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Dossier : Ville et Environnement : impacts et défis autour de la spécialisation et requalification des espaces urbains

Comment une friche ferroviaire se transforme en quartier durable : Le quartier Écoparc à Neuchatel en Suisse

Federica Merzaghi et Malika Wyss

Résumés

Les friches ferroviaires constituent un potentiel non négligeable de terrains à bâtir au cœur même des villes. Dans un contexte de prise de conscience des conséquences environnementales et sociales de l’urbanisme extensif, leur récupération pour la construction de nouveaux quartiers s’inscrit pleinement dans l’objectif de resserrer la ville sur elle-même. Dans cet article, nous rendrons compte des mécanismes conceptuels, interactionnels et institutionnels qui ont configuré l’élaboration et la mise en œuvre d’un projet de transformation d’une friche ferroviaire à en un quartier durable. Nous montrerons en particulier toute la complexité de cette action collective et la manière dont elle se présente comme une succession de compromis autant dans ses aspects substantiels qu’organisationnels.

Fallow railway areas represent a significant building potential at the very city centers. In a context of increasing awareness of the environmental and social consequences of extensive urbanism, recycling such areas in view of new neighborhood building makes sense completely for the objective of limiting city expansion. This article gives an account of the conceptual, interactional and institutional mechanisms that underlying the construction and the implementation of a project aiming to transform a fallow railway area into a sustainable neighborhood. We will focus particularly on the complexity of this collective action and on the sequence of compromises it presupposes, both in its substantial and in its organizational aspects.

Notes de l'auteur

Cet article expose les résultats partiels d’une recherche intitulée « De l'Utopie au faire. Des représentations sociales de la durabilité à leurs traductions concrètes dans la planification et la gestion de l'environnement construit » - menée sous la direction du Prof. Christian Suter, dans le cadre du Programme National de Recherche PNR54 « Développement durable de l’environnement construit » ( www.nfp54.ch).

Texte intégral

Introduction

1Dans les pays occidentaux, l’urbanisation extensive de l’après-guerre a produit des effets non désirables sur les territoires urbains en termes d’étalement résidentiel, de gaspillage et de raréfaction de sols constructibles, de mitage du paysage, de ségrégation socio-spatiale et environnementale, d’augmentation non maîtrisée de la mobilité motorisée individuelle, etc. Dans ce contexte, la reconversion des friches urbaines1 s’envisage comme l’une des réponses les plus couramment proposées pour tenter d'inverser cette tendance. Reliquats des processus de désindustrialisation ou de migration des industries vers la périphérie urbaine, ces friches constituent assurément un potentiel non négligeable de terrains ou d’infrastructures sous-exploités (voire à l’abandon) et une opportunité de requalification et de densification urbaines. Dès lors, depuis quelques années, on observe un regain d’intérêt des acteurs publics et privés pour leur revalorisation, en particulier de celles situées dans les secteurs de gare. En effet, ces espaces présentent des caractéristiques particulièrement intéressantes en tant que réserves foncières situées dans un périmètre intra-urbain, voire au cœur même des villes. Car, du fait de l’étalement urbain, les gares construites à la fin du XIXème siècle en périphérie se retrouvent très souvent en plein centre des agglomérations actuelles. Aussi, leur requalification à travers la réaffectation des infrastructures existantes ou par la réalisation de nouvelles constructions va dans le sens des objectifs de préservation d’espaces non-bâtis à la périphérie des villes et de densification de l’environnement construit, en accord avec les principes de la ville compacte, modèle antinomique de celui qui a guidé les logiques de dissociation et d’étalement urbains. De plus, de par la situation de ces friches ferroviaires à l’interface des transports publics, cela permet en même temps de promouvoir une mobilité alternative à l’auto-mobilité.

  • 1  Qu’elles soient situées au cœur même des villes ou en leurs marges ; qu’elles soient de (...)
  • 2  Da Cunha définit l’urbanisme durable » comme un processus d’agencement différencié des (...)

2En Suisse, selon une étude de l’Office fédéral du développement territorial portant sur les sites d'un hectare et plus, l’étendue des friches qui pourraient faire l’objet d’une nouvelle affectation est évaluée à environ 17 Millions de m2, dont un tiers est totalement vide. Mais cette étude révèle par ailleurs que de nombreux obstacles empêchent la revalorisation à large échelle de cette précieuse ressource, notamment en raison du manque d’investisseurs et de la rigidité des dispositions réglementaires en matière de plans de zones et de constructions (Valda et Westermann, 2004). De plus, les expériences-pilote menées en Suisse et ailleurs montrent toute la complexité de ces opérations et, plus généralement, de l’action publique en faveur d’un urbanisme durable2. Et cette complexité est d’autant plus importante lorsque l’action envisagée consiste en projets de transformation de ces espaces en quartiers durables.

3En effet, comme cela a été observé dans plusieurs expériences européennes, la concrétisation de ce type de projet se heurte à  des difficultés qu’on peut situer aux différentes étapes d’un processus plus ou moins long. Il peut s’agir de blocages au lancement du projet, comme dans le cas de l’EcoZAC à Paris où les autorités municipales n’ont accepté de s’engager dans le projet qu’après un travail intense de lobbying de la part d’un groupe d’habitants constitués en association (Bovet, 2009 : 70-79). Des problèmes peuvent également survenir dans la gestion d’un projet en cours, comme cela a été le cas, par exemple, de la réalisation du quartier Vauban (Freiburg am Brisgau - Allemagne) quand, malgré l’importance accordée à la participation des habitants à la mise en place du projet, les autorités locales ont dû trancher par rapport à certaines décisions pour lesquelles les habitants eux-mêmes n’arrivaient pas à trouver un accord (ADEME, 2008). On peut encore mentionner, dans la phase d’évaluation du projet, les constats de carences ou de déviations par rapport aux objectifs initiaux, comme cela s’est configuré dans le cas de BedZED (Sutton – Grande Bretagne), où les infrastructures mises en place se sont révélées difficiles à utiliser et donc les investissements consentis disproportionnés par rapport à leur rendement final (ADEME, 2008).

  • 3  En fait, cette approche est intéressante à plus d’un titre. Outre l’ambitieux projet de (...)

4Plus généralement, nous considérons que la complexité de tels projets se situe par rapport aux deux dimensions indissociables d’une action publique : celle du contenu du projet d’une part, celle de l’organisation du processus de son élaboration et sa mise en œuvre, d’autre part. Dans la formulation des contenus et des objectifs de l’action, de tels projets impliquent, en effet, l’application des nouveaux concepts et des nouvelles techniques suggérés par le développement durable à l’aménagement, l’urbanisme et la construction. Ce qui demande, en même temps, un renouvellement des procédures, des modes d’organisation et de légitimation de l’action publique, inspiré par le concept de gouvernance urbaine. Développement urbain durable et gouvernance urbaine s’actualiseront dans l’action concrète à travers des formes variables selon les contextes, mais l’un et l’autre sont sous-tendus par une configuration multi-acteurs et multi-enjeux qui pose comme impératifs, d’une part, une « transversalité à multiples facettes » (Offner et Pourchez, 2007 : 6) (dans la mise en cohérence des objectifs de la durabilité, entre les différentes instances décisionnelles publiques, entre celles-ci et les différents acteurs du secteur privé et de la société civile, etc.) et, d’autre part, la mise en place de mécanismes de coordination, de concertation, de négociation qui permettent aux différents acteurs impliqués (ou concernés) d’arriver à une vision commune, nécessaire à la coproduction d’un projet collectif. Cette nécessaire innovation au niveau du contenu et de l’organisation des projets d’aménagement du territoire s’inscrit dans la dynamique plus générale du processus de modernisation des politiques publiques (environnementales, mais pas seulement) qui, selon une équipe de chercheurs hollandais qui travaille sur cette thématique, donne lieu à des arrangements politiques spécifiques à chacune des étapes de ce processus (Arts et al., 2000 ; 2006). Dans cette perspective, en effet, les arrangements politiques sont définis comme « la stabilisation temporaire du contenu et de l’organisation d’un domaine politique » (Arts et al., 2006 : 96). L’approche développée par ces auteurs se base en particulier sur une perspective diachronique et est plutôt appliquée à ce qui se passe à un niveau national3. De fait, si elle a constitué une base théorique pour notre réflexion, nous l’avons réinterprétée dans son application à un niveau méso-micro sociologique. Aussi, dans cet article, nous proposons de rendre compte de la manière dont les mécanismes conceptuels (contenu), interactionnels et institutionnels (organisation) se sont articulés dans l’élaboration et la réalisation d’un projet de transformation d’une friche ferroviaire en un quartier durable pour façonner un arrangement local d’action publique original. Ce qui revient, en quelque sorte, à mettre en évidence la contribution simultanée et complémentaire de l’analyse des « trois I » de l’action publique – c’est-à-dire des idées, des intérêts et des institutions (Surel et Palier, 2005) – à la compréhension des processus d’élaboration et de réalisation d’un projet d’aménagement et d’urbanisme durables. Plus concrètement, nous focaliserons sur la complexité de cette action collective consistant en l’«expérimentation concrète du concept de quartier durable » (Rey, 2007) en montrant, en particulier, que même si ce projet n’a pas été confronté à des obstacles structurels que l’on observe de façon récurrente dans ce type de démarche, notamment des problèmes de décontamination de sols (Dumesnil et Ouellet, 2002), le processus qui a aboutit à sa concrétisation a été marqué par toute la difficulté qui caractérise l’action publique durable. En effet, si ce projet s’inscrit manifestement dans le registre des « bonnes pratiques » en termes de nouveaux modes de faire en matière d’urbanisme, tant au niveau conceptuel et technique que dans la mise en place de dispositifs plus contractualisés et concertés, nous rendrons compte également des contretemps qui ont parfois entaché la fluidité apparente de ce processus.

