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Dossier : L’Asie face au développement durable : dynamisme, enjeux et défis

Développement et palmier à huile : les enjeux de la gestion des territoires coutumiers ibans du Sarawak, Malaysia

Jean-François Bissonnette

Résumés

Le territoire du Sarawak, État de la Malaysia orientale, est actuellement en proie à des transformations environnementales majeures. Cette reconfiguration économique et sociale de l’espace rural est précipitée par l’expansion rapide des plantations de palmier à huile, effectuée au nom du développement. Afin d’analyser cette dynamique, l’auteur se penche sur un projet gouvernemental visant à convertir la quasi-totalité des territoires autochtones coutumiers du Sarawak en plantation de palmier à huile. L’étude permet ainsi de confronter le mode d’organisation et de gestion des ressources naturelles semi-traditionnel iban au projet moderniste proposé par l’État. Les observations donnent lieu à une analyse critique de la notion de développement dans la complexité du contexte institutionnel et social du Sarawak, alors que l’emphase est mise sur les problèmes rencontrés et leurs causes.

The territory of Sarawak, state of East Malaysia, undergoes major environmental transformations. The fast social and economic reconfiguration of rural space is triggered by the rapid expansion of oil palm plantations, pursued officially for development purposes. In order to appraise this dynamic, the author focuses on a governmental project which aim is to convert most of customary native lands of Sarawak into oil palm plantations. The study allows comparing and confronting the semi-traditional iban organizational system of resource management to the modernist project put forward by the state. The observations realised allow addressing the notion of development from a critical perspective in the complex social and institutional context of Sarawak. Problems related to development schemes encountered locally and their causes are emphasised.

Texte intégral

Le Sarawak rural : une périphérie en mal de « développement »

1Depuis la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, le concept de développement, aussi nébuleux soit-il, s’est imposé en Asie du Sud-Est, comme partout à travers le monde1. Malgré les écueils du concept, le caractère inéluctable de l’amélioration générale des conditions de vie est largement reçu par les États « émergeants ». À cet égard, plusieurs États d’Asie du Sud-Est dont la Malaysia, font figure d’élève modèle en matière de développement socioéconomique. Mais malgré ses succès éclatants, l’État Malaysien affiche une répartition relativement inégale des fruits de la croissance économique2. D’ailleurs, les politiques de développement ont mis en relief un fossé persistant entre le centre et la périphérie de l’économie. Le Sarawak, État de la Malaysia orientale situé sur l’île de Bornéo, fait toujours face à de nombreux défis en matière d’amélioration des niveaux de vie. C’est entre autre pour tenter de remédier à cette situation que l’État a mis en œuvre plusieurs initiatives visant à accroître le niveau d’intégration des populations autochtones rurales au centre de l’économie nationale. Au Sarawak, comme sur l’ensemble de l’île de Bornéo, le terme générique de Dayak désigne les populations autochtones de l’hinterland3. Les Ibans forment au Sarawak le plus grand groupe dayak avec plus de 30% de la population totale en 2005. À titre de programme de développement, le gouvernement du Sarawak entend favoriser la conversion à l’agriculture du palmier à huile d’une superficie de 1 000 000 d’hectares d’ici 2010. De cette étendue, 40% est actuellement détenue par des communautés dayaks et surtout ibanes sous le titre de territoire coutumier, donc ancestral (Ministry of Land Development Sarawak, 2006). Ce projet souscrit à la vision modernisatrice des gouvernements malaysien et sarawakien, mais n’en est pas moins lourd de conséquences. En effet, le territoire étant objet culturel, identitaire et économique, changer sa fonction ne va pas sans occasionner tensions et conflits.

  • 1  Consulter Rigg (2003 : 43) pour plus de détails sur les conceptions et discours du (...)
  • 2  L’importance des disparités économiques peut être appréciée au niveau socioéconomique (...)
  • 3  Les autochtones majoritairement non-musulmans du Sarawak qui représentent près de 45% de la (...)

2En regard des héritages historiques et de l’asymétrie des relations de pouvoir, il ne semble pas exister de solution miracle au problème du « sous-développement » en pays iban. Au cœur des enjeux se trouve l’aménagement des territoires coutumiers autochtones qui constituent également des milieux de vie. Ces territoires abritent généralement le modèle communautaire de gestion des ressources naturelles ibanes. Mais les populations qui y vivent se trouvent souvent en situation de précarité économique. Ceci s’explique principalement par l’absence de titres fonciers légaux et la modestie des productions agricoles commerciales. Afin de remédier à ce problème et de stimuler l’économie des régions rurales, l’État propose de transformer les terres dayaks en plantations de palmier à huile. La demande pour cette culture de rente va croissante sur les marchés internationaux depuis les dernières décennies. Non seulement son utilisation dans le secteur alimentaire croît-elle, mais cette huile est utilisée (et tout laisse croire qu’elle le sera davantage) pour la fabrication de biocarburants, aussi appelés agrocarburants. Il s’agit d’une économie agricole lucrative dont tous – corporations comme agriculteurs parcellaires – tentent de récolter les bénéfices.

3Au cœur de notre analyse se trouve la confrontation de deux trajectoires d’évolution économique. D’une part, le projet exogène mis en avant par l’État, impliquant une refonte territoriale du pays iban pour en faire un centre de plantations de palmier à huile dirigées par des corporations privées. D’autre part, les stratégies endogènes de développement économique articulées à l’échelle de la communauté autochtone persistent et tendent à s’affirmer. Il va sans dire que le projet de l’État, pour son potentiel de rupture, soulève débats et inquiétudes. Ainsi, les membres de nombreuses communautés autochtones expriment le désir de conserver le plein contrôle de la gestion de leur territoire, mais surtout, la mainmise sur le développement de leur économie agricole. Ces groupes affichent ainsi un désir de continuité dans leurs pratiques semi-traditionnelles. On voit donc prendre forme dans les campagnes du Sarawak un fastidieux processus de négociation, dans lequel de nombreux paysans tentent de faire valoir une approche de développement allant à l’encontre de celle de l’État. Conséquemment, le territoire est objet de la convoitise de grands intérêts de l’agrobusiness, mais également fondement identitaire des populations rurales. Mais ne nous méprenons pas, ce qui est remis en question n’est pas l’enrichissement des ménages lui-même et donc l’impératif d’accroître les productions agricoles commerciales, mais bien les moyens qui doivent mener à cette finalité!

4Prenant ici à témoins le cas de la population ibane du Sarawak, nous présenterons les deux principales options de développement socioéconomique s’offrant aux intéressés. Basées sur les perceptions d’intervenants et de paysans interviewés lors d’une étude de terrain au cours de l’été 2006, ces observations ont pour objectif d’alimenter la discussion portant sur les modèles de développement ruraux en Asie du Sud-Est. Dans un premier temps, les balises conceptuelles de l’analyse, en regard des conceptions et représentations locales du développement sont exposées. Dans un second temps, nous décrivons brièvement l’évolution historique du domaine rural. La troisième section offre une comparaison entre le système économique agricole semi-traditionnel endogène iban et le modèle de la plantation proposé par l’État et permet de discuter des enjeux contemporains du développement agricole au Sarawak.

1. Le développement rural : comment, pour qui et pourquoi?

5Le développement, pembangunan en malais, constitue une notion fondamentale en contexte malaysien, en bonne partie à cause des campagnes médiatiques initiées par le premier ministre Mohamad Mahatir, lesquelles véhiculaient une représentation messianique de ce concept (Puyok, 2007). Il est à mentionner que le concept de développement, réifié dans les discours politiques en Malaysia, aurait pour origine la rhétorique américaine de l’après Deuxième Guerre Mondiale qui visait à étendre au monde l’aide accordée aux pays européens dévastés par le conflit (Rist, 2001; Escobar, 1995). Selon les tenants du post-développementalisme, le développement comme paradigme aurait conduit à la construction discursive d’un Tiers-Monde sous-développé, nécessitant des interventions expertes de l’Occident. Le cas de la Malaysia, comme bien d’autres, démontre également l’importance acquise par ce discours sur le développement à l’intérieur-même des pays du Tiers-Monde. Ce discours permet aux agents politiques d’établir des distinctions entre groupes développés (généralement la classe urbaine) et sous-développés (groupes ruraux semi-traditionnels). On comprendra que le concept de développement, comme les idées de modernisation, constituent de puissants outils pour légitimer les interventions étatiques et les relations de pouvoir préétablies. À l’inverse, pour les personnes et communautés qui ont intégré le discours, le développement constitue également un droit, et doit se traduire chez eux par des avantages immédiats, tels l’augmentation de leur pouvoir économique, la construction d’infrastructures de transport et surtout, la sécurisation de leurs droits de propriété foncière. Ces enjeux correspondent en effet au cadre de référence spatio-temporel, soit local et à moyen-terme, d’une majorité de paysans ibans.

