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LR/RL


Didier Coste

Votum mortis

Gayatri Chakravorty Spivak, Death of a Discipline. New York : Columbia UP, 2003 ; 136 pp. ; ISBN : 0231129440 ; LC call no. : PN865.S68 ; $24.00


La notice biographique de Gayatri Chakravorty sur le site du Département d'Anglais de Columbia, de loin la plus longue, nous apprend que « l'œuvre de Spivak a été traduite dans toutes les grandes langues d'Europe et d'Asie ». Il suffit d'interroger le catalogue de la BNF, celui de la BNES et celui des Bibliothèques nationales italiennes pour en conclure que le français, l'espagnol et l'italien ne sont pas de « grandes langues ». En allemand, il existe un opuscule de 95 pages publié à Vienne. Il n'en reste pas moins que cette auteure est assez célèbre dans l'Empire critique et théorique anglophone, dans les cercles comparatistes « radicaux » et dans la mouvance derridéenne, pour que ses idées, son lexique et ses slogans ne puissent être pris à la légère par quiconque s'investit et s'engage dans les études littéraires générales.

Le court ouvrage dont nous rendrons compte ici est une version révisée, augmentée et mise à jour de trois conférences données du 22 au 25 mai 2000 dans le cadre des « Wellek Library Lectures in Critical Theory » à l'Université de Californie à Irvine. Ce cycle était intitulé : « The New Comparative Literature » ; il n'est pas difficile de deviner que la discipline dont il faut déclarer la mort pour pouvoir la refonder n'est autre que la Littérature Comparée. On constatera aussi une curieuse inversion des actes de parole dans le temps. On s'attendrait à ce que soit d'abord enregistré le décès de la discipline pour en affirmer ou en proposer ensuite la possible rénovation, alors qu'en l'occurrence tout se passe comme si les conférences d'Irvine avaient rempli une ironique fonction performative, le « Vive le roi » de 2000 ayant pour effet de tuer le roi, qui passe à l'histoire en 2003.

C'est pourquoi, plongés comme nous le sommes dans une culture commerciale de la magie et de la mode, nous ne pouvons manquer de nous interroger, au-delà d'un votum mortis qui a tous les caractères d'une prophétie auto-accomplie, sur les conditions de pensée qui font rechercher à nombre de nos collègues américains une telle stratégie. Que la littérature comparée, en tant que « discipline » soit morte, agonisante, [fin page 49] mort-née ou en crise, ce qui n'a jamais été démontré, rien d'inquiétant là-dedans puisqu'une telle précarité a toujours été consubstantielle à l'entreprise et à ses méthodes. Ce qui nous importe, par contre, dans le « spivakisme » conquérant, ce sont les symptômes d'une marchandisation absolue de la pensée du littéraire que révèlent le lancement du votum mortis et les contenus de son support, le petit livre noir.

Après une description générale de l'ouvrage, nous nous livrerons donc à une brève analyse idéologique et épistémologique, aussi serrée que possible, du discours spivakien et de l'encyclopédie qui le sous-tend.

Un itinéraire planétaire autour de ma classe

On ne tentera pas de résumer cette centaine de petites pages d'un texte multicouches assorti d'une longue coda de notes de toute sorte, qui vise à éluder toute saisie-arrêt sur un propos défini et y réussit dans une large mesure — la position mobile du scripteur se traçant comme une danse entre ses différentes personnalités. Il y a cependant quelques thèmes plus localisables et un parcours entre eux. Nous laisserons le rhématique pour plus tard.

