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Juillet / Août
2001
Vol. 33, no 4

Trouver le filon : un trésor de satires hollandaises sur la « South Sea Speculative Bubble of 1720 » à la Bibliothèque nationale du Canada

Joni Waiser, Services de recherche et d'information

Elaine Hoag and Professor Frans De Bruyn
Elaine Hoag de la Bibliothèque nationale du Canada en compagnie du professeur Frans De Bruyn de l’Université d’Ottawa.

Perdre de l'argent à la bourse : rien de nouveau là, quoique la folie boursière de mars 2001 a causé une certaine panique. Pour parler de cette vertigineuse chute des cours, les média ont utilisé le mot « bulle ». Selon Frans De Bruyn, présentateur du séminaire SAVOIR FAIRE de mars, ce mot est passé dans le vocabulaire financier courant en 1720 en Angleterre, en France et aux Pays-Bas.

Le professeur De Bruyn, du département d'anglais de l'Université d'Ottawa, se spécialise dans l'étude de la littérature du 18e siècle. Son exposé portait sur Het groote tafereel der dwaasheid, ou Le grand portrait de la folie, un sujet des plus humoristique, d'une présentation visuelle très intéressante, mais dont les sources bibliographiques, tirées des collections spéciales de la Bibliothèque nationale, sont fort complexes. M. De Bruyn a expliqué comment quatre très beaux exemplaires de l'ouvrage se sont retrouvés dans la collection de la Bibliothèque nationale du Canada, et ce que représentent les « Bulles » européennes de 1720 dans l'histoire du Canada.

En 1720, des investisseurs anglais, français et hollandais ont acheté à des prix ridiculement élevés des actions de certaines compagnies, et ont perdu une fortune quand les cours se sont effondrés. En Grande-Bretagne, on appela cet événement la « South Sea Bubble », et en France, la Bulle du Mississippi; aux Pays-Bas, on utilisa le terme winhandel : le « commerce du vent » ou « commerce dans le vent », pour désigner la stupéfiante spéculation financière qui se produisit alors.

Aux Pays-Bas, ces événements ont inspiré une foison de poèmes, pièces de théâtre et gravures satiriques raillant la cupidité et la folie des investisseurs. Le professeur De Bruyn a présenté quelques-unes des plus mémorables de ces productions satiriques, rassemblées pour la postérité en une anthologie unique qui fait maintenant partie de la Collection Lawrence M. Lande de la Bibliothèque nationale.

Au début du 18e siècle, les marchés financiers étaient très différents d'aujourd'hui. Le marché des actions était dominé par quelques compagnies à charte parrainées par l'État, telles la South Sea Company de Grande-Bretagne, la Compagnie des Indes de France (également connue sous le nom de Compagnie de l'Ouest ou Compagnie du Mississippi), et la Dutch East India Company. La hausse spectaculaire du prix des actions encouragea les particuliers à présenter des propositions pour toutes sortes de compagnies : assurances, pêcheries et finances; d'autres furent incités à lancer des projets d'exploitation d'inventions et de nouveaux services et métiers. Dans une atmosphère aussi cupide et spéculative, les gens étaient prêts à placer leur argent pratiquement n'importe où.

Le plan de la South Sea Company, installée à Londres, était de racheter les créances nationales de la Grande-Bretagne. En retour, elle obtiendrait les intérêts et droits d'exploitation exclusifs sur les mers du Sud (l'Amérique du Sud) et, du moins en théorie, l'accès aux mines d'or et d'argent du Pérou et du Mexique. Mais il y avait un problème : l'Espagne contrôlait déjà ces droits d'exploitation, et la compagnie aurait donc bien du mal à générer des profits. Le cours des actions de la South Sea Company grimpa de £128 en janvier 1720 à environ £1000 en août, puis retomba à £290 le 1er octobre : une augmentation de 800 pour cent, suivie d'un déclin de 400 pour cent. L'effondrement du marché ruina plusieurs investisseurs : le chancelier de l'échiquier d'alors se retrouva en prison, et même sir Isaac Newton subit une perte.

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M. De Bruyn a fait remarquer que lorsque les journalistes actuels discutent de la « Bulle des mers du Sud », ils utilisent des termes tels que « irrationalité », « jeu » et « psychologie des foules », pour analyser ce comportement spéculatif. Ils ont recours à un « langage durable »  -  un mélange à parts égales de satire et de morale  -  qui a vu le jour durant la réaction de la culture populaire aux événements de 1720.

Un exemple particulièrement riche de cette réaction prend la forme d'une volumineuse collection hollandaise de satires de la « Bulle » recueillie dans un ouvrage intitulé Het groote tafereel der dwaasheid, ou Le grand portrait de la folie. À l’aide d’un examen minutieux des gravures du livre, présentées sur diapositives, M. De Bruyn a expliqué la signification de l'ensemble de l'ouvrage. Textes et images sont à l'avant-garde d'une mode sceptique et désapprobatrice de commentaires sur la spéculation financière toujours présente aujourd'hui.