6Il demeure que l’ethnie ibane demeure plus pauvre que la moyenne et affiche le taux de scolarisation tertiaire le plus faible selon l’UNDP en 2000. Davantage, la prévalence de la pauvreté mesurée à l’échelle du Sarawak par groupe ethnique pour la dernière fois en 1989 permettait de constater que près de 36% de la population ibane en était affligée (Ishak Shari, cité par Hamid, 2004). Les critères utilisés pour mesurer la pauvreté sont établis par le gouvernement fédéral avec l’établissement d’un seuil budgétaire par unité familiale mesurant les ressources allouées à l’alimentation et l’accès aux services et nécessités de base (santé, éducation, vêtements). Par leur appartenance à la ruralité, plus qu’à leur identité ethnique, les Ibans constituent un groupe particulièrement défavorisé sur le plan matériel. Le taux de pauvreté constitue toutefois une indication relative qui fait généralement abstraction des ressources non monnayables, mais qui témoigne néanmoins d’une forme de précarité économique. Ainsi, le projet consistant à favoriser le développement de plantations de palmier à huile en territoire autochtones ne recèle pas que des inconvénients.

7Compte tenu des exigences (monétaires) de la modernité et des nouvelles aspirations des populations autochtones et ibanes, le développement se fait toujours attendre dans de nombreuses régions du Sarawak. D’importantes questions demeurent en la matière, dont la plus fondamentale est à savoir comment mettre en œuvre des processus de développement qui soient équitables et acceptables pour la majorité au Sarawak rural? Or, le développement ne peut survenir s’il n’est intrinsèquement durable, ce qui fait du développement durable, selon Parnwell et Turner (1998 : 150), une tautologie. Manifestement, la conversion de plus de 500 000 hectares de terres semi-boisées à l’agriculture commerciale du palmier à huile au cours des dernières décennies a entraîné des impacts sociaux et environnementaux. La culture du palmier à huile, à elle seule, est largement associée au Sarawak au développement rural. Cette culture, par son importance, a refaçonné le territoire, particulièrement dans la division administrative de Miri, au nord de l’État (Figure 1). Mais le seuil de résilience de l’environnement et la capacité d’adaptation des sociétés étant des données changeantes en divers conditions, se prononcer sur la durabilité d’une forme de développement rural demeure hasardeux. On peut toutefois juger du potentiel de développement d’un modèle socioéconomique en fonction de ses attributs. Ce jugement doit, nous en conviendrons, être fondé sur des arguments qui impliquent une certaine subjectivité, demeurant tout de même celle d’un sens commun. Ainsi, nous retiendrons ici que le développement est indissociable des notions de justice sociale, d’autonomie, d’accès à des ressources économiques, d’harmonie et de démocratie, etc. (Parnwell et Turner, 1998 : 148). Ces éléments servent de balises à notre raisonnement. Le « sous-développement », d’ailleurs, gagne à être défini en termes de carences économiques et d’iniquités dans la distribution des ressources. Mais il s’agit également d’une représentation rendue possible lorsque des agriculteurs parcellaires, dans ce cas-ci, prennent conscience de leur position marginale au sein des systèmes économiques et sociaux étatiques, nationaux et internationaux.

Figure 1. Le Sarawak et l’importance de la culture du palmier à huile en 2005.

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Ministry of Land Development, Sarawak, 2005. Réalisation cartographique : Jean-François Bissonnette, 2007

8Au Sarawak comme ailleurs, des rhétoriques tentent d’instrumentaliser la notion de développement et de la réduire à la seule croissance économique, souvent aux dépends de considérations sociales, environnementales et culturelles (Escobar, 1995). Sous prétexte de favoriser le développement, des intérêts ont souvent légitimé la dépossession de populations et imposé brutalement de nouveaux modèles socioéconomiques en rupture avec le passé (voir Scott, 1998). Les populations rurales du Sarawak ne se soustraient pas à cette menace qui d’ailleurs pèse sur certaines d’entre elles dans un contexte politique semi-autoritaire et reconnu pour l’endémisme des pratiques népotistes (Parnwell et Turner, 1998; King, 1993; Colchester, 1993). L’allocation des concessions d’exploitation forestière, comme des baux fonciers aux compagnies privées de plantations de palmier à huile, a été entachée par des accusations de favoritisme et de corruption. Davantage, la plus récente phase d’expansion des plantations de palmier à huile a occasionné de nombreux cas d’empiètement sur les territoires revendiqués par les communautés autochtones.

  • 4  Citons à cet effet Rinwood Oil Palm Plantation dont la LCDA Land Custody and Development (...)

9Dans plusieurs cas, les revendications territoriales autochtones du Sarawak sont négligées au profit de celles de compagnies de palmier à huile cotées en bourse à Kuala Lumpur et dont certaines sont partiellement contrôlées par l’État du Sarawak4. Les capitaux internationaux et locaux, en provenance des grandes corporations agricoles bien établies dans la péninsule malaise, comme de l’élite capitaliste du Sarawak, sont à l’œuvre pour étendre les superficies exploitables au Sarawak. Nombreux sont les acteurs locaux qui remettent en question le bien-fondé du projet mis de l’avant par l’État. Qui plus est, la dynamique de transformation territoriale au Sarawak provoque des réactions au niveau mondial alors que de nombreuses organisations non-gouvernementales (Borneo Project, Bruno Manser Fonds, etc.) et des journalistes indépendants (Beavis, 1995, etc.) ont fait prendre conscience au public occidental de la nature des enjeux. Des images liées à la déforestation et à la dégradation environnementale ont été utilisées pour frapper l’imaginaire et montrer l’ampleur des transformations dans la région. Dans un tel contexte, aux différentes échelles d’analyses imbriquées, le développement est nécessairement lourdement chargé politiquement.

2. La question foncière : historicité des droits dayaks

10La terre constitue l’enjeux-clé du développement au Sarawak rural. L’immense potentiel pour la croissance des plantations de palmier à huile (et des plantations forestières) a déclenché une dynamique de convoitise territoriale dans cet État. Cependant, les droits territoriaux autochtones constituent l’entrave principale à l’expansion des plantations. De vastes superficies de terres détenues ou revendiquées par les communautés ibanes sont considérées comme inutilisées par les agents gouvernementaux dont le discours domine les programmes de développement. En effet, cet État recèle de vastes superficies cultivables et laissées en jachère forestière parce qu’utilisées pour l’agriculture sur abattis-brûlis. Selon les agents gouvernementaux, toutes ces superficies devraient être converties à une forme d’agriculture intensive et lucrative. Voilà la source du problème. Il est nécessaire de remonter à l’histoire coloniale afin de mieux comprendre les causes de la confrontation actuelle au sujet de l’aménagement de la ressource foncière. En effet, le contexte historique de l’édification des droits territoriaux autochtones, dans leur caractère légal, doit ainsi être considéré au premier chef. Ce sont sur des droits historiques enchâssés dans les législations de l’État qu’achoppent les revendications autochtones et la source de leur légitimité.

11Au Sarawak, comme dans d’autres colonies de l’archipel d’Asie du Sud-Est, les États occidentaux ont posé les jalons de systèmes juridiques et économiques dualistes. Le régime colonial institué en 1842 par le britannique James Brookesemblait ne pas entretenir l’ambition, et surtout ne pas disposer des moyens suffisants pour précipiter la transformation sociale des autochtones et leur adhésion à l’économie de marché (Pringle, 1970). Malgré le développement obligé des activités commerciales afin de couvrir les frais de l’administration de l’État, le régime des Brooke constitua un domaine coutumier réservé aux premiers habitants. Ce système était fondé sur une institutionnalisation de l’appartenance ethnique et une codification des lois traditionnelles (informelles) dayaks, l’adat. L’adat, ce corpus de lois et code de conduite, régissait bien avant l’arrivée des européens les droits de propriété et la vie en société chez les populations autochtones de Bornéo. Encore aujourd’hui, l’adat représente un système de lois ethniques généralement observées en territoire coutumier et existant en parallèle au système législatif de l’État. Les principes de l’adat en matière de droits territoriaux ont été intégrés aux législations du Land Code de 1958, pièce maîtresse des règlementations agraires au Sarawak. En conséquence, chaque territoire coutumier iban et dayak, dans le passé comme aujourd’hui, est doté d’une importante autonomie tant au niveau de l’application des lois que de la gestion de ses ressources environnementales. Cette construction historique n’en a pas moins enfermé les populations dayaks dans un mode de propriété coutumière communautaire voué à occuper une position marginale dans un système dominé par une vision occidentale individuelle de la propriété foncière. Des populations majoritairement d’origine chinoise, nouvellement arrivées ou installées de longue date, étaient appelées à œuvrer au sein de l’économie moderne, soit notamment, par la culture du poivre ou par les activités minières. Ainsi était consacrée une fracture entre les territoires communautaires autochtones et les territoires non-autochtones intégrés d’emblée au centre de l’économie capitaliste.

