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LR/RL


G. Guyot

Rêve byzantin


Marie-France Auzépy, Byzance en Europe. Saint-Denis : Presses Universitaires de Vincennes, 2003 ; 258 pp.

Byzance en Europe rassemble quinze travaux historiographiques (si l'on inclut préface, introduction et conclusion), qui ont été présentés au XXe Congrès International des Etudes Byzantines, à Paris, en 2001. Selon des modalités diverses et depuis des points de vue fortement différenciés, ces travaux s'efforcent d'éclairer différents usages politiques, culturels et esthétiques de l'univers byzantin en Europe, ceci entre le XVe et le XXe siècle. Malgré l'ostracisme dont Byzance semble avoir été frappée en Europe de l'Ouest, du fait de son lien à l'Orient et de son caractère schismatique, la pars orientalis aurait en effet exercé sur l'Europe une influence pérenne, exhumée ici selon une progression à la fois thématique et chronologique, qui conduit du passé le plus lointain au présent le plus contemporain, mais aussi de l'étude d'utilisations politiques ou idéologiques de Byzance (première partie : « Byzance dans l'histoire des pays européens. XIVe-XXe siècle » : 17-71), à celle de réalités d'ordre culturel ou esthétique (deuxième partie : « L'image de Byzance en Europe XIXe siècle-XXe siècle » : 73-213), pour finir par un questionnement relevant d'avantage de l'ethnologie ou de la sociologie (troisième partie : « Débats contemporains »).

Intéressants à bien des égards, riches en surprises de tout ordre, les travaux présentés proposent une restitution nuancée et complexe de ce que sont et ont été ces usages du référent byzantin, qui ont varié considérablement selon les époques, mais aussi selon les lieux et selon les champs d'activité envisagés.

Diachronie de la réception de Byzance

Le parcours mène de fait le lecteur du XIVe au présent le plus contemporain, et trace chemin faisant, en pointillé, une véritable histoire du rapport à Byzance et des représentations de l'Orient latin, qui frappe par sa complexité.

Dans l'Europe médiévale, et plus spécifiquement après le sacre de Charlemagne, le rapport à Byzance se caractérise essentiellement par un [fin page 267] désir d'absorption de l'Empire romain d'Orient, jugé inutile — rêve que concrétisera, pour un temps, la prise de Constantinople par les Croisés en 1204 (Marie-France Auzépy, « La fascination de l'empire » : 7-15).

Deux siècles plus tard, la disparition de l'Empire, tombé en 1453 sous les coups de la conquête ottomane, est à l'origine d'un nouvel infléchissement de ces représentations. Volontairement exclue de l'historiographie ottomane (Stéphane Yerasimos, « Byzance dans les chroniques ottomanes — XIVe-XVIe siècle » : 19-29), Byzance, qui désormais ne gêne plus, va rester extrêmement vivante dans les consciences européennes.

Elle suscite de fait entre le XVe et le XVIIIe siécle un intérêt constant, essentiellement lié à ce que l'Empire latin d'Orient, bientôt hellénisé, offre aux monarques européens le paradigme même d'une organisation politique de droit divin, qui concevait le Basileus comme une « image » de Dieu et la cour impériale, régie par un protocole drastique, comme le reflet de l'ordre céleste (Marie-France Auzépy, art. cit. ). Cet intérêt va permettre la constitution, sous François Ier ou Louis XIV, d'importants fonds documentaires byzantins, et être à l'origine de projets de conquêtes aventureux (Jean-Pierre Grelois, « Louis XIV et l'Orient : la mission du capitaine Gravier d'Ortières (1685-1687) » : 31-41).

Dans ce contexte, on ne s'étonnera pas d'observer, tout au long du XVIIIe siècle, un revirement progressif de la polarité du signe byzantin, bientôt stigmatisé par les libre penseurs — inversion dont témoignent à la fois les écrits de Montesquieu et de Voltaire, et qui imprégnera, de manière plus paradoxale, l'œuvre des écrivains de la contre-révolution (Olivier Delouis, « Byzance sur la scène littéraire française (1870-1920) » : 101-51).