Premier chapitre : « Traverser les frontières »

On sait que la nécessité de cette traversée et l'asymétrique difficulté du passage entre le centre de l'Empire et ses marges occupées est un thème cher au Prof. Spivak. Mais les frontières dont il s'agit ici ne sont pas seulement celles des états-nations, ce sont aussi celles des disciplines et des interdisciplines rivales dans l'institution universitaire étasunienne : littérature comparée, études culturelles et « area studies », ce que l'on pourrait grossièrement traduire par « études régionales » (études européennes, asiatiques, latino-américaines, etc.). En effet, ces trois domaines des sciences humaines et sociales ont, d'après l'auteure, des histoires et des motivations radicalement différentes : « Les Études Régionales furent fondées pour conforter la puissance des États-Unis pendant la Guerre Froide. La Littérature Comparée est le résultat de la fuite d'intellectuels européens loin des régimes ' totalitaires '. Les Études Culturelles et Postcoloniales ont rapport à la multiplication par cinq de l'immigration asiatique à la suite de la réforme de la Loi sur l'Immigration par Lyndon Johnson en 1965 » (3). Question intrigante pour nous, qui ne sommes pas étasuniens : si la Littérature Comparée a été fondée en Europe plusieurs générations avant son avènement aux États-Unis, et si elle est en voie de disparition dans ce pays, si les Études Régionales, sous la forme des « civilisations étrangères » sont aussi fort anciennes en [fin page 50] Europe, et si les Études Culturelles et Postcoloniales ne nous arrivent que via l'anglophonie dominante, est-il possible de penser la Littérature Comparée hors des frontières politiques ? En d'autres termes, en quoi se distingue-t-elle des disciplines qui « travaillent pour leurs patries » respectives ? La Littérature Comparée et tout comparatisme sont présentés d'entrée de jeu comme contradictoires et spécieux dans leur projet. L'européocentrisme de la vieille garde de la Sorbonne dans les années 70 est stigmatisé comme un vice inhérent qui justifie l'intervention prophétique spivakienne, non pas comme une aberration corrigible de l'intérieur d'une visée scientifique.

En effet, lorsqu'un projet se dessine au cours de ce chapitre — l'alliance fonctionnelle d'Études Régionales « renouvelées » avec une Littérature Comparée « renouvelée » —, nous avons affaire essentiellement à une stratégie d'appropriation : la finesse linguistique comparatiste doit aboutir à « prendre les langues de l'Hémisphère Sud comme médias culturels actifs plutôt que comme objets d'études culturelles de la part de l'ignorance auto-satisfaite du migrant métropolitain » (9). Qui doit prendre ? Les langues d'un « Sud » universel d'autant plus mythique qu'il n'a rien à voir avec la géographie ont-elles besoin d'être « prises comme » par qui que ce soit ? Publier Death of a Discipline en bengali plutôt qu'en anglais serait prêcher par l'exemple. Ce serait en tout cas une façon d'éloigner plus durablement l'éleveur de La Ferme des animaux dont le départ du champ comparatiste libéré était évoqué par Mary Louise Pratt dans un article de 1995, un maître, cet éleveur, dont Gayatri Spivak croit voir le retour précoce lorsqu'elle se lamente : « En fait, il n'est pas allé loin. Aujourd'hui le retour de bâton se fait sentir. On veut de l'humanisme, avec un clin d'œil en direction de l'Asie ; de l'universalisme, si ambigu soit-il ; du contrôle de qualité ; pour combattre le terrorisme » (21). Hélas, l'éleveur, comme Satan, peut prendre bien des masques, dont le plus grossier est peut-être celui de l'anti-humanisme et de l'anti-universalisme.

Deuxième chapitre : « Collectivités »