5Dès lors, notre article sera structuré en deux grandes parties : la première décrira les réalisations effectuées et leurs atouts et limites par rapport à l’intégration des principes de la durabilité dans les faits ; la seconde portera sur les processus interactionnels et institutionnels auxquels a donné lieu ce projet, les facteurs qui ont joué le rôle de facilitateurs et ceux qui, au contraire, l’ont parfois exposé à un risque d’échec. Nous terminerons par la mise en perspective de la manière dont l’articulation de ces dimensions projet-contenu et projet-organisation a configuré un arrangement local particulier.

Le projet-contenu Ecoparc ou la reconversion d’une friche ferroviaire en un quartier durable

6Le processus de transformation de la friche ferroviaire de Neuchâtel, ou projet Ecoparc, a donné lieu à un quartier neuf et multifonctionnel qui supporte des infrastructures bâties et des espaces publics dont la composition architecturale et urbanistique intègre des concepts novateurs en matière de construction écologique et de développement durable. Pour autant, en tant qu’espace d’expérimentation, ce projet se présente aussi avec un certains nombre d’insuffisances, en particulier par rapport à une réinterprétation de la catégorie « quartier durable » défaillante sur la question de la mixité sociale.

La friche devenue support  de l’aménagement d’un nouveau morceau de ville

7Le projet Ecoparc a démarré il y a bientôt une vingtaine d’années à Neuchâtel, une ville moyenne suisse d’environ 32'000 habitants4, située entre le lac du même nom au sud-est et la chaîne montagneuse du Jura au nord-ouest. Depuis les années 1970, cette ville a connu un étalement urbain marqué par une déconcentration de la population et de l’emploi du centre-ville vers les couronnes urbaines successives. Dans la perspective d’un développement urbain durable, « construire la ville sur la ville » devient une nécessité, voire un impératif. Or, le centre-ville, entièrement urbanisé, dispose aujourd’hui d’une marge de développement immobilier et urbanistique très limité. Dans ce contexte, la friche du plateau Gare / Crêt-Taconnet, potentiel non négligeable de terrains à bâtir situés en position centrale, a constitué le support foncier précieux sur lequel s’est développé progressivement le projet Ecoparc (Figure 1).

  • 4 En incluant les communes de la première couronne d’agglomération, la population s’élève à (...)

Figure 1. Localisation du quartier Ecoparc dans la Ville de Neuchâtel.

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© Document Bauart

  • 5  www.bauart.ch (...)
  • 6  Ce projet, initié par les Chemins de fer fédéraux (CFF), les plus grands propriétaires des (...)

8Au début du XXème siècle, ce secteur de gare typique d’environ cinq hectares formait un pôle ferroviaire, artisanal et industriel dynamique, qui accueillait alors des quais de marchandises, des voies ferrées secondaires, des ateliers et des dépôts. Un siècle plus tard, du fait de sa désindustrialisation progressive, les infrastructures qu’il accueillait se sont retrouvées sous-utilisées voire abandonnées. Le processus de régénération radicale de cet espace, qui va s’amorcer en 1993 avec la construction de l’un des deux bâtiments qui accueillent aujourd’hui l’Office fédéral de la statistique (OFS), va donner lieu progressivement à un nouveau quartier situé au cœur même de la ville. Les réalisations qui vont s’ensuivre comprennent des immeubles et des espaces publics et vont impliquer des investisseurs autant privés que publics. Tout d’abord, le bureau Bauart Architectes et Urbanistes SA (concepteur des bâtiments de l’OFS, puis de l’ensemble des objets bâtis sur le site5) va acquérir un immeuble ancien et le transformer, selon des critères écologiques, en habitat (lofts) et bureaux. Puis, quatre bâtiments d’habitation neufs, conçu sur la base de ces mêmes critères, seront construits par la compagnie d’assurance Helvetia SA. Du côté des investissements publics, l’Etat (le canton) de Neuchâtel va entrer dans le processus en s’engageant dans la construction d’une infrastructure scolaire qui accueillera en 2009 la Haute Ecole de Gestion (HEG) et le Conservatoire de Musique Neuchâtelois (CMN). La Ville de Neuchâtel, quant à elle, a financé, en partenariat avec d’autres acteurs, la conception et l’aménagement d'une partie des espaces publics du quartier. Enfin, c’est le projet de construction d’un bâtiment intitulé TransEurope – destiné principalement à des activités du secteur tertiaire et tertiaire commercial – qui achèvera, en 2015, la transformation de la friche ferroviaire6 (Figure 2).

Figure 2. Plan de situation du quartier Ecoparc.

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© Document Bauart

Tableau 1. Récapitulatif des réalisations successives sur le site Ecoparc

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9Aujourd’hui, vingt ans après la décision d’implanter l’OFS sur le site, la tour qui accueille une partie de celui-ci est devenue un point de repère, une construction emblématique de la ville, en même temps qu’une institution connue et reconnue au niveau national, voire international. Avec les autres objets bâtis et les espaces publics traités avec grand soin, l’ensemble forme un lieu de travail, de formation, d’habitation, de consommation, de loisirs et de culture. Cette mixité fonctionnelle constitue l’un des atouts essentiels du quartier. Dès le départ au centre des préoccupations des promoteurs du projet, devenue ensuite l’objectif partagé par l’ensemble des acteurs qui ont contribué à sa concrétisation, elle est considérée a posteriori comme l’un des aspects exemplaires du projet, car garante de l’animation et de la convivialité du quartier et de la qualité de vie des personnes qui l’habitent ou le côtoient temporairement. Mais cette mixité fonctionnelle n’épuise pas les nombreuses contributions de ce projet à la perspective d’un développement urbain durable. En effet, en redonnant une nouvelle vie à une friche ferroviaire, le projet Ecoparc participe d’un développement cohérent de la ville, de sa densification et donc de la réduction du mitage du sol et du paysage dans la périphérie urbaine. De plus, le caractère stratégique du plateau sur lequel il s’est implanté, situé à proximité immédiate d’un axe ferroviaire et à l’interface des différents transports publics de la ville, favoriserait, en principe, le recours à la mobilité alternative au transport motorisé individuel par les différentes catégories d’usagers du site.

Figure 3. Vue aérienne du site depuis l’est avec au premier plan les institutions cantonales CMN-HEG.

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© Architecte : Bauart Architectes et Urbanistes SA.

Photographe : Ennio Bettinelli.

Le projet Ecoparc en tant qu’espace et occasion d’innovations techniques en faveur de la construction écologique

10Par ailleurs, le développement de concepts novateurs en matière de construction écologique et leur application à l’ensemble des objets bâtis sur le site constituent l’autre originalité remarquable du projet. En effet, les préoccupations environnementales et les questions relatives à la recherche de la performance et de la rationalité écologiques ont joué un rôle important dans la conception et l’opérationnalisation de la reconversion de la friche Gare/Crêt-Taconnet. A ce titre, il convient en particulier de relever que le premier bâtiment de l’OFS est une réalisation avant-gardiste en la matière (ce qui lui a valu d’avoir été distingué par le Prix solaire suisse et le Prix solaire européen) ; et le second bâtiment (la tour) est l’une des premières constructions en Suisse à avoir été labellisé Minergie-Eco, c’est-à-dire de qualité environnementale majeure. Les autres objets bâtis ensuite ont été conçus pour entrer au mieux dans cette optique de l’écologie appliquée à la construction7.

  • 7 Toutes les nouvelles constructions du quartier ont été labellisées « Minergie » et (...)