  • 5  Ces titres d’origine malaise et non ibans, doivent leur existence à l’intervention (...)
  • 6  Entretien personnel avec le Maître Harrisson, Miri, 15 juin, 2006

12Afin de s’assurer de maintenir le contrôle des populations autochtones, le régime colonial a mis en place une structure de pouvoir hiérarchique dont il a occupé le sommet. La désignation de chefs aux divers paliers administratifs a permis à l’État colonial, dont le pouvoir de coercition était restreint, d’établir un système de contrôle indirect sur les peuples du vaste hinterland sarawakien. Ainsi, le temenggong5 (chef suprême) pemancha (chef régional), pengulu (chef sub-regional) et tuai Rumah, tuai Kampung (chef de maison longue et de village) sont devenus des titres administratifs ethniques ibans (Viston et Sultive, 1988; Colcheser, 1993). Chaque groupe ethnique autochtone légalement reconnu au Sarawak est doté de cette structure. Il s’agit de postes exclusivement occupés par des hommes, généralement élus. Leur autorité se restreint pour l’essentiel à l’adat, mais ils sont également habilités dans d’autres domaines, comme l’enregistrement des naissances et l’octroi des cartes d’identité6. Cette structure de gouvernance hiérarchique, surtout héréditaire, existe toujours en parallèle au système de démocratie représentative de l’État. En accordant aux groupes ibans et dayaks une importante autonomie par le système de gouverne indirecte, on a facilité l’appui au régime en place sans avoir à déployer d’importantes ressources pour contrôler les territoires de la périphérie. Il va sans dire que les membres de l’élite ibane occupant les postes mentionnés jouissent actuellement d’un important pouvoir de décision en matière de développement rural, alors que les mécanismes de consultation populaire et de transparence sont très souvent embryonnaires.

13Le système dualiste créé par le régime colonial, si il veillait au respect des droits territoriaux des premiers habitants, allait néanmoins s’assurer de circonscrire l’étendue des domaines communautaires.Successivement, des dispositions légales ont interdit la colonisation pionnière à l’extérieur de frontières communales préétablies, jusqu’à empêcher la formation de nouveaux territoires coutumiers autochtones de façon arbitraire en 1958. L’agriculture sur abatis-brûlis pratiquée par la majorité des Dayaks du Sarawak a particulièrement été pointée du doigt à tort comme facteur de dégradation environnementale et sa pratique a été strictement confinée spatialement par l’État (Colchester, 1993). Par la suite, d’autres règlementations ont permis à l’Administration d’asseoir son contrôle sur la gestion des ressources naturelles en institutionnalisant l’exploitation à grande échelle des forêts des terres étatiques (Forest Ordinance, 1953, Land Code, 1958, Wildlife Ordinance Protection, 1990) (Ngidang, 2005 : 53). Ces règlementations constituent d’importants jalons dans l’intégration inachevée des territoires de la périphérie à l’État.

14Il fallut attendre le début du 20e siècle pour que les paysans autochtones s’investissent dans les cultures commerciales de façon importante avec l’introduction de l’hévéa au Sarawak. Malgré l’intégration rapide des cultures commerciales au sein des économies ibanes, les modalités de leur accès à la terre n’ont pas fondamentalement changé. Encore aujourd’hui, à cause du statut légal ambigu des territoires communautaires autochtones, ceux-ci résident pour la plupart en marge du marché terrien capitaliste et des structures légales encadrant la propriété. Sans titre de propriété foncière légalement reconnu, la terre peut uniquement être vendue ou achetée sur le marché informel parmi les populations ibanes du Sarawak. Par ailleurs, l’arrimage de la propriété terrienne autochtone au système légal de l’État serait susceptible de donner accès à de nombreuses possibilités économiques. Les paysans pourraient ainsi utiliser leurs titres de propriété foncière en guise de valeur collatérale pour emprunter de l’argent (De Soto, 2001). L’obtention d’un prêt hypothécaire rendrait possible l’augmentation du niveau de capitalisation et donc, la productivité économique de l’agriculture. Le caractère extra-légal, ou plutôt l’ambigüité du statut légal de l’occupation d’une grande partie de la terre au Sarawak par les Dayaks, nuit grandement à l’accès au capital et inhibe l’intensification agricole. Cependant, le système de propriété individuelle est en partie incompatible avec l’organisation territoriale coutumière ibane. En effet, le milieu de vie iban comprend généralement une réserve forestière détenue sur une base collective par tous les ménages d’une communauté (pulau). D’autres unités territoriales peuvent également être détenues collectivement, tels les bassins versants approvisionnant en eau potable les maisons longues, etc. Ces modes de gestion de l’environnement posent un défi aux législateurs du Sarawak dans un cadre où on reconnaît les droits coutumiers, mais où seule la propriété individuelle a réellement droit de cité.

  • 7  Entretien personnel avec le Maître Bian Baru, Kuching, Août 2007

15D’avantage, à cause de l’absence de titres fonciers légaux formellement reconnus par les lois de l’État, de nombreux paysans sont menacés de dépossession territoriale par des planteurs de palmier à huile qui convoitent leurs terres. C’est qu’au Sarawak, depuis la dernière décennie, une série d’amendements au code foncier est venue fragiliser les droits coutumiers à la propriété terrienne des communautés autochtones, jugés ambigus selon un cadre d’interprétation légal rigide (Ngidang, 2005; Bulan, 2006). Si bien que de nombreuses communautés ibanes sont forcées d’aller revendiquer auprès des tribunaux, en mobilisant leurs maigres ressources, des territoires qu’elles considèrent comme propriété ancestrale. Ces terres constituent même souvent la base de leurs moyens de subsistance. Compte tenu de l’approche autoritaire de l’État et des collisions entre les visions exogènes et endogènes du développement en pays iban, de nombreux cas de confrontations ont été rapportés. En effet, l’aménagement de territoires pour la culture du palmier à huile par des compagnies privées appuyées par l’État, sans l’aval de la population locale, ont causé d’importants problèmes. Ces interventions ont donné lieu à un antagonisme qu’il incombe désormais aux instances juridiques de régler. On dénombrait plus de 100 cas de litiges confiés aux cours de l’État en 20077 concernant les droits fonciers autochtone au Sarawak. L’ampleur du conflit révèle à quel point l’accès à la terre demeure l’aspect fondamental de la dynamique de changement économique au Sarawak rural.

3. La société ibane en perpétuelle transformation

3.1. Développement endogène et diversification économique

16Au Sarawak, les populations rurales ibanes ont développé au fil de l’histoire un modèle économique apte à tirer parti d’un maximum d’opportunités. Depuis l’établissement du régime colonial, les systèmes économiques ibans ont évolué de façons diverses en fonction des réalités géographiques et des interventions de l’État. Le « modèle » d’organisation semi-traditionnel iban se caractérise donc de façon générale, selon les travaux de Cramb (1993), par son pragmatisme, sa flexibilité et sa durabilité. Cependant, mentionnons que traiter du milieu de vie iban à titre de « modèle » est périlleux, puisqu’il s’agit d’un vaste continuum d’aménagements socioéconomiques hautement adaptatifs aux économies politiques locales. Il importe d’éviter les visons binaires opposant un modèle iban uniforme à une intervention étatique unique. Néanmoins, le système en question est généralement caractérisé par une économie mixte comprenant la polyculture, (de cultures vivrières et commerciales) à laquelle s’ajoutent des activités hors du domaine de la ferme (pluriactivité), ainsi que la chasse, la pêche et la cueillette.