Le texte de la page de titre est long, mais ne donne que peu d'indications sur son ou ses créateurs. Il se lit comme suit :

Le grand portrait de la folie, représentant l'ascension, les progrès et la chute des actions, de la « bulle » et du commerce du vent en France, en Angleterre et aux Pays-Bas, durant l'année 1720. Un recueil de tous les termes et conditions des compagnies incorporées d'assurances, de navigation, de commerce, etc., des Pays-Bas, tant celles qui ont vu le jour que celles qui furent rejetées par les États [législatures] des diverses provinces. Accompagnés d'imprimés, de comédies et de poèmes publiés par divers fidèles, raillant ce commerce exécrable et [sournois] par lequel, en cette année, diverses familles et personnes de haute et de basse naissance ont été ruinées et dépouillées de leurs possessions, et par lequel le commerce honnête [légitime] a été entravé, en France et en Angleterre, tout comme aux Pays-Bas.

Tant que les avares auront de l'argent et des biens, le trompeur aura ce qu'il voudra, car l'avare et le fou le nourriront toujours.

Imprimé en avertissement pour la postérité, en cette fatidique année 1720, pour bien des fous et des sages.

L'ouvrage demeure donc un mystère du point de vue bibliographique. Il n'offre aucune indication sur son (ses) éditeur(s), imprimeur(s), rédacteur(s) ou compilateur(s). En fait, ce qui ajoute au mystère, son contenu a augmenté au fil du temps, comme au petit bonheur; de nouveaux ensembles de jeux, de poèmes et de gravures lui ont été ajoutés périodiquement. Il en est résulté trois éditions distinctes (probablement entre 1720 et 1721), et une quatrième quelque temps plus tard. Toutes ces versions portent la date de 1720 sur la page de titre, quoique certains exemplaires comportent des filigranes sur quelques-unes de leurs pages datant de plus tard dans le siècle. Ces livres ultérieurs ont peut-être été réimprimés durant les périodes de spéculation subséquentes.

La première édition est particulièrement compliquée, car il n'en existe pas deux exemplaires semblables. Apparemment, les clients achetaient les pages une par une, choisissant les parties qu'ils voulaient y inclure, et y ajoutant même d'autres publications de leur choix avant de tout faire relier. M. De Bruyn a souligné que cette frénésie de publication suggère que l'imprimeur, ou un consortium d'imprimeurs, était impatient de réaliser un profit sur l'intérêt d'alors pour la « Bulle ». Il est clair que la spéculation des courtiers en valeurs a créé une spéculation dans le domaine du livre  -  les imprimeurs eux-mêmes ont profité de la fièvre de 1720. Le silence des libraires sur leur rôle dans la publication du livre était probablement dû au fait qu'il contenait des œuvres qui semblent avoir été piratées. Des plaintes ont été déposées quant à l'inclusion de plusieurs pièces de théâtre dans le livre, ce qui contrevenait à une loi garantissant au théâtre d'Amsterdam un privilège spécial (une forme ancienne de droit d'auteur) sur les droits exclusifs de publication.

L'épais volume in-folio compte six parties paginées indépendamment : une section comprend les termes de souscription des nombreuses compagnies « bulles » fondées aux Pays-Bas en 1720 (analogue aux prospectus d'émission actuels); une collection de pièces satiriques et didactiques; une collection similaire de poèmes; la joviale description d'un jeu de cartes thématiques (représentant les gravures du livre); un groupe de brochures polémiques dénonçant le « commerce du vent »; et une épaisse liasse de quelque 74 gravures vendues dans ce temps-là, rassemblées pour la postérité.

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La manière dont les quatre copies de Het groote tafereel se sont retrouvées à la Bibliothèque nationale reflète le rapport entre la « Bulle » de 1720 et le Canada. Elles font partie de la Collection Lawrence M. Lande, qui porte le nom de son donateur. M. Lande, un marchand de livres et bibliophile de Montréal, était fasciné par l'histoire de John Law, le maître à penser écossais de la grande réforme financière française qui conduisit à la « Bulle du Mississippi ». Law prônait l'émission systématique de billets de banque en tant que monnaie légale, pour stimuler l'activité économique et ainsi augmenter la puissance de la nation.

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John Law dessiné par un artiste.

Lawrence Lande a rassemblé un grand nombre d'œuvres reliées à Law et aux débuts du capitalisme financier en France. Les bibliographies de la collection de Lande, produite par lui-même, démontrent à quel point il était intéressé à déterminer l'impact des systèmes financiers de Law sur le Canada, ou la Nouvelle-France. En 1993, M. Lande a fait un cadeau exceptionnel à la Bibliothèque nationale, soit quatre exemplaires de Het groote tafereel : un exemplaire rare de la première version, deux de la seconde et un de la troisième.