Le second XIXe siècle, champ d'exploration privilégié de Byzance en Europe si l'on se réfère au nombre de contributions qui lui sont consacrées, voit à nouveau évoluer les usages. Ceux-ci se diversifient : s'il continue à référer au modèle monarchique, le référent byzantin s'émancipe progressivement de ce paradigme du « césaropapisme » ou de la « théocratie » auquel l'associa si fermement le XVIIIe siècle, pour s'ouvrir à d'autres fonctions (Olivier Delouis, art. cit.).

Au tournant du XXe siècle, l'historiographie de Byzance endosse, de surcroît, et ceci indépendamment du type de régime qu'elle incarna, un rôle non négligeable dans la constitution des identités nationales ou supranationales en Europe (Sergey A. Ivanov, « Byzance rouge : la byzantinologie et les communistes (1928-1948) » : 55-60, et Taxiarchis G. Kolias, « Byzance dans les manuels d'histoire grecs » : 61-9).

Cette diversification des fonctions de Byzance au vingtième siècle est concomitante d'un délitement de l'influence du référent byzantin, moins [fin page 268] tangible depuis la fin de la première guerre mondiale — hors du strict cadre des études byzantines (Olivier Delouis, art. cit ; Nikè Koutrakou, « L'image de Byzance dans la littérature fantastique et policière » : 193-213).

Géographie de la réception de Byzance

Ce parcours d'ordre chronologique se double, on l'aura pressenti, d'un cheminement géographique qui conduit le lecteur de la Turquie à la Grande-Bretagne, et place le concept d'Europe au centre même de la réflexion.

Scrutés souvent « de l'intérieur » par les différents intervenants, dont il convient de souligner les origines diverses, les phénomènes, textes ou pratiques analysés relèvent tour à tour de l'histoire turque (Stéphane Yerasimos, art. cit.), grecque (Taxiarchis G. Kolias, art. cit.), polonaise (Malgorzata Dabrowska, « Byzance, source de stéréotypes dans la conscience des Polonais » : 43-54), russe (Sergey A. Ivanov, « Byzance rouge : la byzantinologie et les communistes [1928-1948] » : 55-60), allemande (Albrecht Berger, « Les projets byzantins de Louis II de Bavière » : 75-85), française (Jean-Pierre Grelois, art. cit. : 31-42). Le recueil présente de ce fait l'intérêt d'une tentative de réflexion comparée, qui montre combien la réception de Byzance reste tributaire des formes prises, ici et là, par les savoirs nationaux, dont éclate avec force l'hétérogénéité.

Ces spécificités tiennent, pour l'essentiel, à la variabilité du rapport d'identification entretenu par les différentes nations avec l'empire byzantin. Les questions religieuses sont ici essentielles : tandis que le schisme de 1054, scellé par la prise de Constantinople par les croisés en 1204, rejetait l'empire byzantin à une altérité qui compromit durablement sa réputation dans l'Europe catholique, c'est, en revanche, sous le signe de l'identité ou tout au moins de la filiation que nombre de pays de l'Est, d'obédience orthodoxe, et héritiers directs de la liturgie et des rites de l'Eglise byzantine, ont conçu et conçoivent leur rapport à la pars orientalis (Marie-France Auzépy, « La fascination de l'empire », art. cit.).

Ainsi se comprend l'appellation de « troisième Rome », dont se targue Moscou, et du même coup, le caractère extrêmement sensible, voire « explosif » qu'a pu revêtir, en URSS, la byzantinologie, successivement mise en soupçon parce que trop intimement liée à l'ordre ancien, puis, portée au pinacle, parce qu'elle cautionnait l'expansionnisme soviétique et corroborait le mythe de la « continuité historique », qui se mit bientôt à régir le rapport de l'URSS au passé tsariste (Sergey A. Ivanov, art. cit.).

