Leurs œuvres sont lues et traduites à l'Université de Vilnius. L'ethnographe et écrivain de cette période D. Poška accroche son tableau au mur de son musée. Sur ce tableau Voltaire est entouré de célèbres écrivains, de rois et de militaires polonais et lituaniens.

Le poète de cette période S. Valiūnas écrit : « Je ne me cache pas sous le châle de l'hypocrisie / J'adore Voltaire et Sénèque » (10, 165). Déclarer publiquement une telle bienveillance n'était pas populaire, car il existait à cette époque une autre attitude — le libéralisme et les idées des Lumières de Voltaire, on les comparait au matérialisme de C.F. Volney.

La rhétorique catholique et la littérature didactique du milieu du XIXe siècle parlent de la « science erronée » de Voltaire. L'évêque et écrivain M. Valančius critique la noblesse lituanienne du XIXe siècle en l'appelant « les serviteurs de Voltaire », trouvant qu'ils négligent la grandeur de Dieu (9, 394). Dans un pays catholique les signes négatifs de ce genre étaient très importants.

Dans l'histoire des idées en Lituanie, les idées de liberté et d'égalité, formulées par les philosophes de l'époque des Lumières étaient très significatives. Elles sont acceptées par la jeunesse universitaire, adorées par A. Mickevičius. L'égalité naturelle, les liaisons de l'homme et de la nature dans le passé sont explorées dans les travaux de S. Daukantas ; l'auteur lituanien a subi l'influence de l'historiographie romantique [fin page 217] européenne ainsi que de l'historiographie française. Dans sa bibliothèque, S. Daukantas avait des ouvrages de Michelet, qui renforçaient celles de J.J. Rousseau, son philosophe préféré.

Dans la Lituanie du XIXe siècle, le sujet de la rhétorique française dans le domaine de l'histoire des idées, n'était pas le plus important. Les idées des Lumières, de la Révolution française étaient souvent traitées comme des idées universelles. Ces idées concurrençaient les idées du romantisme allemand et polonais ainsi que les idées des mouvements nationaux. Mais en même temps, elles fortifiaient ces dernières.

La culture rhétorique française s'est prolongée dans la Lituanie du XIXe siècle sous différentes formes. Elle a influencé la vie sociale et culturelle. Elle n'a pas prêté sa thématique, ses sujets et ses formes à la littérature lituanienne, mais dans le domaine des idées, elle était importante.

Le classicisme français a ralenti en Lituanie la formation de nouveaux systèmes esthétiques, tout d'abord le romantisme.

L'existence et l'influence de ces formes littéraires françaises est une des causes de la durabilité relative du type de la culture rhétorique en Lituanie.


Références

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