Ordonnances et jugements de la Cour - Jean Lafleur

Le 27 juin 2007

COUR DU QUÉBEC

CANADA
PROVINCE DE QUÉBEC
DISTRICT DE MONTRÉAL
LOCALITÉ DE MONTRÉAL
« Chambre criminelle »

No : 500-01-003695-076

DATE : le 27 juin 2007

SOUS LA PRÉSIDENCE DE L'HONORABLE SUZANNE COUPAL, J.C.Q.

SA MAJESTÉ LA REINE

Poursuivante

LAFLEUR, Jean

Accusé

SENTENCE

[1] L'accusé a plaidé coupable à 28 chefs de fraude. Le montant global des fraudes s'élève à la somme de 1 568 561,17 $.

(2] La commission de ces crimes s'échelonne des mois de septembre 1996 à mars 2000. Ils furent commis à l'égard du gouvernement du Canada, dans le cadre du Programme de commandites.

[3] Le Programme de commandites visait à promouvoir une image favorable du Canada en permettant au gouvernement de s'associer à des événements populaires.

[4] Des organisations sélectionnées, par exemple du milieu sportif, culturel ou communautaire, purent ainsi bénéficier de sommes importantes versées par le gouvernement du Canada pour financer divers événements.

[5] En échange, ces organisations acceptaient de donner une visibilité au gouvernement en utilisant des symboles, comme le drapeau canadien, sur leurs articles promotionnels ou encore, dans leur publicité.

[6] L'accusé était, au moment de la commission des actes criminels, « l'âme dirigeante », le président, le directeur général, l'administrateur et le seul actionnaire (par l'intermédiaire d'une autre compagnie) de l'agence de communications Lafleur Communication Marketing Inc. À ce titre, dans le cadre du Programme de commandites, l'agence de l'accusé, avec huit autres, fut sélectionnée pour gérer divers dossiers.

[7] L'accusé était responsable de la négociation et de la passation des contrats pour sa compagnie, Lafleur Communication Marketing Inc., avec Travaux publics et Services gouvernementaux Canada (TPSGC) qui agissait au nom du gouvernement dans le cadre du Programme de commandites.

[8] L'accusé détenait l'autorité pour émettre les chèques de sa compagnie et était responsable des encaissements de chèques provenant du gouvernement du Canada. Aussi les états financiers de sa compagnie lui étaient présentés personnellement par le comptable de l'entreprise.

[9] Les 28 infractions qui s'échelonnent sur plus de trois ans furent commises par la fabrication de 76 factures frauduleuses. Ces factures furent présentées pour paiement au directeur exécutif de l'époque du Programme de commandites, Joseph-Charles Guité, qui agissait au nom de Travaux publics et Services gouvernementaux Canada en autorisant les contrats et en approuvant les factures soumises par les agences de communication.

[10] Joseph-Charles Guité fut aussi mis en accusation pour sa participation à ce stratagème de fraudes.

[11] À l'exposé conjoint des faits en vue du processus de détermination de la peine (S-2), les parties résument ainsi le modus operandi des fraudes commises :

58. […]

  • Réclamer des maquettes à 2 750,00 $ l'unité alors que preuve établie l'absence de production ou un coût de production inférieur par des fournisseurs externes;
  • Réclamer des honoraires au nom de sous-traitants alors que le contrat prévoyait la facturation du coût réel majoré d'un profit de 15 % ou 17.65 %;
  • Facturer pour du travail de production alors qu'il s'agissait de travail de gestion de commandites inclus dans les frais d'agence de 12 % ou 15 %;
  • Facturer des honoraires pour les employés alors qu'il y avait absence de production;
  • Surfacturation de commandite : (Grand-Prix F1)
  • Dépasser le budget de production au détriment du budget de commandites à l'insu des comités organisateurs, lesquels ne connaissaient pas toujours le véritable montant qui leur était alloué au contrat par le gouvernement du Canada.

[12] Les principes qui s'appliquent pour la détermination de la peine dans le présent dossier sont les suivants :

718. Objectif – Le prononcé des peines a pour objectif essentiel de contribuer, parallèlement à d'autres initiatives de prévention du crime, au respect de la loi et au maintien d'une société juste, paisible et sûre par l'infliction de sanctions justes visant un ou plusieurs des objectifs suivants :

  1. dénoncer le comportement illégal;
  2. dissuader les délinquants, et quiconque, de commettre des infractions;
  3. isoler, au besoin, les délinquants du reste de la société;
  4. favoriser la réinsertion sociale des délinquants;
  5. assurer la réparation des torts causés aux victimes ou à la collectivité;
  6. susciter la conscience de leurs responsabilités chez les délinquants, notamment par la reconnaissance du tort qu'ils ont causé aux victimes et à la collectivité.