11Pour autant, l’architecture développée sur le site ne se revendique pas comme étant spécialement « verte », « militante » ou « visiblement durable ». Les architectes concernés du bureau Bauart eux-mêmes aiment affirmer qu’il s’agit d’une architecture contemporaine, en avance sur son temps, qui intègre des éléments de réflexion « durables » sans en faire des phares artificiels. Aussi, le projet Ecoparc se présente avant tout comme l’expression de la volonté de ces experts de faire la promotion d’une « écologie concrète » à travers les nombreuses innovations techniques introduites dans la construction. En effet, les choix qu’ils ont opérés en termes énergétiques, de chauffage, de ventilation ou de matériaux utilisés sont autant d’éléments savamment réfléchis et pondérés. Mais s’ils sont les révélateurs d’un certain engagement écologique de ces acteurs, ils s’intègrent, en même temps, dans leur volonté d’assurer une excellente qualité architecturale aux différents objets bâtis sur le site.

  • 8 Cette quête d’exemplarité a été notamment concrétisée par l’organisation de visites (...)

12En ce sens, et selon de nombreux avis, Ecoparc a aussi été un espace d’expérimentation, et constitue encore aujourd’hui un projet modèle, conçu pour être transposable à d’autres contextes. En effet, en accord avec le postulat qui veut qu’il existe des démarches ou des réalisations urbaines exemplaires et que ces expériences modèles sont reproductibles, la valeur d’exemple recherchée depuis le début par les promoteurs du projet est restée vivace chez l’ensemble des acteurs concernés et cela en dépit de certains compromis qu’il a fallu accepter par rapport aux ambitions initiales8. Ainsi, les innovations techniques mises en place sur le quartier Ecoparc ont mis en scène des savoir-faire qui s’inscrivent plus globalement dans la dynamique expérimentale et démonstrative propre à ces quartiers dénommés éco ou durables. Mais si ces innovations sont d’une importance indéniable, car « concourent à ouvrir l’urbanisme à des préoccupations nouvelles (comme la réduction de gaz à effet de serre), à tester et mettre au point d’autres manières de construire, avec des résultats substantiels dans le domaine énergétique » (Emelianoff, 2004b : 32-33), cela ne doit pas faire oublier que la reproductibilité des systèmes conceptuels des pratiques qu’elles engagent n’est pas aisée. Pour deux raisons au moins. D’une part, parce que, au niveau de la substance même de ce type d’opération urbanistique, un transfert de technologie efficace ne peut se produire que si les méthodes, les techniques et les moyens utilisées ici peuvent être implémentés ailleurs. En effet, comme le relève à juste titre Nadia Arab, « la formalisation des expériences et savoir-faire ne signifie pas que ceux qui en sont les destinataires sauront les mobiliser et les mettre en œuvre. » (Arab, 2007 : 40). D’autre part, parce que, comme nous le verrons dans ce qui suit, au-delà des aspects de contenu, en tant que démarches collectives, la conception et la réalisation d’un projet de quartier durable se façonnent dans un contexte spécifique et selon un processus singulier qui dépend de nombreux facteurs à la fois conjoncturels et structurels, propres au référent territorial et à l’arrangement local de chaque opération (la configuration des acteurs concernés, les compromis concédés, les règles du jeu engagées, etc.).

Au-delà d’un projet-contenu « idéal », des carences et imperfections

13L’exemplarité des réalisations du projet Ecoparc n’empêche pas les acteurs qui y ont contribué d’avoir un regard critique sur un ensemble de points, soit en raison de leur carence quant à la cohérence globale du site, soit parce que se révélant, a postériori, comme problématiques au vu des objectifs initiaux.

  • 9 Il s’agit principalement d'une passerelle qui aurait débouché sur un point de vue sur la (...)
  • 10 Certaines de ces réalisations auraient pu être plus optimales du point de vue de la gestion des (...)

14À ce titre, on peut tout d’abord citer l’abandon, pour des raisons différentes mais avant tout d’ordre économique, de certains projets initialement prévus ou souhaitées par certains acteurs9. Ensuite, au niveau technique, certains objets réalisés par des investisseurs privés à la suite des infrastructures de l’OFS n’ont pas intégré l’ensemble des concepts écologiques ambitionnés par les experts opérant sur le site. En particulier, en raison du désengagement des pouvoirs publics à subventionner l’intégration de technologies écologiques aux bâtiments, les opérateurs privés ont certes pris en compte cet aspect, mais dans la limite de ce que la réalité du marché leur permettait10.

15Par ailleurs, par rapport à un projet de quartier durable – théoriquement entendu comme un espace conçu sur des bases urbanistiques et architecturales qui allient les objectifs de protection environnementale, d’efficacité économique, de bien-être et d’équité sociale – beaucoup considèrent aujourd’hui que la très faible mixité sociale du quartier constitue le « point noir » du projet Ecoparc. En effet, en l’absence d’un subventionnement public, il était très difficile de construire, sur des terrains aussi centraux, des bâtiments labellisés Minergie, neufs et à loyer modéré. Dès lors, le quartier est devenu socialement inaccessible pour les habitants aux revenus les plus modestes et les locataires aujourd’hui établis dans les nouveaux logements appartiennent à des catégories socioprofessionnelles à même de payer des loyers relativement élevés. Cette difficulté à concrétiser de manière totalement aboutie la question de la mixité sociale n’est cependant pas particulière au projet Ecoparc. Elle s’observe de façon récurrente dans de nombreuses réalisations de quartiers durables qui ont vu le jour, ça et là, depuis les années 1990 et constitue, selon les spécialistes de la question, l’une des grandes faiblesses de ces nouvelles démarches urbanistiques (Emelianoff, 2007 ; Theys, 2002 ; Moati, 2007).

16Enfin, il semblerait que l’objectif de réduction de la mobilité individuelle motorisée sur le quartier ne soit pas totalement atteint. Au contraire, la problématique et le désordre liés à la circulation aux alentours du nouveau quartier semblent s’être exacerbés au fil du temps. Ceci en raison notamment des commerces développés à proximité de la gare qui, en raison de l’étendue de leurs horaires d’ouverture, attirent de nombreux clients externes au quartier. Ce dernier aspect aussi illustre le fait qu’Ecoparc n’échappe pas à un certain nombre de contradictions qui participent, dans une certaine mesure, à ternir l’image et le bilan final des apports écologiques attendus de ces nouveaux quartiers sur le moyen et long terme. Car, finalement, en centrant la conception de ces derniers principalement sur la performance énergétique des objets bâtis, on omet trop souvent la recherche d’un équilibre optimal entre les différents impératifs sous-jacents à l’opérationnalisation d’un urbanisme « réellement » durable (construction écologique mais aussi, au moins, mobilité alternative) (Emelianoff, 2004b ; 2007).

Le Projet-Organisation : un partenariat original autour d’un projet multi-acteurs et multi-enjeux

17L’action publique de requalification du plateau de la gare de Neuchâtel se présente comme une démarche de projets successifs qui a impliqué un nombre important d’acteurs publics, privés et associatifs. Elle s’est enclenchée suite à la décision d’implanter puis à la réalisation de l’un des grands offices fédéraux à cet endroit. Un acteur en particulier, le bureau d’architectes et urbanistes Bauart SA, concepteur de ces infrastructures fédérales, va saisir cette opération initiale comme l’occasion et l’opportunité pour le lancement d’une dynamique de requalification globale du site. Prenant alors en charge à la fois le pilotage conceptuel et organisationnel de l’ensemble du projet, il engagera une démarche pragmatique, ouverte et négociée pour attirer les investisseurs et fédérer l’ensemble des acteurs concernés autour d’une vision commune de l’avenir urbanistique du site. Dans cette configuration multi-acteurs, où les enjeux économiques et financiers côtoient des enjeux environnementaux et de marketing économique et territorial, les pouvoirs publics vont de leur côté apporter un soutien constant au projet. Aussi, malgré les difficultés qui ont parfois jalonné le processus, acteurs publics et privés vont assumer un partenariat original où chacun a contribué en intégrant ses propres ressources à l’élaboration et à la mise en œuvre d’un projet collectif.

La délocalisation de l’OFS : une fenêtre d’opportunité favorable au lancement du projet de requalification de l’ensemble du site

18Le projet Ecoparc a été initié suite à l’obtention par la Ville de Neuchâtel du concours lancé par la Confédération pour la délocalisation de l’OFS11. La qualité du dossier présenté et la disponibilité immédiate des terrains pressentis12 pour l’emplacement des infrastructures du futur office ont joué alors fortement en faveur de la candidature neuchâteloise. À ce propos, il est utile d’insister sur le rôle de la forte mobilisation et de l’association des autorités locales et cantonales, qui se sont déployées bien au-delà des frontières de la ville, pour obtenir ce résultat. Ce cadre inhabituel de collaboration verticale (entre canton et communes) et horizontal (entre plusieurs communes) en vue d’un objectif commun montre toute l’ardeur dont font preuve les collectivités locales afin de jouer le jeu de la concurrence généralisée entre les villes, à l’extérieur mais aussi à l’intérieur du pays. Il s’inscrit alors, plus globalement, dans le contexte de « l’ouverture des agendas urbains » aux enjeux « liés au développement économique et à l’attractivité des territoires urbains » (Pinson, 2006 : 620).