17La persistance de l’adat aurait permis aux autochtones une adaptation graduelle aux nouvelles ouvertures économiques offertes par les cultures commerciales, ainsi qu’aux structures politiques et institutionnelles de l’État. La continuité des pratiques de gestion communautaire des ressources naturelles a ainsi été assurée par ce cadre institutionnel traditionnel, lequel s’inscrit dans un territoire, « espace social » d’une communauté. En effet, ces populations sont regroupées en communautés partageant un territoire délimité par des frontières, le pemakai menoa. On retrouve dans un pemakai menoa des espaces collectifs dont la gestion est assurée par l’ensemble des membres adultes de la communauté ainsi que des espaces individuels, soit des parcelles agricoles attenantes ou non.Bien que les membres de la communauté partagent territoires et institutions, les intérêts des habitants peuvent parfois diverger, rappelant l’importance de la propriété individuelle au sein de cette société. De plus, la taille des parcelles détenues par les ménages d’une même communauté varie grandement, il en va de même pour leurs ressources économiques.

  • 8  Potter et Badcock (2004) en arrivent aux mêmes conclusions dans une étude réalisée auprès (...)

18À l’intérieur des frontière d’un pemakai menoa, la riziculture sur essartage, fondement de l’agriculture traditionnelle ibane, a été conservée à travers les époques, jusqu’à aujourd’hui, malgré la part croissante qu’occupent les cultures commerciales dans l’économie agricole des ménages. On note donc une tendance irrémédiable à la diminution relative et absolue de l’importance de la riziculture sur essartage au Sarawak (Cramb, 2007). Néanmoins, par choix ou nécessité, l’agriculture, commerciale ou de subsistance, constitue un aspect économique fondamental dans un territoire coutumier. Plusieurs études ont tenté d’établir la nature des relations entre les deux types d’agriculture chez les Ibans (Wadley et Metz, 2005; Cramb, 1993 ; Dove, 1993). La riziculture traditionnelle sur essartage constitue selon Cramb (1993) un aspect culturel de l’économie locale. Cet auteur conçoit les cultures commerciales et la riziculture traditionnelle comme parties intégrantes d’un système agricole durable aux plans économique et environnemental. Cette pratique agricole constitue une source alimentaire fiable, amortissant ainsi les impacts de la chute du prix des cultures de rente, ou la diminution des possibilités d’emploi hors-ferme8.  

19L’hévéaculture demeure la culture commerciale la plus répandue chez la petite paysannerie parcellaire autochtone (Tableau 1). Les attributs de cette culture de rente, comme sa robustesse, le peu d’engrais qu’elle nécessite ont largement contribué à son adoption presque généralisée en pays iban. Également importantes sont les cultures du poivre, du cacao, celle des fruits et plus récemment, celle du palmier à huile qui gagne rapidement du terrain. Cependant, l’adoption généralisée des cultures permanentes (hévéa, poivre, palmier à huile) par les Ibans ont posé de nouveaux défis à l’organisation communautaire du territoire. Plusieurs cas de conflits ont été répertoriés dans lesquels des ménages ou individus s’arrogeaient l’utilisation des parcelles communales en y plantant des cultures permanentes (Cramb, 1986). Néanmoins, de nombreuses communautés se sont dotées de lois afin de limiter les effets déstabilisateurs de la montée en importance des cultures pérennes sur la tenure traditionnelle. De nombreuses communautés en sont venues à mieux définir les parcelles détenues par chacun des ménages (sur lesquels s’exercent un droit d’usufruit perpétuel) et les superficies pouvant être allouées aux cultures saisonnières temporaires.

  • 9  Morrison (1993) dans son étude sur la diversification des sources de revenu du Kemana Basin, (...)

20Par ses programmes de diversification agricole au Sarawak, l’État a joué un rôle déterminant dans la transformation des systèmes agricoles ibans. Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le gouvernement du Sarawak a développé des périmètres d’hévéaculture afin d’assister la petite paysannerie parcellaire dans l’établissement des cultures commerciales, en commençant en 1956 avec le Rubber Planting Scheme (Cramb, 1986). Comme l’hévéaculture, la culture du poivre s’est rapidement répandue au début des années 1970 chez les autochtones. Là encore, des programmes d’assistance à la culture du poivre chez la petite paysannerie parcellaire ont été démarrés en 1972 par le gouvernement (Wadley et Metz, 2005). De même, l’introduction des cultures du cocotier et du cacaotier faisait partie de programmes gouvernementaux d’aide à la diversification agricole. Ces périmètres in situ comprenaient l’approvisionnement en semences, la subvention des intrants, le soutien technique ainsi que des prêts en argent. De plus, les producteurs étaient liés aux acheteurs par des contrats d’approvisionnements. L’appui technique et logistique à la production était accordé à l’échelle de la communauté, ce qui permettait à la tenure et aux institutions traditionnelles de se perpétuer, ainsi qu’aux droits coutumiers sur le territoire d’être affirmé. Ces mesures d’aide à l’intensification et à la commercialisation agricole (Lǿvenblak et al., 2003) ont limité les risques et contraintes inhérents à de telles entreprises. Elles ont également favorisé l’accumulation de capital chez des populations qui sont privées du droit à l’emprunt et, dans certains cas, la formalisation des droits fonciers. Compte tenu de l’accès limité au capital dans ces économies agraires, l’aide financière de l’État était indispensable au développement de ces activités. Rappelons que ces programmes faisaient partis de plus vastes transformations structurelles économiques ayant permis la diversification des revenus en pays iban. D’importants investissements publics pour la construction d’infrastructures de transport, de santé et d’éducation, ont été effectués en concomitance avec l’explosion des offres d’emploi à l’extérieur du domaine de l’agriculture au cours des années 70 et 809 (Morrison, 1993). Cependant, toutes les communautés, en fonction de leur localisation n’ont pu bénéficier également des nouvelles opportunités économiques, n’ayant pas le même accès au marché.

21Compte tenu des succès mitigés de certaines agences de développement agricole, plusieurs d’entre elles (comme la Sarawak Land Development Board) ont été privatisées et leurs opérations drastiquement réduites à partir de la fin des années 1980. Toutefois, d’autres initiatives fructueuses et populaires parmi les populations ibanes font l’objet d’un moratoire, tels les périmètres de la Sarawak Land Consolidation and Rehabilitation Authority (SALCRA). Plusieurs études avaient reconnu le potentiel de développement socioéconomique et l’adaptabilité relative aux pratiques coutumières autochtones des périmètres de la SALCRA (Cramb, 1992; Ngidang, 1997, 2006). On a de la même façon aboli de nombreux programmes de soutien à la production de caoutchouc et de poivre à la petite paysannerie parcellaire. En effet, tous les efforts du Ministry of Land Development sont désormais investis dans le programme du joint-venture de plantations de palmier à huile. Le développement rural qui autrefois reposait sur l’État est désormais dévolu au secteur privé au sein duquel priment les objectifs de rentabilité.

  • 10  Information relative au nombre de licences d’exploitation de palmier à huile émises aux (...)

22Mais malgré le retrait de l’État du développement agricole, particulièrement depuis la Crise financière asiatique de 1997-98, les cultures commerciales ont continué de gagner du terrain en territoire coutumier dayak. L’expansion rapide de la culture du palmier à huile chez les petits paysans parcellaires s’inscrit dans la diversification de ces économies villageoises. Tel que Cramb le relevait déjà en 1986, le palmier à huile s’intègre à la tenure traditionnelle ibane. De plus, la croyance selon laquelle seule la plantation fournit le modèle le plus avantageux pour la culture du palmier à huile s’avère démentie (Ismail et al., 2003). Une étude réalisée dans le Johor démontre que les coûts de production des petits exploitants indépendants sont inférieurs à ceux des plantations, bien que la productivité, le rendement à l’hectare, soit moindre. Selon Scott (1998: 189) la petite paysannerie parcellaire a toujours surpassé, en termes d’efficacité, le modèle de la plantation. La souplesse de la gestion d’une main-d’œuvre familiale, même l’élimination des frais afférant à la gestion, seraient considérées au premier plan dans l’explication de ce phénomène. On comptait en 1999, 1139 petits exploitants de palmier à huile au Sarawak10, un nombre ayant augmenté rapidement depuis (Ngidang et Majid-Cooke, 2006). Comme les autres cultures intégrées à l’économie ibane, le palmier à huile autorise la pluriactivité et la conservation de la pratique de l’agriculture sur abattis-brûlis. Cette activité économique constitue souvent la plus avantageuse pour les paysans. Les petits exploitants détenant des licences d’exploitation, indépendants des programmes de l’État, avaient mis en terre plus de 18 998 hectares de palmier à huile au Sarawak en 2006 (Tableau 1). Spécifions que l’étendue des agriculteurs parcellaires indépendants qui représente près de 4% du total des plantations de palmier à huile en 2006, est infime par rapport à celle des périmètres de développement (19%) et des plantations privées (77%). Ce chiffre demeure modeste par rapport à l’étendue de l’hévéaculture, mais il indique un important virage dans l’économie de la petite paysannerie parcellaire. Surtout si on considère que le groupe des petits exploitants est constitué d’agriculteurs, en majorité ibans, qui n’ont bénéficié d’aucune aide gouvernementale. Le phénomène est en croissance rapide et demeure fortement concentré dans les régions de basses terres alluviales de la Division de Miri (Niah, Tinjar, Bakong, le haut Baram) (Figure 1.)