718.1 Principe fondamental – La peine est proportionnelle à la gravité de l'infraction et au degré de responsabilité du délinquant.

718.2 Principes de détermination de la peine – Le tribunal détermine la peine à infliger compte tenu également des principes suivants :

a) la peine devrait être adaptée aux circonstances aggravantes ou atténuantes liées à la perpétration de l'infraction ou à la situation du délinquant; sont notamment considérées comme des circonstances aggravantes des éléments de preuve établissant :

(iii) que l'infraction perpétrée par le délinquant constitue un abus de la confiance de la victime ou un abus d'autorité à son égard,

b) l'harmonisation des peines, c'est-à-dire l'infliction de peines semblables à celles infligées à des délinquants pour des infractions semblables commises dans des circonstances semblables;

[13] Le dédommagement fait aussi partie du processus sentenciel et pourra affecter le quantum de la détentionNote de bas de page 1. La Cour suprême a confirmé le pouvoir discrétionnaire du tribunal de première instance de rendre une ordonnance de dédommagement dans l'arrêt R. c. ZelenskyNote de bas de page 2. A cet effet, le tribunal retient que la capacité financière de l'accusé est un facteur pertinent et qu'un dédommagement ne doit pas servir de remplacement aux procédures civiles. Il faut aussi tenir compte de la capacité future de l'accusé de payerNote de bas de page 3.

[14] À cet effet, on peut lire à l'exposé conjoint des faits en vue du processus de détermination de la peine (S-2), les admissions suivantes concernant l'enrichissement du patrimoine de l'accusé :

116- Entre 1994 et 2000, Jean Lafleur a administré un somme de 65 millions de dollars en commandites dans le cadre du Programme de commandites et a facturé le gouvernement du Canada environ 36 millions en honoraires, commissions et autres frais au nom de son agence LCM;

117- Si on s'en tient à la période d'avril 1997 à janvier 2001 et, en faisant abstraction des montants des commandites, LCM a obtenu une somme de 26 292 731,00 $ en frais d'agence et honoraires de production d'après le rapport Kroll produit à la Commission Gomery;

118- La position privilégiée de dirigeant d'agence de communication sélectionnée par TPSGC dans le cadre du Programme de commandites a permis à Jean Lafleur de se constituer un bénéfice personnel et financier considérable;

119- Jean Lafleur par l'enrichissement de son patrimoine a pu pendant plusieurs années mener « un train de vie confortable ».

[15] Il est également admis que l'accusé a vendu, le 17 janvier 2001, le capital actions de sa compagnie (par le biais de 157146 Canada Inc.) à Jean Brault (par le biais de sa compagnie Communications GroupDirect Inc.). La dite convention indique un prix d'achat des actions minimum fixé à 1 100 000 $ pour un maximum de 3 200 000 $.

[16] Aussi, selon un tableau (D-1) mis en preuve par la defense, les revenus déclarés par l'accusé personnellement de 1994 à 2005, après impôts et paiement de pension alimentaire, sont de 5 290 671 $, pour une moyenne donc de 440 889 $ par an.

[17] On retiendra, entre autres, pour les fins de la présente sentence que l'accusé a disposé, le 28 décembre 2004, de sa résidence principale pour un montant de 1 500 000 $. L'accusé a vendu aussi sa collection d'œuvres d'art et un terrain de tennis.

[18] Concernant le train de vie de l'accusé, on peut lire les admissions suivantes (S-2) :

127. Depuis juin 2005, l'accusé a vécu à l'extérieur du Canada, notamment au Costa Rica et au Belize tout en conservant un appartement loué au 200 rue St-Jacques, app. 603 à Montréal au coût de 1 425,00 $ par mois (bail du 1er mai 2005 venant à échéance au 1er mai 2007). Le loyer fut payé par chèque sur une base régulière.

128. Jean Lafleur a loué une maison à Buena Vista, San Pedro Town au Belize au coût de 1 000,00 $ en devises américaines par mois, du 1er février 2006 au 1er février 2007.