  • 11  Les Chambres fédérales avaient alors décidé de déplacer certains des grands offices (...)
  • 12 Ces terrains étaient en grande partie propriété des CFF, société anonyme de droit public (...)

19Avec la décision de l’implantation de l’OFS à Neuchâtel, les choses auraient pu en rester là. Mais celle-ci a joué le rôle d’élément déclencheur et le point de démarrage de la dynamique vertueuse de transformation progressive de l’ensemble du secteur. Comme nous le développerons plus loin, les pouvoirs publics locaux ont joué un rôle important à travers l’attention et le soutien politique constant qu’ils ont accordé au projet. Toutefois, l’élément déterminant dans le processus de requalification globale du site a été incontestablement la démarche du bureau Bauart SA – lauréat du concours lancé en 1989 par la Confédération pour la conception de l’OFS – qui a eu la perspicacité de concevoir cette première opération comme l’ouverture d’une fenêtre d’opportunité en faveur du prolongement d’un projet ponctuel par une démarche de plus grande envergure, basée sur des concepts novateurs pour l’époque : la réalisation d’un quartier durable.

Le rôle du bureau d’architecture et d’urbanisme Bauart SA, ou quand les experts assurent le pilotage conceptuel et organisationnel d’un projet urbain

20En effet, c’est le bureau Bauart qui, une fois achevée la construction du premier bâtiment de l’OFS, a été l’initiateur d’un groupe de travail informel13 créé afin de mener une réflexion concertée sur la possibilité d’élargir la conception écologique qui a guidé cette première réalisation au développement de l’ensemble du quartier de la gare. Et c’est ainsi qu’en septembre 2000 est mis sur pied le premier « ecoparc » de Suisse, sorte d’espace-pilote en matière de développement urbain durable, composé simultanément du projet Ecoparc et de l’association éponyme qui va accompagner celui-ci pour en promouvoir les principes auprès des différents acteurs concernés14. Le rôle des architectes et urbanistes du bureau Bauart va alors s’élargir, bien au-delà de la mobilisation de leur expertise professionnelle (car ils sont les concepteurs de l’ensemble des objets bâtis sur le site), à l’organisation et au pilotage du projet de requalification progressive du site. À noter que dans la configuration multi-acteurs et multi-enjeux de ce projet, les associés du bureau Bauart n’avaient pas un plan initial préétabli pour la requalification complète de la friche, mais qu’ils ont abordé les différentes conceptions et interventions urbanistiques sur un mode à la fois évolutif et correctif. Evolutif d’abord, au sens où les différents objets construits sur le site ont été conçus et réalisés, d’une part, dans le souci permanent de leur complémentarité fonctionnelle et d’une cohérence architecturale et conceptuelle d’ensemble et, d’autre part, à travers la prospection et l’intégration au fur et à mesure de partenaires changeants selon les objets, les besoins et les solutions retenues. Correctif ensuite, car chaque étape a été caractérisée par la révision des objectifs initiaux et par leur reconstruction à travers des arbitrages constants entre le souhaitable et le faisable. Les porteurs du projet ont avancé en quelque sorte en revoyant constamment leur « copie » et en produisant du sens en même temps que des réalisations concrètes. Cette logique incrémentale et pragmatique du processus de conception et de réalisation du quartier Ecoparc souscrit pleinement aux observations déjà développées par Gilles Pinson par rapport aux démarches de projet de façon plus générale. En effet, dit-il, « la démarche de projet n’est pas, contrairement à ce que l’on imagine généralement, une démarche consistant à fixer de objectifs de moyen et long terme et à les protéger des aléas de la mise en œuvre » mais « consiste bien davantage à faire dialoguer de manière itérative les choix et les ressources conçues au sens large (connaissances, consensus, ressources financières, etc.) » (Pinson, 2006 : 641-642). Dans le cas du projet Ecoparc, une telle démarche s’est actualisée en particulier dans la recherche des investisseurs successifs, les négociations avec les propriétaires fonciers, le travail de médiation des relations et des interactions entre les différents acteurs ainsi que la promotion de l’approche du développement durable appliqué à la réalisation du nouveau quartier.

  • 13 Ce groupe d’une quinzaine de personnes se composait notamment de représentants de la (...)
  • 14  Dans le cas du projet Ecoparc, elle a notamment, en collaboration avec d’autres acteurs, (...)

Donner l’exemple pour attirer les investisseurs…

21L’une des tâches assumées par les associés du bureau Bauart a été leur mobilisation dans la recherche d’investisseurs. Pour cela, juste après la construction des bâtiments de l’OFS et pour donner l’exemple qui invite des partenaires potentiels à intégrer le projet de requalification du secteur de la gare et la logique de durabilité qui le sous-tend, ils ont acquis un ancien bâtiment industriel et l’ont transformé en immeuble d’habitat. Et ce fut effectivement le cas dans la mesure où cette opération a contribué à motiver la compagnie d’assurances Helvetia SA à s’engager dans la réalisation de quatre immeubles locatifs de haute qualité environnementale15. La proximité de la gare et le surcout engendré par ce type de construction constituent autant de risques qui font qu’une telle opération immobilière reste assez exceptionnelle et en marge du cadre des pratiques habituelles de cette compagnie. Pour autant, la stratégie de démonstration et de persuasion entreprises par les architectes et urbanistes du bureau Bauart, d’une part, et l’équilibre qu’elle a pu trouver entre ses exigences commerciales et l’impératif d’intégration des critères de construction écologique aux objets bâtis, d’autre part, ont fait qu’elle en est sortie gagnante autant d’un point vue économique que symbolique. Les associés du bureau Bauart ont poursuivi ce travail d’inspiration et d’encouragement d’autres investisseurs publics et privés au fur et à mesure que se sont précisés les objectifs successifs du projet d’ensemble.

  • 15 Engagée dans un premier temps pour la construction de deux immeubles et suite au succès (...)

Négocier avec les propriétaires fonciers…

22Parallèlement, et dans la même logique de pilotage de cette entreprise collective, ils ont endossé le difficile travail de négociation et de recherche de compromis avec les différents propriétaires fonciers sur le site. En effet, dans la mesure où les terrains n’appartenaient pas au domaine public, de nombreux propriétaires ont été impliqués dans le processus. Parmi eux, les CFF, premier propriétaire foncier de Suisse, se sont démarqués des autres, à la fois par l’étendue des surfaces qu’ils détenaient dans le secteur et par leur degré d’intégration à la démarche de régénération de ce dernier (en tant que partenaire dans la réalisation des espaces publics et par leur investissement dans la conception du projet TransEurope). L’implication des autres propriétaires fonciers s’explique davantage par des raisons conjoncturelles, dans la mesure où ils ont trouvé dans la participation au projet global l’opportunité de conjuguer l’intention de vendre leurs parcelles avec les demandes formulées. L’acquisition de l’ensemble de ces terrains par les différents investisseurs a conduit aux négociations habituelles à ce genre de transactions. Toutefois, elle s’est heurtée parfois à des difficultés, voire à des blocages qui, sans l’intervention efficace du bureau Bauart, auraient ralenti davantage le processus de réalisation des différents objets bâtis sur le site.

  • 16  A la fin des années 1990, soit au moment où les CFF ont pris conscience de l’étendue, du (...)

23C’est en particulier lors des transactions qui impliquaient les CFF que l’intercession du bureau Bauart SA a été particulièrement importante. En effet, d’une part, les CFF ont âprement négocié le transfert commercial de leurs terrains, en raison d’une stratégie d’entreprise clairement orientée vers la valorisation maximale de ces derniers16, ce qui a eu pour effet de retarder fortement certaines opérations d’acquisitions ou de location de parcelles. D’autre part, les autres propriétaires fonciers, craignant la capacité des CFF à imposer leurs propres règles du jeu en raison de leur position dominante sur le plateau, ont d’abord affiché une certaine réticence à collaborer à un processus de planification commune malgré leur intérêt évident pour cette opération.

  • 17 Au sein de ce groupe de travail, qui a intégré de façon égalitaire les différents (...)