23Mais tous ne peuvent pratiquer cette agriculture contraignante à plusieurs égards puisqu’elle nécessite d’importants investissements en intrants. De plus, les fruits de palmier à huile devant être acheminé à un moulin d’extraction en moins de 24 heures, cette activité nécessite donc des moyens de transports adéquats et de bons réseaux routiers. La rapidité avec laquelle les fruits du palmier à huile doivent être acheminés au moulin a pour effet de limiter la marge de manœuvre des communautés paysannes indépendantes. Celles-ci sont ainsi dans l’incapacité de stocker leur production quand le cours est bas afin de bénéficier des fluctuations du prix, comme le font par exemple les producteurs de café ou de cacao. Rappelons tout de même que certains producteurs situés à proximité de plusieurs moulins d’extraction jouissent du luxe de choisir l’endroit où vendre les fruits de leur labeur. Avec le palmier à huile, la géographie de la production est une donnée primordiale pour la paysannerie parcellaire.

Tableau 1. Évolution récente de la superficie de culture du palmier à huile au Sarawak selon le type de producteur (en hectares)

Année

Total

Plantations privées*

Périmètres de développementª

Petits exploitants

2000

330 387

231 720

91 860

6 807

2002

414 260

312 255

91 140

10 865

2004

508 309

391 160

101 885

15 264

2006

547 847

424 576

104 283

18 988

Palm Oil Registery and Licensing Authority (PORLA), Malaysia

* Incluant les plantations mises en place sous la politique du Konsep Baru,

ª Cette catégorie comprend les périmètres de la SALCRA, SLBD, FELDA, bien que ces agences aient pour la plupart été privatisées.  

Tableau 2. Superficie des principales cultures au Sarawak (en hectares)

Cultures principale en superficie

2000

2002

2004

Palmier à huile

Total

330 387

414 260

508 309

Plantations

231 720

312 255

391 160

Petits exploitants (a)

98 667

102 005

117 149

Hévéa (b)

Petits exploitants

168 253

156 883

156 761

Cocotier (c)

Petits exploitants

25 578

25 495

25 439

Cacao (a)

Petits exploitants

6 832

5 144

4 962

Paddy

Total

130 881

127 634

126 419

Irrigué

58 364

59 344

60 354

Culture sur brûlis

72 517

68 290

66 065

Poivre

Petits exploitants

13 327

13 862

13 440

Department of Statistics, Sarawak Yearbook, 2005

(a) Inclut les superficies appartenant aux périmètres de développement gouvernementaux,

(b) Il n’y a pas de plantations privées d’hévéa, de cocotier, de poivre ou de cacao au Sarawak,

(c) Les superficies de cocotiers font référence à des périmètres de diversification agricole de l’État

24Les interventions de l’État ont permis jusqu’à récemment la transformation progressive de l’économie paysanne autochtone généralement en favorisant la continuité des pratiques traditionnelles et le maintien de l’autonomie locale. Le paysage culturel constituant les assises de l’économie et de la société ibane a ainsi pu être préservé. Tentant de trouver leur place dans une économie en pleine mutation, beaucoup de paysans ibans craignent actuellement d’être relégué à une position marginale. Mobilisant leurs ressources économiques personnelles, provenant souvent d’activités non agricoles, des revenus du latex naturel, ou de prêts contractés auprès de proches, la plupart des paysans œuvrent à accroître leur production agricole commerciale, surtout celle de l’huile de palme. On constate au Sarawak rural la poursuite de l’intégration des économies ibanes au marché, et ce avec ou sans aide de l’État. Cependant, le projet étatique du Konsep Baru visant à transformer les territoires autochtones en plantations de palmier à huile, reçu avec circonspection par de nombreux paysans ibans, marque potentiellement une rupture dans l’évolution du terroir sarawakien.

3.2. Le Konsep Baru : l’économie endogène ibane en péril?

25À l’aube du 21e siècle, la société ibane présentait les signes d’une transformation profonde caractérisée par l’urbanisation d’une portion croissante de sa population et par la diversification des activités économiques de sa contrepartie rurale. Au prise avec une pauvreté paysanne persistante, l’État a opté pour une nouvelle stratégie d’inspiration néolibérale afin d’assurer le développement des campagnes et la formalisation des droits de propriété autochtones. Il a ainsi mis un terme à de nombreux programmes de soutien à l’agriculture commerciale des petits propriétaires. Sans disparaître au profit du marché, l’État canalise désormais les investissements privés afin de mettre sur pied des plantations de palmier à huile à même les territoires autochtones sous la bannière du Konsep Baru (le Nouveau Concept en langue malaise). Le Land Code a été amendé en 1989 afin de permettre aux corporations, incluant les corporations étrangères, de devenir propriétaire de territoires coutumier pour favoriser l’expansion de la culture du palmier à huile. Ces arrangements légaux constituaient les prémisses de l’ouverture du terroir autochtone aux capitaux nationaux et internationaux, et allaient de pair avec le retrait de l’État (Bulan, 2006).

26Faisant d’une pierre deux coups, l’État répond à la forte demande en huile de palme sur les marchés internationaux, tout en augmentant ses revenus par la taxe de vente sur cette denrée. Le rôle de l’État s’est ainsi métamorphosé puisque ce sont toujours des représentants de l’État, plus particulièrement du Ministry of Land Development, qui font la promotion du nouveau projet de développement rural. Or, ce projet est fondé sur l’établissement d’un partenariat entre le secteur privé détenant le capital et les communautés autochtones détentrices d’importantes superficies cultivables. De son côté, l’État doit veiller à la formation d’une compagnie commune (Joint Venture) pour chaque territoire autochtone et au respect des termes de l’entente entre les autochtones et la compagnie privée. Et si le projet dans les faits se veut avantageux, il est problématique à plusieurs égards. En effet, contrairement aux autres initiatives de développement agricoles in situ mis de l’avant, le Konsep Baru souscrit à un nouveau paradigme et comporte de nouvelles implications.

27Avec le Konsep Baru, les populations habitant les réserves coutumières sont appelées à joindre un mode d’organisation territorial et économique basé sur la culture du palmier à huile à grande échelle. Ce projet prévoit la fusion (consolidation) des parcelles autochtones individuelles d’un pemakai menoa afin de former une plantation. On cherche ainsi à favoriser l’utilisation la plus lucrative du domaine agricole sarawakien autochtone. De la sorte, le projet consiste à convertir les vastes superficies de jachère forestière, utilisées par les Dayaks pour la riziculture sur essartage, en plantation de palmier à huile. Il vise spécifiquement tous les territoires détenus sous le titre de Native Customary Land. La quasi-intégralité du territoire de la communauté doit ainsi être convertie en plantation de palmier à huile. Selon les ententes entre les membres de la communauté et les compagnies privées, une portion du territoire peut être conservée pour les activités agricoles traditionnelles. Le projet inclut également la possibilité de fusionner différents pemakai menoa afin d’obtenir la superficie optimale pour le déploiement d’une plantation dans une structure corporative. Cette stratégie implique la refonte de la tenure traditionnelle. Avec le concept de Land Bank, la consolidation des diverses parcelles agricoles et forestières fragmentées doit permettre la création d’un périmètre de 5 000 à 10 000 hectares. Cette superficie est requise à la construction d’un moulin d’extraction de l’huile de palme (Ministry of Land Development, Sarawak, 2006).