« Nous allons donc refaire la Littérature Comparée en cherchant notre définition dans le regard de l'autre, tel qu'il se figure dans le texte. Il va plus vite de le dire que de le faire, car la littérature n'est pas un modèle pour l'action. La question ' Qui sommes-nous ? ' fait partie de l'exercice pédagogique » (26). L'auteure dénonce une fois de plus comme erreur logique (prendre l'effet pour la cause) le fondement culturel des collectivités, la « culture » résultant pour elle de la « collectivité », comme groupe humain vivant ensemble. Elle ajoute, avec une ironie qu'elle croit mordante : « La collectivité qui est censée être la condition et l'effet de [fin page 51] l'humanisme est la famille humaine elle-même » (27). Ironie qui n'est opérante que si le modèle fondamental de la collectivité est la « famille » ou le « foyer ». Tagore, il y a près d'un siècle, pensait la collectivité de façon nettement plus subtile dans ses romans philosophiques comme Gora ou surtout La Maison et le monde. La question « Combien sommes-nous ? » mise en scène par Derrida dans la classe de Politiques de l'amitié n'est sans doute pas la bonne ou, en tous cas, devrait être sérieusement déconstruite, en essayant, par exemple de la reformuler dans un restaurant laïc en Inde, où elle pourrait devenir : « Combien sommes-nous à manger quoi ? »

On ne saurait donc s'étonner que sous une forme « plus institutionnelle » il faille se demander : « Comment, moi, en tant que lectrice de littérature, puis-je apporter un supplément aux sciences sociales ? » (37), car, vivant en un temps où l'imagination a été « privatisée » et « dressée contre le politique », on ne peut plus penser, comme Aristote, « que le faire imaginatif (poiesis) est un meilleur instrument de connaissance que l'istoria » (Ibid.). Malgré les appels réitérés à Virginia Woolf et l'affirmation déconcertante de pseudo-banalité « La littérature, c'est ce qui échappe au système » (52), « social » et « science » sont liés et ligués contre la poiésis et la poétique, ce qui ne fait que renverser mécaniquement la position dénoncée plus haut. En fait, il pourrait s'avérer que l'opposition du « privé » (défini et approprié par la collectivité) et du « politique » (par la prise de conscience duquel les collectivités marchent à leur libération) est la seule concevable pour l'auteure, s'il faut chasser de la scène de la pensée cet autre couple désormais indésirable : l'individuel et l'anthropologique, couple dangereusement soupçonné de court-circuiter la collectivité. C'est peut-être celle-ci que la « nouvelle Littérature Comparée » chercherait à sauvegarder et même à promouvoir lorsqu'elle espère, à un horizon lointain « inclure une conscience rigoureuse d'une perméabilité restreinte dans une notion de compétence littéraire » (68).

Troisième chapitre : « Planétarité »

Tout ce que nous en apercevrons, c'est qu'elle s'oppose à la mondialisation en ce que nous sommes appelés à l'imaginer « pour déplacer l'alibi historique, encore et encore » (81). Si cet énoncé emploie les mots « imagination » et « histoire » dans le même sens que p. 37, nous avons accompli une boucle parfaite sur l'anneau de Möbius. Mais encore fait-on semblant de ne pas vouloir adjuger globalement, comme les « littérature-mondialistes, les Encyclopédistes » (87) ce qui devrait être la « base » de la nouvelle Littérature Comparée. On se contente de poser quelques jalons qui sortiraient du « vieux modèle postcolonial — essentiellement [fin page 52]  'l'Inde ' plus le ' Fanon ' sartrien » (85) ou encore d'un « investissement lourd dans les groupes de Nouveaux Immigrants » (84) pour « toucher aux minorités plus anciennes : Africains, Asiatiques, Hispaniques » et « embrasser la nouvelle post-colonialité du secteur post-soviétique et la place spéciale de l'Islam dans un monde fracturé » (Ibid.). En d'autres termes, la planétarité néo-comparatiste a encore beaucoup de territoires à conquérir et les zones de conflit aigu sont des proies toute désignées.

Mais il y a une différence, soyons rassuré, l'auteure l'a perçue en survolant les régions qui s'étendent de Bagdad à la Roumanie : tandis que le paysage est essentiellement le même, qu'il y a une unité/uniformité du monde rural, la carte de situation qui s'affiche sur l'écran de télévision, elle, calcule le monde pour le compte de la mondialisation. L'écran en question, disons-le en passant, est placé sur le bras du fauteuil, donc en première classe... (voir p. 93).