24Par ailleurs, la dispersion de toutes ces parcelles sur un périmètre assez restreint compliquait la conception du projet d’ensemble en l’absence d’une entente entre les différents partenaires. Et c’est de nouveau aux associés du bureau Bauart que revient le mérite d’avoir trouvé les arguments et les instruments techniques nécessaires pour aller de l’avant. Tout d’abord, ils ont su sensibiliser les propriétaires fonciers à la démarche de développement cohérent du quartier tout en leur montrant l’intérêt qu’ils auraient à profiter de cette opportunité pour valoriser leurs terrains. Ensuite, par la mise en place d’un groupe de travail qui intégrait l’ensemble des propriétaires dans l’objectif de réfléchir aux questions litigieuses, ils ont réussi à instaurer rapidement un climat de confiance réciproque et à proposer des solutions techniques et financières acceptables par tous17.

Travailler à promouvoir un contenu et une vision…

25Toutefois, le défi majeur consistait à convaincre les acteurs qui se sont progressivement impliqués dans le processus de l’intérêt du projet quant à son contenu global, mais aussi relativement à la vision qu’il ambitionnait de supporter. Pour ce faire, les associés du bureau Bauart ont accordé une place primordiale au travail de communication, de relations publiques et de mise en place d’espaces de concertation aux différentes étapes du processus. Comme le souligne précisément Gilles Pinson, cette communication « à vocation interne » est essentielle dans toute démarche de projet car elle vise à impliquer les différents acteurs « dans des activités d’interprétation du territoire et de construction d’un cadre cognitif commun » (Pinson, 2006 : 625). Dans le cas du projet Ecoparc, d’une part, à la fois pour produire une cohérence globale des infrastructures bâties successives et pour coordonner celles-ci avec l’évolution des espaces avoisinants le quartier (notamment en termes de flux routiers et piétons), il était essentiel de construire des ponts et des synergies entre les différents acteurs concernés. La plus grande partie des mesures d’information et d’instauration de dialogue menées par le bureau Bauart visait alors l’objectif permanent d’expliquer et indirectement de rassurer. Aussi, elle s’illustrait par la diffusion d’une information régulière et intelligible par tous afin de minimiser les incompréhensions et d’éclaircir les doutes. En outre, grâce à une médiation en continue, elle consistait à favoriser les relations entre les uns et les autres, en les informant de leurs décisions et avancées respectives. Ceci a permis à la fois de limiter les méfiances et les conflits potentiels et de créer un espace commun de communication neutre, propice à la cohabitation d’univers cognitifs et de pratiques différents. Ce qui s’est révélé particulièrement pertinent, par exemple, pour le maintien du relais entre les acteurs privés et les acteurs publics, dont les règles de fonctionnement et les mécanismes de pensée peuvent fortement diverger. D’autre part,en raison du caractère innovant des techniques architecturales promues sur le site, il importait tout particulièrement d’amener l’ensemble des partenaires (et des investisseurs en particulier) à partager les idées et la vision que les associés du bureau Bauart eux-mêmes abordaient dans une logique expérimentale. Et dans cette perspective, de nouveau, le travail de communication a été essentiel. Pour arriver à la construction graduelle d’une représentation commune du devenir de ce nouveau bout de ville, en tant que produit de l’application des principes du développement durable à un projet urbain, ils ont réussi à appréhender et à transmettre cette notion complexe de manière pragmatique et ouverte, en misant sur une philosophie d’action basée sur la recherche de compromis et constamment adaptée au contexte du projet. En outre, ils ont joué sur le côté novateur de ce dernier et sur l’idée de quartier « modèle » qui, de fait, participent à promouvoir l’image de tous les partenaires. Aussi, même si les mécanismes qui ont permis l’appropriation des idées qu’ils souhaitaient voir appliquer à l’ensemble des objets bâtis sur le site ont parfois été longs à trouver, ces architectes et urbanistes – aidés en cela aussi par l’association Ecoparc qui en complétait le travail d’information et de sensibilisation – ont réussi à développer un apprentissage collectif des enjeux et des fondements d’un urbanisme durable. Ce constat supporte l’idée de Cyria Emelianoff selon laquelle « les expériences locales de développement durable mettent en jeu des renversements d’optiques, des changements de visions et de représentations, qui apparaissent de manière assez sensible sur le terrain » (Emelianoff, 2004b : 22). Et dans le cas Ecoparc, cette construction d’un apprentissage collectif est particulièrement manifeste. Car lorsque nous analysons les représentations sociales des acteurs impliqués par rapport au projet et, simultanément, au développement durable, il en ressort à la fois des significations largement partagées par tous et une étonnante concordance de celles qu’ils accordent à l’un et à l’autre de ces deux objets18.

  • 18  Dans notre recherche, nous avons, entre autres, étudié les représentations sociales du (...)

26Pour autant, si la configuration actuelle du site revient notamment à la persévérance du bureau Bauart quant à la construction de cette vision commune, elle est aussi le résultat de la disposition des différents acteurs et, en particulier, des autorités publiques locales, à se laisser convaincre de la pertinence de leurs propositions et à s’approprier les idées et les concepts qu’ils ont promus et diffusés. Ce qui explique l’implication à la fois cognitive et pratique des pouvoirs publics dans le projet. Mais, comme nous le verrons dans ce qui suit, dès lors que c’est au bureau Bauart qu’est revenu le rôle de pilotage conceptuel et organisationnel du projet, l’implication concrète des institutions publiques s’est configurée dans des dimensions plus restreintes, en fonction des ressources disponibles : principalement réglementaires pour la Ville et financières pour l’Etat de Neuchâtel.

La « Ville », un acteur clef dans l’accompagnement du projet

27Dans la dynamique sociale qui a caractérisé le projet, on reconnaît à la Ville de Neuchâtel d’avoir largement contribué à faciliter le processus de reconversion de la friche ferroviaire, non seulement en défendant le projet à chaque fois qu’il était menacé d’échec, mais aussi en jouant pleinement son rôle d’instance de production des règles formelles d’opérationnalisation de l’aménagement du territoire nécessaires à sa réalisation19. D’abord, il convient de souligner que, aidée en cela par les autorités cantonales, elle est intervenue de manière ponctuelle en apportant son soutien lorsqu’il était nécessaire de débloquer des situations difficiles en lien avec le processus de réalisation du projet. Sa contribution a été particulièrement importante pour trouver des solutions négociées aux oppositions de particuliers à l’implantation des deux bâtiments de l’OFS. En effet, au début des années 1990, deux oppositions ont été déposées au moment de la mise à l’enquête du permis de construction pour le bâtiment principal de cette institution. Si la première a été rapidement retirée, la solution à celle émanant de propriétaires fonciers du secteur Sud20 du plateau Gare/Crêt-Taconnet a amené les autorités de la Ville à négocier et à ruser quelque peu avec subtilité afin de trouver un terrain d’entente avec les opposants21. D’autres oppositions ont vu le jour par la suite contre la tour (le deuxième bâtiment de l’OFS), notamment pour remettre en cause sa hauteur22. De nouveau, grâce à la mobilisation des autorités locales, les plaignants ont finalement été déboutés devant le tribunal fédéral23.

  • 19  En Suisse, dans la plupart des cantons, les communes disposent d’une relativement large (...)
  • 20  Non intégré au projet Ecoparc.
  • 21  Les propriétaires de l’époque utilisaient cette opposition afin notamment de pouvoir (...)
  • 22 Elle mesure 50 mètres et déroge aux hauteurs traditionnelles de 20 mètres du règlement (...)
  • 23  En dehors de ces oppositions ponctuelles, le projet n’a pas vraiment connu de conflit (...)
  • 24 L’ensemble des parcelles, qui étaient originairement des terrains ferroviaires, ont alors été (...)

28Ensuite, et en parallèle à la construction des bâtiments de l’OFS, la Ville de Neuchâtel a élaboré et adopté en 1994 son nouveau Plan directeur, ce qui lui a permis d’actualiser ses objectifs en matière d’aménagement urbain, d’en identifier les enjeux les plus saillants et de référencer les zones à fort potentiel de développement. En outre, conscientes alors de l’importance du projet qui était en train de se mettre en place sur le site de la gare, les autorités communales ont profité de cette occasion pour conférer à ce dernier le statut de « pôle de développement stratégique prioritaire », motivant et légitimant de fait le processus global de sa régénération et les moyens engagés à cet effet. En même temps, elles ont ratifié les réflexions des lauréats et du jury du concours pour l’OFS dans la « Conception directrice du pôle de développement stratégique Gare/Crêt-Taconnet », document qui a permis de donner une vue plus détaillée de ce qui était attendu de la reconversion de la friche, en édictant les conceptions urbanistiques, les affectations du secteur et les caractéristiques spatiales à préserver. Par ailleurs, ce processus de mise à jour des outils réglementaires communaux a été complété en 1998, lorsque la Ville a adopté son nouveau plan d'aménagement communal, qui a juridiquement modifié l’affectation du secteur Gare/Crêt-Taconnet24. Dans ce nouveau plan d’aménagement figurait aussi l’exigence d’élaborer des plans de quartier afin d’assurer la bonne articulation des différents projets, la cohérence et l’unité urbanistique selon les principes énoncés par la conception directrice. Ces plans de quartiers ont fourni le cadre juridique dans lequel se sont ensuite moulés les différents projets architecturaux.