  • 11  Entretien personnel avec des consultants du Department of Agriculture du Sarawak, District de (...)
  • 12  Entretien personnel avec le représentant du Ministry of Land Development, M. Alfred Jolly, (...)

28Le programme demeure activement promu par les ministères et agences de développement agricole dans les campagnes qui y voient aussi un moyen efficace de développer les infrastructures routières. Des séances d’information s’adressant surtout aux Tuai Rumah ibans d’un sous-district se tiennent régulièrement. Elles sont généralement présidées par le pengulu de la région11. La majorité de la population, d’ailleurs illettrée, n’est souvent pas en mesure de se prononcer sur le projet; les taux de participation sont ainsi très faibles dans les négociations entourant l’implantation de ce type de périmètre (Songan, 1993). Les autorités ont pour objectif de transformer 400 000 hectares de territoires autochtones en culture commerciale avant 2010. En septembre 2006, 41 périmètres de plantation de palmier à huile avaient été désignés et 271 000 hectares étaient déjà convertis en plantations ou sur le point de l’être12. Près de 1,5 million d’hectares sont actuellement légalement reconnus comme ayant le statut de territoire coutumier (Ngidang, 2004).

29Avec le modèle de la JVC, Joint Venture Company, les capitaux privés doivent être mis à profit dans la « mise en valeur » des terres autochtones. La formation de la corporation d’exploitation d’huile de palme et les ententes concernant la répartition des profits en territoire coutumier doivent être gérés par une des agences étatiques: Land Custody and Development Authority (LCDA) ou la Sarawak Land Development Board (SLDB) (Ministry of Land Development, Sarawak, 1997). Ces agences semi-privées ont pour objet de veiller au respect des droits et privilèges des membres de la communauté, en position de vulnérabilité par rapport aux compagnies privées (Bulan, 2006). En tant que dépositaires (trustee) des intérêts des membres de la communauté, il est du ressort des agences de négocier les termes de la formation de la compagnie commune à l’avantage des paysans. La formation d’un comité à l’échelle de la ou des communautés appuyant le projet (Area Land Development Committe) est également requise pour l’établissement du nouveau mode de gestion territoriale. Une étude d’impact environnementale doit également identifier au préalable les enjeux naturels et sociaux de l’implantation du projet (NREB, 1996). Une fois formée la compagnie commune, l’État procède à l’octroi d’un titre de propriété à l’entité corporative, pour une période d’exploitation de 60 ans. Selon des intervenants locaux, l’obtention d’un titre de cet ordre ne saurait cependant constituer une assurance perpétuelle de propriété pour les familles et leurs descendants.

  • 13  Entretien personnel avec un informateur anonyme, Suai, 15 juin 2005. Selon celui-ci, depuis les (...)

30Les étapes préalables à la création de la compagnie imposent néanmoins la reconnaissance officielle de la superficie sur laquelle s’étendent les terres autochtones. Or, il s’agit trop souvent des superficies que l’État veut bien reconnaître à la communauté par le biais du Department ofLand and Survey et non l’entièreté des revendications territoriales. De la même façon, le comité de développement agricole a la charge de réaliser le cadastre des propriétés familiales, ce qui ne va pas, dans bon nombre de cas, sans occasionner des conflits (IDEAL, 2001). Les ménages doivent ainsi recevoir des parts dans la compagnie équivalentes à leurs possessions terriennes d’antan. Les informations relatives aux parcelles de chacun des ménages sont colligées dans un acte de fiducie au nom de l’entité corporative. Pour favoriser l’acceptation du périmètre, on mise sur la distribution d’une rente équivalant à 10% de la propriété terrienne familiale dès la formation de la compagnie. Cette modalité vise l’adhésion au projet des plus âgés qui craignent de ne pas accéder aux bénéfices de la plantation, considérant le temps nécessaire à la rentabilisation des activités. Les propriétaires autochtones doivent également accéder à une part de 30% des bénéfices à titre d’actionnaires minoritaires et profiter de nouvelles opportunités d’emplois dans la plantation. Même avant l’introduction du Konsep Baru, des compagnies communes d’exploitation du palmier à huile avaient été formées sur les terres autochtones dans la Division de Suai. Cependant, dans plusieurs cas localement connus, les ententes n’ont pas été respectées et la majorité de la communauté a été flouée par la compagnie et les membres autochtones influents à l’origine du projet13. Même au-delà des mésententes survenues, le Konsep Baru s’inscrit dans un ensemble de politiques visant à éliminer progressivement les pratiques agricoles traditionnelles et à circonscrire les territoires dayaks.

3.3. Une intervention gouvernementale juste et équitable?

31Avec le Konsep Baru, le gouvernement entend instaurer un changement de paradigme de développement. Dans cette optique, c’est un véritable dessein d’ingénierie sociale que propose le gouvernement; les relations entre les humains et leur environnement doivent être refaçonnées. On cherche donc à précipiter la transformation des conceptions de la propriété et du travail; d’héritage familial qu’elle représentait, la terre doit devenir actif financier (SLDM, 1997). Également, le nouveau paradigme insiste sur l’importance d’amener les autochtones à rompre la dépendance qu’ils entretenaient envers l’aide du gouvernement. Le projet se veut être une école idéologique où les communautés autochtones font l’apprentissage de la discipline, de l’entreprise et de la compétition capitalistes.

  • 14  Entretien personnel avec M. Alfred Jolly, représentant du Ministry of Land Development, (...)

32Les études réalisées sur le projet pilote du Konsep Baru de Kanowit implanté en 1996 (Ngidang, 1997) ont permis d’observer des changements socioéconomiques drastiques après la mise en œuvre d’un tel périmètre de développement. Le périmètre de Kanowit est érigé en exemple, icône du modèle de développement autochtone au Sarawak14. Fait important, on a noté au premier chef l’abandon de l’agriculture traditionnelle et des institutions communautaires qui la régissent (IDEAL, 2001; Ngidang, 2002). L’enrichissement notoire d’une portion importante des familles et la construction de nouvelles infrastructures ont également été soulignées. Mais davantage, ces études étayent l’inégalité des termes de l’entente entre la compagnie et les villageois. Elles illustrent également le biais des agences gouvernementales en faveur des compagnies dans l’établissement de la plantation et la distribution des dividendes. Mais surtout, on relate que de nombreux paysans se sont sentis lésés quant à la distribution des fruits de cette entreprise, revenant, selon ceux-ci, principalement aux membres de l’élite politique ibane (Ngidang, 2002).

  • 15  Discussion ouverte avec les habitants de la Rumah M., Sungai Bong, Haut Baram, Miri, juillet, (...)

33Davantage, le caractère problématique du projet est lié, à Kanowit comme ailleurs, aux pratiques négligentes et abusives des contractants auxquels on reprocherait : la destruction de cimetières et de lopins consacrés aux cultures fruitières; l’incorporation forcée et l’aménagement des parcelles de familles refusant de se joindre à la compagnie commune; l’impossibilité de pratiquer d’autres formes d’agricultures et de jouir des ressources forestières, tout le territoire ayant été transformé en plantation de palmier à huile; l’exclusion des habitants de la gestion des opérations (IDEAL, 2001). Mais aussi, les opposants redoutent l’arrivée sur le territoire d’une main-d’œuvre étrangère à laquelle on associe des problèmes de délits et de crimes, soit une diminution générale de la sécurité. De nombreux agriculteurs ibans sont également conscients que les salaires offerts sur les plantations sont nettement insuffisants pour l’amélioration de leur qualité de vie15.

  • 16  Informateurs anonymes du district de Suai, Miri, Juin 2006

34Pour les opposants au projet, le refus d’opter pour la compagnie commune de palmier à huile relève essentiellement du manque de confiance envers ses instigateurs. Confier la gestion de leur territoire à des intérêts privés, alors que les cas d’abus sont connus, est accueilli froidement. Ces paysans, devant la transformation subite d’un milieu de vie aussi complexe que le leur, craignent de ne pas accéder à des redevances suffisantes de la part des gestionnaires de la compagnie. Ils redoutent également de perdre tous droits fonciers aux termes du contrat de 60 ans. De plus, il est connu qu’aucune garantie d’indemnisation n’est offerte en cas de faillite de la compagnie d’exploitation du palmier à huile16. Sans compter que la complexité des dispositions administratives et légales de la formation de la compagnie commune demeure inaccessible à une population majoritairement sous-scolarisée. Ainsi, l’adoption d’un tel périmètre de développement repose généralement sur la décision des élites villageoises, compte tenu de l’influence dont elles jouissent auprès de leur population.