[19] Enfin, le tribunal prend note de la lettre du 31 mai 2007 (S-1) déposée par les représentants du ministère de la Justice du Canada, dans laquelle on lit :

1) D'abord, le gouvernement s'engage à réduire sa réclamation civile contre Jean Lafleur des sommes que ce dernier serait tenu de restituer et se trouvant à l'heure actuelle dans la réclamation civile;

2) Par ailleurs, le gouvernement du Canada s'engage à ne pas réclamer les sommes faisant l'objet d'un éventuel ordre de restitution qui ne sont pas déjà dans la réclamation civile.

[20] La Cour d'appel s'exprimait ainsi dans l'arrêt R c. CoffinNote de bas de page 4 :

43 Il est reconnu que la nature et la gravité du crime sont des considérations primordiales dans la détermination de la peine. Chaque peine doit être proportionnelle au crime commis, eu égard à sa nature et aux circonstances l'entourantNote de bas de page 5.

44 […] de telles fraudes risquent d'entraîner chez les citoyens, particulièrement chez les contribuables, un désabusement à l'égard des institutions publiques qui sont à la base de la vie démocratique.

45 Les impôts sont prélevés pour recueillir les fonds nécessaires aux besoins des citoyens, particulièrement des plus démunis.

46 On ne peut pas minimiser l'importance de ce crime sous le prétexte fallacieux que « voler le gouvernement, ce n'est pas voler ». Le gouvernement du pays, en lui-même, n'a pas d'avoirs; il gère les sommes mises en commun par l'ensemble des citoyens. Frauder le gouvernement consiste à s'approprier les biens de ses concitoyens.

[21] Concernant les objectifs de dénonciation et de dissuasion du processus sententiel, on peut également lire dans le même arrêtNote de bas de page 6;

57 En somme, bien qu'une certaine retenue soit nécessaire avant d'imposer une peine d'incarcération fondée sur le principe de la dissuasion générale, il reste qu'une telle peine est justifiée en l'occurence, soit pour une fraude considérable commise contre le gouvernement par une personne se trouvant dans une position particulièrement privilégiée.

[22] Ici, les parties conviennent que le tribunal devra rendre une sentence d'emprisonnement.

[23] Trois autres accusés dans le cadre du scandale du Programme de commandites ont depuis reçu sentence.

[24] Donc, dans la présente affaire, l'application du principe de l'harmonisation des peines prévu à l'article 718.2b) du Code criminel est primordial d'autant plus que Paul R. Coffin et Jean Brault ont été sentencés pour des crimes commis dans des conditions similaires.

[25] La Cour d'appel a imposé une période d'emprisonnement de 18 mois à Paul R. CoffinNote de bas de page 7. Ce dernier a plaidé coupable à 15 chefs d'accusation de fraude, pour un montant de 1 556 625 $. Il avait remboursé la somme de 1 000 000 $ avant que la Cour d'appel ne le condamne à purger 18 mois d'emprisonnement ferme.

[26] Jean BraultNote de bas de page 8, pour une somme fraudée de 1 225 000 $, après plaidoyer de culpabilité, a reçu une sentence de 30 mois. Les facteurs subjectifs suivants furent retenus par l'honorable juge Fraser MartinsNote de bas de page 9 :

33 […]

  1. Il a subi la honte, aux yeux du public et au sein de sa famille, d'une chute du niveau de l'homme d'affaires digne de respect vers un paria avec qui personne ne veut s'associer;
  2. Tout cela, et les conséquences qui ont suivi, est arrivé à la lumière de la publicité faite par les médias, de façon constante, depuis plusieurs années;
  3. Il a perdu son entreprise;
  4. Il a exprimé son remords et il a enregistré un plaidoyer de culpabilité;
  5. Il est prêt à entreprendre des travaux communautaires;
  6. Il a collaboré d'une façon non-équivoque à la Commission Gomery;
  7. Il n'est pas une personne criminalisée. Antérieurement aux présentes accusations, il jouissait d'une réputation sans tache;
  8. Son état de santé est précaire;
  9. Il s'est déclaré prêt à rembourser le gouvernement du Canada les sommes illégalement obtenues et a entrepris des démarches concrètes pour ce faire;
  10. La possibilité de récidive est presque nulle;

[27] Et le juge Martins de conclureNote de bas de page 10;

54 Il faut garder à l'esprit le principe de parité des sentences contenu à l'article 718.2b (précité). Je crois, dans les circonstances, qu'une période de 36 mois ne tient pas compte suffisamment de ce principe. Je me propose donc d'imposer un terme d'emprisonnement de 2 ans et demi ou 30 mois. Je ne peux pas, en mon âme et conscience, arriver à une période inférieure à cela.