  • 25  Ce qui lui a d’ailleurs valu de nombreuses distinctions au niveau national et international. (...)

29Toutes ces démarches montrent l’importance du rôle d’accompagnateur du projet assumé par les autorités locales. Et s’il s’explique par l’intérêt particulier de la Ville pour le développement du site, il convient de noter que le volontarisme qu’elle a manifesté en faveur du projet Ecoparc est aussi à mettre sur le compte de sa sensibilité particulière aux questions environnementales de façon plus générale25.

L’investissement de l’Etat dans des infrastructures collectives dans un contexte de crise des finances publiques

30Les investissements consentis pour la reconversion de la friche ferroviaire de Neuchâtel sont, comme indiqué auparavant, de provenance autant privée que publique. Si l’engagement financier de la Confédération dans la construction de l’OFS relève d’un choix politique délibéré de décentralisation et de répartition équitables des ressources entre les différentes régions du pays, le processus qui a amené l’Etat de Neuchâtel à souscrire à la construction d’une nouvelle infrastructure scolaire sur le site a été traversé par de nombreuses tergiversations. En effet, à partir des années 1990, dans un contexte de resserrement des finances publiques et de prégnance d’une logique de restructuration et de rationalisation des biens collectifs gérés par l’Etat, l’engagement de ce dernier dans la création de nouvelles infrastructures est devenu plus problématique que par le passé. Et cela alors même que les besoins en la matière se faisaient concrètement sentir. Car au départ de l’intérêt des autorités cantonales pour ce projet, la situation était telle que deux écoles cantonales devenaient trop exigües par rapport au développement des effectifs d’étudiants concernés. Au moment où ces autorités initiaient alors la réflexion sur la construction de nouvelles infrastructures, le bureau Bauart leur a suggéré, puis les a convaincues, d’implanter une structure unique sur le site Ecoparc. En effet, il paraissait alors évident qu’une seule école moderne regroupant les deux institutions était une démarche garante d’une certaine économie d’échelle et, par conséquent, d’une meilleure acceptabilité politique. Pour autant, malgré les résultats encourageants d’une étude de faisabilité préalablement menée, l’octroi du crédit nécessaire à la conception du bâtiment scolaire par le parlement cantonal n’a pas été aisé. Ensuite, au moment où se précisait le crédit de construction de cette infrastructure, le gouvernement cantonal en est arrivé à remettre en cause sa concrétisation, dubitatif quant à l’intérêt réel de l’investissement et découragé par les prétentions des propriétaires de la parcelle destinée à l’accueil de cette infrastructure (les CFF, en l’occurrence) quant au prix de leur terrain26. La Commission d’étude mise alors en place ayant conclu que l’opération serait financièrement avantageuse en comparaison aux coûts de fonctionnement et de location des deux écoles existantes, les autorités ont été convaincues pour la poursuite de l’étude. Toutefois, l’arrivée d’une nouvelle équipe gouvernementale a de nouveau remis en question la pertinence de l’investissement à consentir pour ce projet. Finalement, et malgré toutes ces tergiversations, parce qu’il était assez délicat d’y renoncer tout simplement, mais aussi parce que les autorités cantonales tenaient à respecter leur engagement pour la cohérence globale du nouveau quartier, l’école est maintenant construite.

  • 26 A noter que la compagnie d’assurance Helvetia SA s’était offerte de financer la construction (...)

31Pour autant, le mauvais état des finances cantonales neuchâteloises a eu d’autres répercussions sur l’engagement étatique dans le projet Ecoparc dans la mesure où, si le canton a affiché sa sensibilité au devenir global du site, il n’a pas respecté son accord initial de subventionner les constructions labellisées Minergie réalisées par les investisseurs privés. Dès lors, ceux qui ont été directement concernés par cette mesure d’épargne considèrent ce désengagement comme un très mauvais signal donné à tous ceux qui aimeraient emprunter le chemin de l’efficacité énergétique dans la construction.

32Au final, à défaut d’avoir joué le rôle d’autorités chargées de la planification et de la gestion du devenir de ce morceau de ville, les pouvoirs publics municipaux et cantonaux de Neuchâtel ont contribué au processus Ecoparc selon les moyens dont ils disposaient alors, tout comme les autres acteurs impliqués. En ce sens, il est juste de dire que, dans ces nouveaux modes de production de l’action collective, « l’autorité locale devient un acteur important certes, mais un acteur parmi d’autres, tout comme l’Etat » (Le Galès, 1995 : 60). En outre, on peut constater que cette mobilisation de moyens publics s’est faite, la plupart du temps, autant selon une logique pragmatique (faire avec les ressources disponibles) que foncièrement stratégique (trouver les moyens de répondre à de grandes ambitions). La Ville a accompagné favorablement le processus à travers l’apport permanent des ressources et des outils réglementaires formels. Mais comme le note à juste titre Gilles Pinson, ces outils sont « conçus comme des instruments de mobilisation sociales, des supports de dialogue autant, sinon plus, que comme des outils de réglementation de l’usage des sols et d’allocation des droits à construire. » (Pinson, 2006 : 634-635). Quant à l’Etat de Neuchâtel, les hésitations qui ont caractérisé la décision de mobiliser les ressources financières nécessaires à la réalisation de l’infrastructure scolaire montrent la difficile concordance entre, d’une part, le temps long qu’impliquent les démarches de projet avec le temps court des représentations gouvernementales et, d’autre part, les ambitions politiques de voir une ville de taille moyenne jouer pleinement dans la concurrence interurbaine.

Coalition de croissance ou partenariat original ?

33De toute évidence, la configuration multi-acteurs qui a caractérisé le développement du projet Ecoparc met en jeu des intérêts où les enjeux économiques et financiers ont joué un rôle incontournable. D’un côté, pour les différents acteurs privés concernés, il s’agissait de générer des plus-values inhérentes à leur domaine d'activités. Ainsi, pour les propriétaires fonciers, le projet a constitué une occasion rémunératrice de valoriser des parcelles dont la valeur marchante a significativement augmenté suite au changement d’affectation des terrains du secteur de la gare. Quant aux différents investisseurs, leur implication avait pour objectif principal de s’assurer de la viabilité économique et de la rentabilité financière des opérations entreprises. Car leur engagement s’est fait à l’issue d’arbitrages substantiels entre le surcout induit par la contrainte d’adhérer à la conception « construction écologique » avec l’optimisation des frais d’exploitation prévus sur le long terme. Quant aux bureaux privés d’expertise, ils ont logiquement retiré un bénéfice économique des mandats successifs qu’ils ont reçus de la part des différents maitres d’ouvrage. D’un autre côté, pour les pouvoirs publics, et en particulier pour la Ville de Neuchâtel, l’utilisation de ces terrains inexploités pour en faire un pôle de développement stratégique a constitué l’une des motivations essentielles de leur implication dans le projet. Dans un contexte de compétition interurbaine majeure, leur mobilisation pour l’accueil de l’OFS puis le rôle qu’ils ont joué en faveur de l’implantation des autres infrastructures sur le site relevaient de l’intention de favoriser les conditions motivant l’arrivée de nouveaux emplois et de nouveaux habitants au centre-ville. Et avec le projet Ecoparc, le pari semble gagné : l’OFS a permis la création de 940 emplois, fixes et temporaires et environ 230 nouveaux habitants se sont installés dans le quartier.

34On pourrait alors être tenté de rapprocher la configuration des acteurs impliqués dans le projet d’une « coalition de croissance », au sens que les auteurs Nord-Américains donnaient aux formes d’alliances entre les intérêts des élus locaux et ceux des élites économiques, en faveur de la croissance urbaine (Logan et Molotch, 1987). Selon ces auteurs, dans ces coalitions caractéristiques des villes américaines des années 1970, les questions économiques et foncières jouent un rôle majeur. Mais en même temps, elles sont décrites comme étant des structures stables et dénoncées comme imperméables aux conséquences environnementales et sociales du développement urbain.