Les ultimes conclusions sont quelque peu décevantes dans la mesure où l'on attendrait un peu plus d'imagination dans la performance de la part d'une vedette nord-américaine qui brûle les tréteaux de l'establishment depuis quarante ans :

Tout comme le meilleur du socialisme n'a cessé d'arracher obstinément le capital au capitalisme, la nouvelle Littérature Comparée doit tenacement et sans cesse miner et défaire la tendance constante du dominant à s'approprier l'émergent. (100)
La planétarité dont j'ai parlé dans ces pages, c'est peut-être à partir des cultures précapitalistes de la planète qu'on peut le mieux l'imaginer. (101)

Il serait trop long d'épiloguer sur « le meilleur du socialisme » : s'agit-il de sa théorie, de son ambition ou d'une expérience étatique quelconque ? Laquelle ? Et ce capital arraché, s'il l'a été, qu'en a-t-il été fait ? Y a-t-il une appropriation du capital sans capitalisme ? Enfin, que va faire de l'émergent, c'est inquiétant, la Nouvelle Littérature Comparée, si elle réussit à l'arracher au dominant, car, selon l'équation de ce parallèle, l'émergent est le capital (montant) de la Littérature Comparée ? Rien qui ressemble autant à une ferme des animaux qu'un sovkhoze. Enfin, si la planétarité ne peut être bien imaginée que dans l'esprit nostalgique d'un âge d'or précapitaliste, cette rêverie risque fort en effet de voir son actualisation indéfiniment ajournée à un « avenir innommable ». L'indécidabilité ne va pas sans de lourdes allégeances. [fin page 53]

Allégeances de l'insituable

Malgré la théâtralité de ses brusques manœuvres et l'esthétique de l'insaisissabilité qui marquent les prises de position en forme d'esquives de Mme Spivak, jamais, certes, là où on l'attend, mais rarement non plus où on ne l'attend pas, l'insituabilité où elle se place reflète quelques grandes fidélités, pas seulement à elle-même. Elle a, d'autre part, un sens aigu des dividendes de la dissidence qui la conduit imparablement à manifester un respect profond pour tout ce qui cristallise le désarroi des humanistes par temps d'inhumanité. Arrivés ici, il est difficile de résister à la tentation des attaques ad feminam que le spivaspeak rend par trop faciles. Mais si nous persistons à nous tenir sur le terrain de la responsabilité et de la cohérence scientifiques, ce n'est pas seulement parce qu'il a été abandonné depuis longtemps par l'auteure de Death of a Discipline et nous donne ainsi quelque avantage, c'est surtout parce que la science de la littérature, comme toute science et à la différence d'une simple technologie, ne peut se produire que dans la double conscience d'une politique du possible là où la critique est action, et de l'impossibilité du geste politique hors d'une exigence de style.

Première fidélité : à Jacques Derrida, déjà évoquée. Derrida joue le rôle de garant de l'indécidabilité de l'indécidable, de sphinx des glaces-miroirs. Il pose des questions paradoxales qu'il faut inlassablement répéter, pour qu'il n'y ait pas encore de réponse. Il faut, nous dit-on, lui être reconnaissant du mot « teleopoiesis », « qui nous permet de soupçonner que toute poiesis pourrait être une sorte de teleopoiesis, même si l'on peut vouloir garder la différence intacte — en tant que différence entre événement et tâche, provisoirement, pratiquement » (34). Derrida servirait-il à cautionner l'ajournement sous le couvert de la différance ? Dans ces conditions, ce qu'il y aurait de plus rassurant dans le projet d'une « Nouvelle Littérature Comparée » serait l'absence de toute date-limite pour la mettre à exécution.