Ce même processus d'identification explique l'inscription insistante et protéiforme de Byzance dans l'histoire nationale grecque, laquelle ne sera pleinement accomplie qu'à l'aube du XXe siècle, après qu'eurent été surmontées les réticences de certains historiens ou intellectuels, plus [fin page 269] enclins à privilégier la filiation de l'Etat grec et de l'Antiquité grecque classique. En Grèce, l'univers byzantin a constitué depuis lors, et constitue encore aujourd'hui, bien qu'un peu moins nettement, un élément important des programmes de l'école primaire, secondaire et universitaire (Taxiarchis G. Kolias, art. cit.).

À l'inverse, le rapport de l'Europe de l'Ouest à Byzance apparaît, nonobstant des identifications ponctuelles, placé sous le signe de l'altérité : altérité religieuse de l'orthodoxie et du culte des images ; altérité politique du fait de l'articulation spécifique du spirituel et du temporel que proposa l'empire romain d'Orient ; altérité culturelle, puisque l'Empire ottoman, successeur de Byzance, la teinta dans les consciences européennes de couleurs orientales (Averil Cameron, « Byzance dans le débat sur l'orientalisme » : 235-50) ; altérité sexuelle enfin, si l'on accepte de suivre Georges Sideris dans sa vision d'une société protobyzantine structurée autour de quatre sexes biologiques (Georges Sideris, « Le sexe des anges : la byzantinologie et les questions de genre » : 217-33).

Si elle explique en grande partie la richesse des usages fictionnels et artistiques de Byzance, suffisamment loin de l'Europe et vide de « substance » objective pour fonctionner comme un écran vierge où l'Occident va projeter tous ses fantasmes, sexuels et mystiques, et tous ses rêves, cette « étrangeté » byzantine rend dans le même compte des limites de l'approche occidentale, et plus spécifiquement anglo-saxonne, de Byzance, où l'on retrouverait toutes les ambiguïtés de l'« orientalisme », tel qu'a pu le définir Edward Saïd dans un ouvrage célèbre. La réception de Byzance en Europe de l'Ouest — négative, parcellaire, contradictoire — témoignerait alors de l'existence d'un sentiment de domination et de mépris, lequel ferait barrage, fût-ce inconsciemment, à une véritable intelligence de la civilisation byzantine (Averil Cameron, art. cit.).

Politique, littérature et architecture

On soulignera enfin la dimension transdisciplinaire des contributions. Relevant majoritairement de l'historiographie et privilégiant pour une très grande part une approche de type chronologique, les interventions ont le mérite d'éclairer successivement des manifestations de la réception de Byzance appartenant à des champs épistémologiques distincts : politique, architecture, littérature, ceci selon une perspective décloisonnée, qui s'efforce ponctuellement de mettre au jour d'éventuelles interactions entre ces différents aspects de la présence de Byzance en Europe.

Toutes les études consacrées à des pratiques d'ordre politique convergent vers le même constat : la nature et la polarité des représentations de Byzance, les discours et les mises en scènes qu'elle [fin page 270] suscite sont très fortement tributaires de paramètres politiques, tels que le type de régime en vigueur dans l'état où elles surgissent (Taxiarchis G. Kolias, art. cit. ; Albrecht Berger, art. cit.), mais aussi les liens entretenus par cet état avec l'Eglise, ou encore la nature de sa politique étrangère — voire plus précisément le caractère hostile ou amical du lien établi par cet état avec la Turquie (Sergey A. Ivanov, art. cit.).

Sur la base d'analyses envisageant la place impartie à Byzance dans l'historiographie officielle de telle ou telle nation (chroniques, manuels, archives), de nombreuses contributions montrent par exemple comment, après sa disparition, la référence à l'empire byzantin continue de fait à légitimer des pratiques expansionnistes, ceci aussi bien dans la France de Louis XIV (Jean-Pierre Grelois, art. cit.), que dans la Russie de Catherine II (Marie-France Auzépy, « La fascination de l'empire », art. cit.), mais aussi en Grèce (Taxiarchis G. Kolias, art. cit.) et en URSS (Sergey A. Ivanov, art. cit.).