[28] A l'époque de la commission des infractions par l'accusé, la peine prévue au Code criminel était de 10 ans pour les chefs de fraude excédant 5 000 $.

[29] La commission des crimes s'étale sur une période de plus de trois ans.

[30] L'accusé est détenu depuis sa comparution le 5 avril 2007. Il est entré au pays du Belize, le 3 avril, soit quelques jours après avoir appris qu'il était recherché. Il vivait à l'étranger depuis juin 2005.

[31] Il a plaidé coupable 22 jours après sa comparution évitant la tenue d'un long procès.

[32] L'accusé est âgé de 66 ans. Il est divorcé et père de quatre enfants majeurs.

[33] L'accusé a subi des interventions chirurgicales et prend des médicaments. Son état de santé ne l'a cependant pas empêché de voyager; entre autres, depuis juin 2005, l'accusé a vécu à l'extérieur du Canada, au Costa Rica et au Belize.

[34] L'accusé n'avait pas d'antécédent judiciaire au moment de la commission des crimes.

[35] L'accusé a exprimé ses regrets dans une lettre déposée au dossier de la cour; à raison, il y souligne l'ombrage que sa conduite porte depuis, à la vie de ses enfants et amis.

[36] A la différence de Jean Brault condamné à 30 mois de pénitencier, l'accusé n'a pas offert de rembourser volontairement les sommes fraudées. Non plus, son témoignage devant la commission Gomery ne peut être retenu en sa faveur comme circonstance atténuante. Et, il ne s'est pas non plus déclaré prêt à entreprendre des travaux communautaires.

[37] Rappelons que l'accusé est un homme instruit qui a bénéficié de gains d'argent importants provenant de fonds publics, ces derniers amassés en partie par les impôts payés par d'honnêtes citoyens dont une majorité ne pourra jamais aspirer à une situation financière comparable à celle de l'accusé.

[38] A cet effet, les admissions au dossier et la preuve entendue m'ont convaincue que l'accusé aura les moyens financiers de remettre les sommes d'argent fraudées.

POUR TOUS CES MOTIFS :

[39] Une ordonnance de dédommagement pour le montant des fraudes sur lesquelles l'accusé a reconnu sa culpabilité est prononcée. Cette somme est de 1 568 561,17 $.

[40] L'accusé est en détention depuis le 3 avril 2007. Compte tenu de cette détention réelle de trois mois, ici comptabilisée en double et de l'ordonnance de remboursement rendue.

[41] L'accusé est condamné à partir d'aujourd'hui à une peine globale de 42 mois de pénitencier.

[42] La suramende compensatoire est fixée à 500 $ par chef, sur les 28 chefs (14 000 $). payable dans un délai de 12 mois.

Par : [signature de Suzanne Coupal]
SUZANNE COUPAL, J.C.O.

Me Ann-Mary Beauchemin
Procureure aux poursuites criminelles et pénales

Me Jean-C. Hébert
Procureur de l'accusé

___________________________________

Notes de bas de page

Note de bas de page 1

R. c. Siemens (1999) 136 C.C.C. (3d) 353 (Man. C.A.).

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Note de bas de page 2

[1978] 2 R.C.S. 940.

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Note de bas de page 3

R. c. Yates (2002) 169 C.C.C. (3d) 506 (B.-C. C.A.).

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Note de bas de page 4

[2006] J.O. no 3136 (C.A), p. 13.

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Note de bas de page 5

Ibid. à la p. 24. Voir également Brady (1998), 15 C.R. (5th) 110 à la p. 122 (C.A. Alb.); J.V. Roberts et A. von Hirsch, "Conditional Sentences of Imprisonment and the Fundamental Principle of Proportionality in Sentencing" (1998), 10 C.R. (5th) 222; A. Manson, "A brief reply to Professors Roberts and Von Hirsch" (1998), 10 C.R. (5th) 232.

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Note de bas de page 6

[2006] J.O. no 3136 (C.A), p. 17.

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Note de bas de page 7

[2006] J.O. no 3136 (C.A).

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Note de bas de page 8

R. c. Brault [2006] J.O. no 4180 (C.S.).

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Note de bas de page 9

R. c. Brault [2006] J.O. no 4180 (C.S.), p. 8 et 9.

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Note de bas de page 10

R. c. Brault [2006] J.O. no 4180 (C.S.), p. 12.

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