35La structure corporative pose problème puisque les habitants se sentent privés de tous droits de regard sur l’évolution de leur économie agricole. Par opposition, les périmètres in situ de la SALCRA mentionnés plus haut, permettaient aux paysans la gestion d’une parcelle familiale convertie en culture de rente par des experts. Chaque ménage pouvait obtenir un titre de propriété sur sa parcelle individuelle après avoir remboursé les prêts contractés auprès de l’agence pour permettre la conversion de leur lopin. Conséquemment, le modèle de la SALCRA confère à chacun des ménages un pouvoir de négociation dans le processus de production agricole, malgré les contraintes techniques et logistiques inhérentes à cette production. De plus, la confiance graduellement établie entre les intervenants de la SALCRA et les communautés ibanes du sud du Sarawak où de tels projets ont été implantés, a permis des résultats fructueux. L’approche de ces intervenants, basée sur le compromis, a favorisé des accords durables malgré les divergences au sein des communautés (Cramb, 2007).

4. Rupture historique ou continuité?

36Le Konsep Baru qui s’impose actuellement comme seul projet de développement rural étatique est ancré dans une tradition paternaliste et autoritaire, malgré l’implication du privé. Case (2005) reconnaît dans son étude la persistance des liens entre les sphères politiques et économiques en Malaysia malgré le mouvement de privatisation. En réalité, une tradition historique de relations économiques fondées sur des rapports patrons-clients confère une mainmise totale à l’État sur les décisions ayant trait à l’exploitation des ressources naturelles. Plus particulièrement dans le cas du Sarawak, cela s’avère vrai dans le domaine de l’exploitation forestière et du développement des plantations.

37Ainsi encore, les chefs de communautés appuyant le parti politique en place –une vaste coalition politique multiethnique à la tête du Sarawak – bénéficient-ils de rétributions pour leur loyauté politique. Ces rétributions vont traditionnellement de subventions en argent à la construction d’infrastructures comme des ponts et des routes. Dans ces conditions, accepter l’établissement d’un périmètre de plantation de palmier à huile dans le cadre du Konsep Baru peut recéler des avantages certains pour des maillons clés du système politique local. Cette dynamique explique en partie les affrontements qui sont survenus depuis la fin des années 1990 au Sarawak entre paysans et contractants des agences gouvernementales chargées d’œuvrer à l’établissement des plantations de palmier à huile. En effet, dans de nombreux cas bien connus localement (Sungai Bong; Rumah Nyawai; Ulu Suai, etc) des compagnies ont tenté de procéder à l’aménagement des territoires autochtones pour y effectuer la production de palmeraies à l’huile, et ce, parfois uniquement avec l’aval de membres influents de la communauté. Dans bien des cas, cela a suscité une réaction musclée de la part des membres opposés à cette transformation, sans manquer de polariser les membres d’une communauté autour de leur position (Bissonnette, à paraître).

38Le Konsep Baru véhicule pourtant également une fausse représentation de la communauté comme un ensemble monolithique empruntant en bloc de nouvelles stratégies de développement économique. Tel que l’illustre Li (2006), les programmes de développement, nonobstant les intérêts qu’ils servent, apparaissent fréquemment sous forme de solutions techniques simplifiant la réalité sur laquelle ils doivent agir. De plus, ce programme fait montre d’une fausse conception du potentiel économique endogène des communautés ibanes. Un des postulats implicite à cette politique énonce que la paysannerie parcellaire semi-traditionnelle doit faire place à une agriculture moderne, un agrobusiness de plantation, afin d’achever son développement. Cette conception idéologique implique également une dévalorisation du mode de vie traditionnel que l’on considère arriéré (Majid-Cooke, 2002). Comme Appell (1985) le remarquait, cette stratégie renvoie à la croyance selon laquelle la tradition empêche l’amélioration des conditions de vie, qu’il faut faire table rase des vieilles structures afin d’instaurer un nouvel ordre de prospérité.Ces éléments rejoignent l’argumentaire de Scott (1998), pour qui les projets de développement d’un État moderne peuvent négliger la considération des besoins réels et de l’héritage des sociétés. Cet auteur ajoute également que certains desseins de remodelage socioéconomique planifiés par le pouvoir étatique tentent de réorganiser les éléments de la société en fonction des nécessités du projet lui-même ou pis encore, d’intérêts pécuniaires. Il insiste également sur les caractères spécifiques du modèle de la plantation. C’est que contrairement à l’agriculture parcellaire, la plantation favorise non seulement un contrôle accru sur la production, mais également sur la répartition des bénéfices.

39Mais selon Ngidang (2002), le Konsep Baru, malgré ses contradictions, ne constitue pas en lui-même une initiative fondamentalement néfaste pour des populations qui cherchent à améliorer leurs conditions de vie. Le potentiel de rupture n’est pas lié au seul fait de favoriser l’expansion de la culture du palmier à huile en territoire iban, mais aux modalités des projets de développement agricole. Même que le Konsep Baru intervient à titre d’ultime effort pour moderniser l’agriculture ibane et décupler le pouvoir d’achat et par le fait même, le bien-être matériel de ces populations. Ajoutons également que dans les faits, le programme de développement du Konsep Baru permet aux membres des communautés autochtones d’obtenir une reconnaissance légale de leur possession foncière, même si celle-ci est automatiquement intégrée à l’entité corporative de la plantation. L’asymétrie des relations de pouvoir héritées de traditions historiques démontre ses implications en milieu rural sarawakien. Rappelons que la vision souvent ténue des acteurs gouvernementaux, faisant fi de l’immense potentiel économique que recèlent les milieux de vie semi-traditionnels ibans, menace d’être cause de rupture et de maux corollaires.

  • 17  On s’exprime dans la communauté  du Sungai G. (district de Suai) en ces termes: “What are (...)

40Plusieurs éléments constitutifs de l’environnement social des populations ibanes sont considérés comme conditions sine qua non du système assurant leur sécurité alimentaire, comme la poursuite de leurs pratiques culturelles et spirituelles. Surtout, ce sont les avantages économiques du modèle de la polyculture (hévéa, fruits, légumes, riz, produits de la jungle) auxquels certains villageois ne sont prêts à renoncer sous aucun prétexte17. De plus, la communauté ibane telle qu’elle existe, si elle abrite souvent des dissensions internes, l’intensité des échanges et des interactions sociales favorisent la cohésion et permettent aux institutions traditionnelles de perdurer. Situés en marge du système légal de propriété, les membres de la communauté régissent et encadrent les relations sociales liées à la possession foncière et à l’accès aux ressources naturelles. Si les projets de plantations de palmier à huile offerts aux communautés dans le cadre du Konsep Baru rencontrent une telle opposition, c’est en partie parce qu’ils impliquent une rupture, un remplacement du paysage socioculturel coutumier (Songan, 1993, Ngidang, 2006; Unruh, 2006), par une plantation. La plantation, rappelons-le, est caractérisée par la production d’une denrée unique, généralement pour fin d’exportation, dans une structure économique hiérarchique nécessitant une abondante main-d’œuvre. Le terroir, de milieu de vie qu’il constituait, est appelé à générer une rente foncière gérée par une tierce corporation, formée d’une compagnie privée et des propriétaires fonciers autochtones. De la sorte, on supprime le rapport direct qui existait entre les paysans et l’aménagement de leur territoire pour le remplacer par un rapport abstrait, celui de l’actionnaire (Cramb, 1990). La prise dont les paysans disposent sur leurs moyens d’existence dissuade de nombreux d’entre d’adhérer au périmètre de palmier à huile. Mentionnons cependant que le problème de l’octroi de titres fonciers légaux demeure alors que les ressources investies pour réaliser le cadastre des territoires autochtones sont insuffisantes. De plus, les intervenants chargés d’accomplir cette tâche sont souvent fermés aux besoins et revendications des populations.

Conclusion : Concevoir une économie agricole durable

41À l’heure actuelle, force est de constater que le Konsep Baru tend à conditionner l’évolution du domaine rural autochtone au Sarawak. De la sorte, les mesures de modernisation planifiées précipitent la disparition de la communauté et de leurs modes d’organisation traditionnels façonnés durant l’histoire coloniale du Sarawak. Cette forme d’expansion agricole commerciale est indissociable des politiques néolibérales promues à l’échelle de l’État afin d’attirer les flux de capitaux mondiaux. Considérant les finalités du projet développementaliste, l’État entend accélérer l’adoption de nouvelles formes d’organisations socioéconomiques, ainsi accélérer l’intégration de populations à l’économie de marché. En regard du vaste mouvement d’opposition à l’égard du Konsep Baru, il semble manifeste que dans sa forme actuel, celui-ci ne répond guère aux besoins et aux aspirations d’un grand nombre de paysans ibans. D’autant plus que les impacts environnementaux de la conversion de territoires forestiers en monoculture d’exportation se fait sentir, surtout par la destruction de la forêt et la pollution des cours d’eau.