Deuxième fidélité (relative) : à un certain féminisme. Virginia Woolf (A Room of One's Own) et Gertrude Stein (The Mother of Us All), entre autres, sont invoquées comme allégories d'une « discipline qui tente toujours de mettre en œuvre les pouvoirs de la fiction », c'est-à-dire de la lire en tant que « préfiguration ». Ailleurs, c'est Luce Irigaray que l'on met à contribution pour féminiser l'Unheimlich. En m'efforçant de dessiner la dialectique woolfienne du paradoxe de l'absence de soi, en 1969, ou de cerner le mode temporel de la répétition anticipatrice (rehearsal) dans un travail autour du discours féministe français en 1981, je ne disais peut-être rien d'autre. Mais on se demande par quel tour de passe-passe ce féminisme-là justifie la mise en cause des féministes occidentales qui prétendent, nous assure-t-[fin page 54]on, apprendre aux femmes du tiers-monde à penser librement. Ce « féminisme sans frontières », qualifié de « high-tech », refuserait d' « imaginer ce qu'il sait » et d'« apprendre d'en bas » (50). Il ne serait donc qu'une manifestation de plus de la mondialisation impérialiste.

Troisième fidélité : au milieu universitaire étasunien. Explicitement ou implicitement, on retrouve de bout en bout chez Gayatri Spivak cette tendance à mettre en scène les débats d'idées et d'action les plus fondamentaux dans l'espace restreint, voire dans le vase clos, qu'emblématise pour elle officiellement la « salle de classe », mais qui se confond plutôt avec le « circuit » des « centres » et autres instituts. Les débats qui se vivent ainsi dans le rituel d'une performance entre complices se retrouvant régulièrement là où ça compte parce qu'ils y sont, dénient effectivement toute possibilité d'un ailleurs de la pensée, et c'est cela, la mondialisation. Ils ne peuvent définir l'urgence du changement que dans un système de la mode comme perpétuel présent, qui se figure en imminence et en dépassement. Tout sens d'une histoire défiant colossalement la « parole » cooptée par le système hégémonique pour maintenir les apparences de la liberté de pensée, est ainsi perdu.

Première allégeance provocatrice (principe de mode-contre-mode) : à l'Islam. « Il est tout à fait pertinent pour la Littérature Comparée de défaire la vision politiquement monolithisée de l'Islam qui s'impose au monde aujourd'hui, sans pour autant compromettre la forte idéologie unificatrice susceptible d'être activée par cette formation culturelle particulière » (87). Ceci, énoncé au nom de la « diversité de la diaspora musulmane », pourrait se passer de tout commentaire si l'Islam ne faisait pas l'objet, dans ce livre, d'une catégorisation absolument singulière : aucune autre « formation culturelle » n'est définie par une religion partagée, qu'il s'agisse du judaïsme, du christianisme ou de l'hindouisme, dont les diasporas, si, en l'occurrence, ce mot a un sens, seraient pour le moins aussi diversifiées que la diaspora musulmane.

Deuxième allégeance provocatrice : aux poches d'anhistoricité supposée. Nous y avons déjà fait allusion : il s'agit de « collectivités précapitalistes », mêlant de façon tout à fait floue, d'ailleurs, les idées de « rural », de « monde d'en bas », de « tribal » et d'« aborigène », par exemple, sans jamais nommer ce qui pourrait servir de concept unifiant, quitte à en effectuer une critique systématique : la notion de « sociétés traditionnelles ». La faiblesse de la pensée anthropologique vicie d'autant plus toute réflexion sur la Littérature Comparée lorsqu'elle tombe la tête la première dans un « bon-sauvagisme » purement « occidental » qui ressemble à s'y méprendre au prolétarisme de l'avant-garde du prolétariat stalinienne. Cela expliquerait-il la mise entre guillemets des « totalitarismes » européens de l'entre-deux-guerres ? [fin page 55]