Byzance s'est aussi, tout au long de ces siècles, inscrite dans les formes architecturales dont l'homme occidental s'est entouré. Rapide sur l'influence diffuse qu'a pu exercer au long des siècles l'architecture byzantine dans des territoires ayant ou non appartenu à l'Empire, les études présentées — on saluera au passage la richesse iconographique — éclairent avec précision le néo-byzantinisme architectural de la fin du XIXe (Maria Kampouri-Vamvoukou, « L'architecture de style néo-byzantin en France » : 87-100), dont les projets byzantins de Louis II de Bavière, qui évoluent de l'expression traditionnelle d'un pouvoir monarchique à celle, plus étrange et personnelle, d'un mysticisme fin-de-siècle, constituent un cas particulier (Albrecht Berger, art. cit.).

Parallèlement à cet essor du néo-byzantinisme architectural, Byzance fait, après de timides apparitions dans le théâtre classique, une entrée fracassante sur la scène littéraire de la fin du XIXe siècle, où elle suscite, dans la mouvance du succès prodigieux de la Théodora de Victorien Sardou, des romans antiquisants d'un nouveau genre. Deux articles extrêmement complets (Olivier Delouis, art. cit. ; et Silvia Ronchey, « La ' femme fatale ', source d'une byzantinologie austère » : 153-69) explorent les tenants et les aboutissants de cette résurgence littéraire d'une Byzance fantasmatique, peuplée de femmes fatales, qui suit, quand elle ne les précède pas, les avancées de l'historiographie byzantine dans la France à la fin du XIXe. Une troisième contribution interroge, avec plus ou moins de bonheur, la présence de Byzance dans un corpus plus contemporain : la littérature fantastique et policière (Nikè Koutrakou, « L'image de Byzance dans la littérature fantastique et policière » : 193-213), tandis que restent dans l'ombre d'autres perspectives, qu'on aurait aimé voir explorées, comme la place que l'Empire byzantin occupa dans les productions surréalistes, évoquée rapidement dans la préface d'Hélène Ahrweiler. [fin page 271]

Tel quel, Byzance en Europe souffre des travers propres à ce genre à part entière que constituent les actes de colloque : certains articles ne se rattachent qu'au prix d'une certaines artificialité à la problématique d'ensemble du recueil (le fait que le terme byzantin ait été, en polonais, synonyme de « russe », suffit-il à inscrire dans la problématique générale les remaniements architecturaux effectués en Pologne afin d'y faire disparaître les traces de la domination russe ?), d'autres présentent, à l'état brut, un matériau qui mériterait d'être analysé de manière plus approfondie, l'effort de pensée restant en retrait derrière des faits ou des données. Enfin, le caractère ponctuel des interventions, qui, si l'on excepte les textes cadres de Marie-France Auzépy et de Hélène Ahrwheiler, envisagent chacune un aspect extrêmement restreint et singulier des représentations européennes de Byzance, laisse le lecteur sur sa faim d'une réponse plus synthétique au projet d'éclairer « la contradiction entre la négation de Byzance dans l'histoire européenne et son importance dans l'imaginaire européen ». La mosaïque des textes (voir le titre de la conclusion, Marie-France Auzépy, « Byzance en Europe : une mosaïque » : 251-55) a parfois du mal a constituer fresque. Il n'en demeure pas moins que ces réflexions, indépendantes et parcellaires, marquée par le sceau même de cette spécificité byzantine qu'est l'hétérogénéité et la disjonction, posent les jalons essentiels d'une étude de la réception de Byzance, et ouvrent de façon tout à fait stimulante la voie à une somme plus articulée.