35Or les partenariats construits dans le processus de production du nouveau quartier de la gare de Neuchâtel s’éloignent de manière assez évidente des cette définition. En particulier, parce que, si on y constate en effet une convergence réelle des intérêts économiques de l’ensemble des acteurs impliqués, contrairement à ce qui est suggéré par les « coalitions de croissance », le développement urbain tel que soutenu dans ce projet ne s’est pas fait « à n’importe quel prix ». D’une part, parce qu’il repose sur la construction patiemment – et parfois laborieusement – menée d’une communauté d’acteurs qui, au fil des années, s’est fédérée de façon conjoncturelle (et non pérenne) autour d’un projet collectif spécifique. D’autre part, si les intérêts économiques de chaque membre de cette communauté sont d’une importance évidente, d’autres enjeux ont joué le rôle d’intégration et de motivation de chacun à participer au projet. Parce que ce dernier ambitionnait de les rassembler autour de l’application des principes de durabilité à l’architecture et à l’urbanisme, cela a impliqué, en particulier, la centralité de l’enjeu environnemental dans la conception des différents objets bâtis. De même, la mobilisation et l’adhésion progressive de l’ensemble des parties-prenantes à cette approche s’explique aussi par leur intérêt à participer à la création d’une œuvre phare, s’assurant ainsi des retombées en termes d’image. Ce qui implique qu’on peut facilement concevoir que l’idée de faire partie des « précurseurs » en matière d’investissement dans le bâti écologique et de participer à un projet pilote – largement médiatisé comme exemplaire au niveau national et même international – ont largement contribué à l’intérêt suscité par le projet auprès des acteurs concernés.

36En ce sens, on peut dire finalement que l’organisation du projet Ecoparc se donne à voir comme un partenariat original, à la fois différent des partenariats publics-privés entendus au sens strict de cofinancement d’un même projet et, en même temps, s’en rapprochant dans la mesure où il s’affiche comme un cas exemplaire de collaboration entre différents acteurs et institutions, au sein de laquelle chacun a pu trouver sa place dans une configuration « gagnant –gagnant ». Il s’agit d’un partenariat où les acteurs publics disposant de ressources de soutien et/ou de légitimation politiques ont coopéré avec les acteurs privés détenteurs de ressources dont eux-mêmes ne disposaient pas (terrains à bâtir, expertise, capacité de financement, capital social, etc.). L’issue de l’opération étant, non seulement le développement urbain à travers la concrétisation graduelle de réalisations architecturales et urbanistiques conçues comme application (même de façon imparfaite) des principes du développement durable à l’urbanisme et à la construction, mais aussi l’expérimentation d’un mode de gouvernance urbaine basé sur des mécanismes ouverts, pragmatiques, interactifs et négociés de gestion d’un projet collectif. De plus, si c’est « naturellement » l’acteur porteur du « référentiel » et de la vision d’ensemble de l’avenir du site (le bureau Bauart) qui a absorbé le statut d’acteur « fort » en raison d’un leadership d’expertise techniques et en tant que médiateur social, le modèle de gouvernance dont il est question ici est à comprendre comme une gouvernance « mixte », en raison du rôle significatif assumé par les pouvoirs public, plutôt que comme une gouvernance « privée »(Gilly et Perrat, 2003).

L’arrangement local Ecoparc : une logique pragmatique et incrémentale de construction d’un nouveau morceau de ville

37La configuration multi-acteurs et multi-enjeux du projet de transformation de la friche ferroviaire à Neuchâtel a convoqué des approches conceptuelles et des modes de production d’une action collective qu’on peut considérer comme très inventifs dans le contexte du démarrage du projet, au début des années 1990. Nos observations confirment encore une fois que c’est en particulier la manière dont les acteurs concernés arrivent à coopérer et à s’entendre sur les objectifs et les finalités de l’action qui détermine la réussite de ce genre d’opération ou, au contraire, des risques d’échec (Dumesnil et Ouellet, 2002). Aussi, l’étude du projet Ecoparc montre que celui-ci a configuré un arrangement local fortement marqué par le pragmatisme et les compromis qu’il a fallu rechercher et aménager durant tout le processus de son élaboration et de sa mise en œuvre. Au niveau du contenu du projet d’abord, c’est-à-dire des objectifs poursuivis, des idées et des techniques conviées à cet effet, la réinterprétation opératoire des concepts de développement urbain durable, de quartier durable ou encore de densification urbaine selon une logique ouverte et flexible, montre d’une part, sans doute la souplesse « naturelle » des significations que chacun (et dans chaque contexte particulier) peut attribuer à ces objets et, d’autre part, les ajustements qu’ils suggèrent dès lors qu’il s’agit de fédérer autour d’une même vision et de construire des objectifs partagés par l’ensemble des acteurs concernés. Ensuite, au niveau de l’organisation du projet, deux éléments en particulier, sont à retenir en tant que révélateurs d’une ébauche de changement de paradigme de l’action publique en matière d’aménagement et d’urbanisme. Premièrement, il s’agit du constat selon lequel, en amont du lancement de la dynamique du projet Ecoparc, on n’était pas dans une logique de planification publique formelle du devenir du site, mais dans une approche stratégique d’ouverture d’une fenêtre d’opportunité par un groupe d’acteurs visionnaires, les professionnels du bureau Bauart, qui vont amorcer la réflexion et l’action en faveur d’un projet d’ensemble. Ce qui suggère qu’à la rationalité planificatrice et fonctionnaliste des politiques urbaines traditionnelles, se substituent de plus en plus des démarches stratégiques et entrepreneuriales, non forcément portées par les pouvoirs publics mais s’actualisant dans la participation d’acteurs publics et privés à la production de la ville. Ceci, non seulement parce que les institutions publiques n’arrivent plus à mobiliser les ressources financières nécessaires, mais aussi en raison de l’obsolescence ou de l’insuffisance des méthodes et des outils traditionnels de développement des espaces urbains (Pinson, 2006). Dans cette perspective, il n’est pas non plus étonnant de remarquer que c’est un groupe d’experts privés qui va lancer la dynamique du projet puis en assumer la très grande part du pilotage conceptuel et opérationnel. Deuxièmement, dans la configuration sociale que prendra alors le projet, la rationalité de l’action de chacun est avant tout incrémentale, pragmatique et interactive. Ceci en particulier, d’une part, au sens où les experts porteurs du projet – à l’instar des dessins et des plans qu’ils font de façon routinière dans leur pratique professionnelle ordinaire – vont procéder, autant dans le travail de formulation des objectifs que dans celui de gestion des relations et des interactions entre les différents acteurs, par expérimentations et corrections et par des prises de décision partielles, évolutives et négociées afin de coordonner les intérêts et d’ajuster les idées et les techniques aux ressources et aux contraintes contextuelles ou conjoncturelles. D’autre part, au sens où, les autorités publiques locales vont elles-mêmes opérer, soit par des ajustements progressifs des outils réglementaires au besoin du projet, soit par la recherche de compromis à la fois politiquement acceptables et financièrement faisables. Finalement, le processus de production du projet Ecoparc se donne à voir comme une dynamique où la prégnance et l’importance des mécanismes d’interaction et de coopération et des logiques d’action pragmatiques démontrent la nécessaire recomposition des modalités de l’action publique en faveur d’un aménagement urbain durable. En même temps, dès lors que ces modalités s’inscrivent dans un contexte à la fois particulier et expérimental, on ne peut pas vraiment conclure, ni à un cas dont l'exemplarité serait susceptible d’être littéralement reproduite dans d’autres contextes, ni à un changement radical dans les pratiques habituelles locales en matière d’aménagement et d’urbanisme. En d’autres termes, si la démarche Ecoparc peut servir d’exemple par rapport aux objectifs qu’elle a visés et aux outputs qu’elle a produits, les processus purement « sociologiques » qui l’ont imprégnée sont au mieux des pistes pour l’action future, en aucun cas des « méthodes » qu'il s'agirait de  copier-coller dans d’autres contextes. Au fond, ce processus de coproduction de la ville à travers un partenariat original tend moins à confirmer l’idée selon laquelle « à chaque ville sa gouvernance » (Le Galès, 2004) qu’à suggérer que chaque projet particulier, en raison du contexte dans lequel il s’inscrit et de l’importance de la dimension humaine qui le caractérise, configure un arrangement spécifique avec des enjeux, un contenu, des règles du jeu et une gouvernance spécifiques.

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Theys, J., 2002, « L’approche territoriale du ‘’développement durable’’, condition d’une prise en compte de sa dimension sociale », Revue Développement durable et territoire, Dossier N°1 « Approches territoriales du développement durable », Septembre 2002. [En ligne] : URL : http://developpementdurable.revues.org/document1475.html, Consulté le 16 septembre 2008

Valda, A et R. Westermann, 2004, La Suisse et ses friches industrielles. Des opportunités de développement au cœur des agglomérations, Office fédéral du développement territorial (ARE), Berne, 24 p. [En ligne] : URL : http://www.bafu.admin.ch/altlasten/01633/01635/index.html?lang=fr, Consulté le 5 septembre 2008.