42Selon Majid-Cooke (2002), dans la phase économique actuelle qu’elle qualifie de « post-exploitation forestière », le territoire du Sarawak est reconfiguré pour faire place aux plantations de palmier à huile et intégrer cette production au marché mondial. Les législations gouvernementales qui tendent à la restriction des bases légales sur lesquelles peuvent être reconnus les territoires coutumiers iraient dans le même sens. En tentant de limiter l’accès des autochtones à la terre, le gouvernement applique, à plusieurs égards, une réforme agraire au nom des grands intérêts capitalistes (Ngidang, 2002), tout en poursuivant l’intégration territoriale des marges. Nous sommes témoin d’un processus historique initié par la colonisation et qui tend à la suppression progressive de l’autonomie ibane en matière de gestion des ressources naturelles. Les pouvoirs de l’État et du marché seraient appelés à remplacer les institutions des communautés autochtones.

43Au Sarawak, le prosélytisme gouvernemental en faveur des plantations de palmier à huile ne saurait empêcher la paysannerie parcellaire d’œuvrer, de son propre chef, à la croissance de cette culture. Mais malgré sa capacité d’adaptation et la résilience de ses institutions, la communauté demeure soumise à des tendances politico-économiques mondiales, nationales et étatiques qui dépassent de loin son champ d’action. De nombreux paysans affichent clairement leur autonomie à l’égard des programmes gouvernementaux, et surtout leur capacité de repousser les corporations de palmier à huile. Cependant, l’absence de titres fonciers à valeur légale pour les populations autochtone persiste, au Sarawak comme dans l’ensemble des territoires périphériques de l’Asie du Sud-Est. Remédier à cette situation nécessitera un renforcement des institutions étatiques et un effort d’ouverture de leur part, à condition qu’elles ne soient pas détournées, ces institutions, à des fins vénales. Le cas des Ibans du Sarawak est loin d’être isolé, particulièrement dans l’archipel de l’Asie du Sud-Est. Ainsi, l’impératif que les projets des États se fassent accommodants à la diversité des aménagements socioéconomiques des gens qui habitent le territoire, qu’ils soient ibans ou autres, apparaît ici incontournable. Les agences de développement rural devront donc tenter de tenir compte de la complexité des collectivités qu’elles prétendent vouloir aider et représenter. Des programmes de soutien au développement agricole mieux adaptés à la réalité des paysans sont également à envisager, soit notamment en investissant dans l’appui aux petits agriculteurs parcellaires désirant cultiver le palmier à huile. Néanmoins, les enjeux d’un développement juste et équitable sont de taille, et l’outil à privilégier demeure celui de la négociation.

Note Biographique

44Jean-François Bissonnette, Maître en géographie, œuvre au sein de l’équipe de la Chaire du Canada en études asiatiques de l’Université de Montréal depuis l’année 2005. Jean-François s’intéresse au développement et il a publié sur l’économie du palmier à huile au Sabah ainsi que sur les revendications territoriales autochtones au Sarawak.

Remerciements

45Cette étude a été réalisée dans le cadre du projet de recherche The Challenges of the Agrarian Transition in Southeast Asia (ChATSEA), celui-ci étant financé par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH). Le présent article est tiré d’une recherche de Maîtrise complétée au département de géographie de l’Université de Montréal et subventionnée par le Fonds québécois de recherche sur la société et la culture (FQRSC). L’auteur tient également à exprimer ses remerciements aux évaluateurs anonymes de la revue Vertigo pour leurs généreux et judicieux commentaires.

Bibliographie

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Notes

1  Consulter Rigg (2003 : 43) pour plus de détails sur les conceptions et discours du développement dans les différents pays d’Asie du Sud-Est.

2  L’importance des disparités économiques peut être appréciée au niveau socioéconomique par le coefficient de Gini (46 en 2002), mais également au niveau géographique entre régions urbaines et rurales notamment.

3  Les autochtones majoritairement non-musulmans du Sarawak qui représentent près de 45% de la population (exclusion faite des Malais et des Melanau) appartiennent au grand groupe des Dayaks. Ce terme certes élusif fait référence à près 200 groupes ethnoculturels distincts sans réelle appartenance identitaire unifiée, qui peuplaient traditionnellement l’hinterland de Bornéo. Les Dayaks appartiennent tous au groupe ethnolinguistique austronésien et partagent traditionnellement un mode d’organisation communautaire centré sur la longhouse, autant dans la partie malaysienne qu’indonésienne de Bornéo. Locuteurs de langues malayo-polynésiennes, les Dayaks seraient arrivés dans la région au cours de vagues successives d’immigrations ayant balayé l’archipel sud-est asiatique il y a plus de 4000 ans (Colchester, 1993).

4  Citons à cet effet Rinwood Oil Palm Plantation dont la LCDA Land Custody and Development Authority détient 30% des actions, alors que la balance est transigée sur les marchés internationaux, ayant trouvé comme preneur en septembre 2006 le conglomérat d’origine malaysienne IOI Group, conglomérat spécialisé dans le domaine des plantations de palmier à huile et de la production de Biodiesel. Le IOI Group appartient aux entreprises malaysiennes dites patrimoniales, en ce qu’elles sont passées dans le giron du capitalisme d’État.

5  Ces titres d’origine malaise et non ibans, doivent leur existence à l’intervention britannique, ceux-ci ayant imposé cette structure politique en utilisant les titres de la hiérarchie des sultanats malais de la région.

6  Entretien personnel avec le Maître Harrisson, Miri, 15 juin, 2006

7  Entretien personnel avec le Maître Bian Baru, Kuching, Août 2007

8  Potter et Badcock (2004) en arrivent aux mêmes conclusions dans une étude réalisée auprès de communautés autochtones indonésiennes.

9  Morrison (1993) dans son étude sur la diversification des sources de revenu du Kemana Basin, identifie cinq principaux domaines économiques, 1) l’agriculture, 2) les activités de commerce au détail, 3) l’administration locale, 4) les activités d’exploitation des combustibles fossiles, et 5) les activités d’exploitation forestière.

10  Information relative au nombre de licences d’exploitation de palmier à huile émises aux petits agriculteurs parcellaires (smallholders) selon la Palm Oil Registration and Licensing Authority (PORLA).

11  Entretien personnel avec des consultants du Department of Agriculture du Sarawak, District de Bakong, août 2006

12  Entretien personnel avec le représentant du Ministry of Land Development, M. Alfred Jolly, Kuching, 6 septembre 2006

13  Entretien personnel avec un informateur anonyme, Suai, 15 juin 2005. Selon celui-ci, depuis les 12 années de fonctionnement du projet d’exploitation d’huile de palme, les familles ayant confié une partie de leur terre à la compagnie n’ont obtenu que 700RM chacune, soit environ 230$ CAN aux taux courants de 2006.

14  Entretien personnel avec M. Alfred Jolly, représentant du Ministry of Land Development, Sarawak, 6 septembre 2006.

15  Discussion ouverte avec les habitants de la Rumah M., Sungai Bong, Haut Baram, Miri, juillet, 2006

16  Informateurs anonymes du district de Suai, Miri, Juin 2006

17  On s’exprime dans la communauté  du Sungai G. (district de Suai) en ces termes: “What are we going to eat if there’s only oil palm left?”, Sarawak, Suai, Juillet 2006

Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-François Bissonnette, « Développement et palmier à huile : les enjeux de la gestion des territoires coutumiers ibans du Sarawak, Malaysia », VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement, Volume 8 Numéro 3 | décembre 2008, [En ligne], mis en ligne le 20 décembre 2008. URL : http://vertigo.revues.org/index7082.html. Consulté le 10 novembre 2009.

Auteur

Jean-François Bissonnette

Candidat au Doctorat, Département de géographie, Université de Toronto, 100 St. George Street, bureau 5047, Toronto, Ontario,  M5S 3G3  bissonnettej@geog.utoronto.ca

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