Troisième allégeance provocatrice (et contradictoire avec les deux précédentes) : à l'immédiateté de l'extrême contemporain. Dès les premiers paragraphes du livre nous apprenons que les choses changent à toute vitesse dans la Littérature Comparée aux États-Unis, par exemple entre 2000 et 2002 (le 11 septembre étant, cela va de soi, la cause de ces bouleversements). Dans une perspective moins myope et moins anhistorique, il serait tout aussi frappant de constater que presque rien n'a changé dans la conception de la discipline en France depuis des dizaines d'années. Ce qui est construit en événement capital par l'idéologie américaine et qui est toujours récent (chute de l'Empire soviétique, attaques terroristes à New York et à Washington) déplace le moins récent et occulte les logiques de long terme dans le passé comme dans l'avenir. Événement du jour ou événement de la semaine, leur mise en première page ou leur mise en dossier est dictée par la périodicité de la presse et la concurrence entre ses organes pour couvrir le conflit. La même cécité à l'être-présent des textes du passé dicte le choix d'un corpus et son mode d'appréhension critique.

Lire ou ne pas lire, est-ce vraiment la question ?

En premier lieu une vision véritablement « inclusive » de la Littérature Comparée ne peut manquer de se sentir bafouée par la réduction de la littérature au « récit » et/ou à la « fiction » : « l'étude adéquate de la littérature peut nous donner accès à la performativité des cultures telle qu'elle se manifeste dans le récit » (13). Comme si « le récit » était un champ unifié, une discursivité qui ait strictement la même fonction dans toutes les cultures, alors que les études indiennes sur la diffusion et les variantes du Ramayana, pour ne prendre que cet exemple, montrent précisément le contraire ; et, en fait, comme si « les cultures », à la façon de l'individu placé sous les spots de la scène universitaire anglo-saxonne, se représentaient nécessairement à elles-mêmes sous les espèces de l'autobiographie et d'une destinée singulière.

En second lieu, le corpus de Death of a Discipline, explicitement utilisé pour illustrer le jeu des pouvoirs de la fiction avec la théorie critique, se limite à quelques récits de fiction du siècle passé, de Heart of Darkness (1899) et Souls of Black Folk (1903) à Mahasweta Devi, Tayeb Salih, Maryse Condé et John Coetzee. Tandis que Gertrude Stein et Virginia Woolf sont instrumentalisées, comme on l'a vu, au service du féminisme spivakien, cette sélection n'est représentative que d'aspirations à une reterritorialisation dans le « minoritaire ». En excluant toute la littérature indo-angliane en bloc, sans pour autant se poser de questions sur le fait que Coetzee écrive en anglais (la couleur de sa peau l'excuserait-il ?) ou [fin page 56] Maryse Condé en français, en se dispensant allègrement de mesurer l'épaisseur du contemporain dans sa continuité et sa discontinuité avec le pré-colonial et le colonial, l'auteure infirme pratiquement le vertueux « idéalisme » comparatiste, admiré dès le début de sa longue carrière par Claudio Guillén, nous conte-t-elle.

Enfin, lire est-il vraiment important ? Les quelques échantillons d'analyse qui nous sont offerts rapprochent des textes dans un total arbitraire, sautent des contenus situationnels à des micro-traits stylistiques, lexicaux ou syntaxiques, ou vice versa, sans que soit jamais distinctement formulée la question de la position lectorale, ou celle des limites de l'intertextualité ou celle de son rapport à la configuration des univers de référence dans le monde représenté et dans le système textuel envisagé. Une réclamation sous-jacente de l'irrationnel, une haine latente de la scientificité des sciences humaines, sans doute perçue comme une menace pour les adeptes de la déconstruction, ne sont pour autant jamais clairement avouées, puisque les démarches qui en découlent cherchent en même temps à tirer leur autorité des savoirs philosophiques, philologiques, politiques et psychanalytiques sur l'exhibition desquels se construisent les hiérarchies universitaires dans un marché oligopolistique global.

En conclusion, nous ne saurions partager les opinions hautement laudatives de Judith Butler, de Jean Franco et d'Ernesto Laclau déployées en quatrième de couverture. W.B. Du Bois, taxé de « métropolitain » par Gayatri Spivak, savait, cent ans plus tôt, écouter mieux qu'elle « le monde siffler à ses oreilles ».