Notes

1  Qu’elles soient situées au cœur même des villes ou en leurs marges ; qu’elles soient de nature industrielle, ferroviaire ou portuaire, par exemple.

2  Da Cunha définit l’urbanisme durable » comme un processus d’agencement différencié des espaces urbains qui procure des services économiques, sociaux et environnementaux fondamentaux à tous les habitants sans compromettre la reproduction conjointe des systèmes naturel, immobilier et socioéconomique » (Da Cunha Antonio, 2007 : 3).

3  En fait, cette approche est intéressante à plus d’un titre. Outre l’ambitieux projet de proposer un modèle théorique cohérent, alliant perspectives diachronique et synchronique, l’apport original de ces auteurs à la théorie de l’action publique consiste à combiner les perceptions, les motivations et les stratégies des acteurs avec les structures organisationnelles et contextuelles dans lesquelles se meuvent ces derniers. En outre, pour cela ils définissent précisément un ensemble de concepts opératoires fructueux pour les études empiriques.

4 En incluant les communes de la première couronne d’agglomération, la population s’élève à 53’000 habitants.

5  www.bauart.ch

6  Ce projet, initié par les Chemins de fer fédéraux (CFF), les plus grands propriétaires des parcelles situées sur le site, est toujours dans la phase de prospection des investisseurs pour sa réalisation.

7 Toutes les nouvelles constructions du quartier ont été labellisées « Minergie » et consomment 35% de l’énergie nécessitée par un bâtiment conventionnel (prévision de 42 kWh/m2/an selon le standard MINERGIE®).

8 Cette quête d’exemplarité a été notamment concrétisée par l’organisation de visites guidées des chantiers et des infrastructures fédérales, qui ont attirées des milliers de visiteurs ; ou encore par l’importance des moyens d’information, de divulgation et de médiatisation qui ont été déployés, et qui portaient à la fois sur l’avancée et les spécificités du projet mais aussi sur les distinctions et les prix qui lui avaient été discernés.

9 Il s’agit principalement d'une passerelle qui aurait débouché sur un point de vue sur la ville, le lac et les Alpes, d’une crèche et d’un restaurant projeté au sommet de la tour de l’OFS.

10 Certaines de ces réalisations auraient pu être plus optimales du point de vue de la gestion des eaux pluviales, par exemple.

11  Les Chambres fédérales avaient alors décidé de déplacer certains des grands offices fédéraux de Berne vers la périphérie, afin de permettre un développement décentralisé du pays.

12 Ces terrains étaient en grande partie propriété des CFF, société anonyme de droit public (régie en partie par le droit privé mais dont le capital est majoritairement public) et, dans une moindre mesure, par La Poste suisse, entreprise de droit public détenue par la Confédération.

13 Ce groupe d’une quinzaine de personnes se composait notamment de représentants de la Confédération, de la Ville et du Canton de Neuchâtel, des CFF et de l’Université de Neuchâtel.

14  Dans le cas du projet Ecoparc, elle a notamment, en collaboration avec d’autres acteurs, réalisé un guide intitulé USE-IT à l’usage des habitants du quartier pour leur permettre l’appropriation et l’utilisation optimale des différentes infrastructures dans une perspective de développement durable (par ex. mobilité douce, économie d’énergie, gestion des déchets). Mais son rôle va au-delà du projet Ecoparc, car si elle a été initiée dans ce cadre précis, elle se développe bien au-delà de ses frontières et ne veut en aucun cas rester la vitrine d’une opération singulière. Ainsi, plus généralement, cette association assure le rôle de carrefour d’information et d’échange d’expériences, de centre de compétences en réseau et de laboratoire et de vitrine de promotion pratique du développement durable dans l’environnement construit et la gestion d’entreprise (www.ecoparc.ch).

15 Engagée dans un premier temps pour la construction de deux immeubles et suite au succès remporté par cette opération, la compagnie d’assurance a réitéré l’expérience avec deux bâtiments supplémentaires.

16  A la fin des années 1990, soit au moment où les CFF ont pris conscience de l’étendue, du potentiel et de la valeur de leurs terrains en friches à proximité des gares urbaines, ils se sont dotés d’une division immobilière clairement située dans une logique stratégique de rentabilité économique. La mission première de cette division consiste à assurer la valorisation marchande des terrains libérés de leurs fonctions ferroviaires, tout en veillant à ce que cette action soit le plus possible en synergie avec les activités traditionnelles de transport assurées par la régie. Ainsi, sur ces nouveaux sites, l’entreprise développe notamment des activités commerciales, des services et des espaces publics qui participent à la convivialité des gares, génèrent une certaine plus-value à l’activité de transport et contribuent à en augmenter l’aspect sécuritaire.

17 Au sein de ce groupe de travail, qui a intégré de façon égalitaire les différents propriétaires dans le processus décisionnel, il a été notamment décidé de ne faire participer les plus petits propriétaires à certains frais engendrés par les différentes études qu’en cas de réalisation du projet concerné.

18  Dans notre recherche, nous avons, entre autres, étudié les représentations sociales du développement durable et du projet lui-même selon la même méthode (la méthode des tris sélectifs hiérarchiques à partir d’un mot inducteur). Et nos observations montrent, par exemple, que les significations données à ces deux objets se croisent fortement dans la référence qu’elles font les unes par rapport aux autres. Concrètement, quand nos interlocuteurs nous parlent du projet Ecoparc, ils parlent de développement durable et, inversement, leur discours sur le développement durable est chargé de ses applications à l’aménagement et à la construction, telles qu’expérimentées dans le projet.

19  En Suisse, dans la plupart des cantons, les communes disposent d’une relativement large autonomie en matière d’aménagement local du territoire.

20  Non intégré au projet Ecoparc.

21  Les propriétaires de l’époque utilisaient cette opposition afin notamment de pouvoir construire des logements avec le même indice d’utilisation du sol que ce qu’il y avait initialement, c’est-à-dire des bâtiments industriels. Après d’âpres négociations, la villeleur a proposé une convention basée sur un plan d’affectation spéciale pour l’ensemble du périmètre, y compris le secteur Sud. Elle leur garantissait ainsi la prise en compte de leurs souhaits, notamment l’exemption de construire selon les normes Minergie. En contrepartie, les propriétaires retireraient leur opposition, s’engageaient à lancer un concours d’architecture pour leur site et à construire en respectant un indice d’utilisation de sol en conformité avec les autres constructions prévues sur le quartier.

22 Elle mesure 50 mètres et déroge aux hauteurs traditionnelles de 20 mètres du règlement cantonal.

23  En dehors de ces oppositions ponctuelles, le projet n’a pas vraiment connu de conflit d’aménagement en raison du peu d’habitants à proximité immédiate de la friche.

24 L’ensemble des parcelles, qui étaient originairement des terrains ferroviaires, ont alors été classées en zone mixte (habitation, services,…) et sont passées sous l’égide des règlements communaux.

25  Ce qui lui a d’ailleurs valu de nombreuses distinctions au niveau national et international. En 1995 déjà, elle a été la première Cité de l’Energie en Suisse romande. En outre, en 2006 elle s’est vue décerner le Label European Energy Award GOLD qui atteste, au niveau européen, de l’excellence et de la continuité de son engagement en faveur de l’économie d’énergie et du développement des énergies renouvelables (www.neuchatel-durable.ch/).

26 A noter que la compagnie d’assurance Helvetia SA s’était offerte de financer la construction des écoles et d’établir un contrat de location avec l’Etat, mais ce dernier a refusé cette offre.

Pour citer cet article

Référence électronique

Federica Merzaghi et Malika Wyss, « Comment une friche ferroviaire se transforme en quartier durable : Le quartier Écoparc à Neuchatel en Suisse », VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement, Volume 9 numéro 2 | septembre 2009, [En ligne], mis en ligne le 29 septembre 2009. URL : http://vertigo.revues.org/index8757.html. Consulté le 10 novembre 2009.

Auteurs

Federica Merzaghi

Institut de sociologie de l’Université de Neuchâtel, Faubourg de l’Hôpital 27, CH-2000 Neuchâtel, Suisse. Sociologue et ethnologue, Collaboratrice scientifique à l’Institut de Sociologie de l’Université de Neuchâtel, Courriel : federica.merzaghi@gmail.com

Malika Wyss

Institut de sociologie de l’Université de Neuchâtel, Faubourg de l’Hôpital 27, CH-2000 Neuchâtel, Suisse. Sociologue, Doctorante et Collaboratrice scientifique à l’Institut de Sociologie de l'Université de Neuchâtel, Courriel: malika.wyss@unine.ch

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