John Law avait associé son système bancaire à une compagnie commerciale d'outremer qui fut connue sous le nom de la Compagnie des Indes; les gens achetèrent avec empressement des actions de cette entreprise. La compagnie proposait de racheter la dette nationale française en échange du contrôle de tout le commerce outremer de la France, incluant le Canada, la Louisiane et l'Extrême-Orient. La Compagnie des Indes obtint le droit d'acheter à prix fixe les peaux de castor du Canada durant 25 ans. Le castor aiderait à financer la dette nationale de la France et à stimuler son économie. C'est là le lien direct entre le Canada et la « Bulle » de 1720.

La « Bulle des mers du Sud » d'Angleterre était similaire au système de Law pour la Compagnie du Mississippi (conversion de la dette nationale), les modes de financement, et la manipulation des cours. Cependant, la spéculation en Hollande était tout autre. Bien que les Pays-Bas aient aussi une formidable dette nationale, elle avait mis en place les moyens de la financer grâce à son système bancaire et commercial très avancé du 17e siècle. Autrement dit, le gouvernement n'était pas intéressé par la conversion de la dette nationale en actions de compagnie. De plus, trois villes  -  Amsterdam, Haarlem et Leiden  -  interdisaient la création de toute compagnie « bulle » dans leur champ de compétence. Cela permit à des villes hollandaises plus petites, telles que Rotterdam, La Haye et Hoorn, de répondre à l'énorme demande en moyens d'investissement spéculatif. Des hordes d'investisseurs se rendirent dans ces villes pour y acheter des actions des compagnies nouvellement fondées. L'une de ces nombreuses compagnies fut la Maatschappij van Assurantie, Discontering en Beleening der Stad Rotterdam, c'est-à-dire la Compagnie d'assurances, escomptes et prêts de Rotterdam, qui existe encore aujourd'hui.

En analysant la partie satirique, M. De Bruyn a insisté sur le fait qu'elle est remplie de détails qu'il faut bien comprendre pour discerner la signification de l'ensemble. Les idées sont présentées au moyen d'emblèmes. L'emblème était un genre littéraire illustré populaire, composé d'une illustration accompagnée d'un titre et d'une devise. Les gravures représentent plusieurs éléments emblématiques et iconographiques traditionnels, tels la chute de Phaéton ou d'Icare, l'œil de la Providence, avec son rayon de lumière, le Temps, le globe, le soleil, la lune, les signes du zodiaque et le symbolisme héraldique.

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Le professeur De Bruyn a décrit la tension constante entre le détail réaliste et l'allégorie présent dans ces estampes. L'essentiel à retenir est que ces gravures rapportaient des événements tout en en faisant un commentaire moraliste. Dans Het groote tafereel, l'ombre d'Érasme lui-même est conjurée pour dramatiser l'abandon de valeurs humanistes comme la modération, la prudence, la discrétion, le bon sens, et le rapport de cause à effet entre l'effort et les résultats. Tout serait mortellement sapé par la perversité de la spéculation. Le grand humaniste est dépeint comme quittant sa ville natale de Rotterdam, à cause de son enthousiasme pour le windhandel. La tension entre le réalisme et l'allégorie s'applique aussi à l'ouvrage considéré dans son ensemble : la juxtaposition de documents légaux et de poèmes satiriques, de pièces de théâtre et de gravures.

La partie du séminaire portant spécifiquement sur les gravures de Het groote tafereel était instructive et très divertissante; le professeur De Bruyn, de façon experte et souvent humoristique, servit d'interprète. Une gravure particulièrement intrigante était le Monument consacré à la postérité en mémoire de la folie incroyable de la XXe année du XVIIIe siècle. Elle représente la chevauchée du chariot de la spéculation, conduit par la Folie (portant une jupe en cerceaux), tiré par diverses compagnies (dépeintes comme des individus blessés), et annoncé par la trompette de la Renommée ou de la Rumeur. Sa roue écrase le commerce ordinaire pendant qu'un démon souffle des bulles dans la foule. Des champignons au centre soulignent la signification de la foule, qui symbolise les conséquences de la spéculation : crime, envie, désespoir, insomnie, violence et maladie. Contrastant avec cette allégorie se trouve le réalisme d'un café et de proclamations officielles sur la droite.

Malgré la description apocalyptique de la spéculation de Het groote tafereel, qui donne à penser que les gens de ce temps-là ont ressenti une grande appréhension devant les événements, les historiens économiques modernes tendent à minimiser tout tort durable que la « Bulle » pourrait avoir causé aux Pays-Bas. Le professeur De Bruyn a présenté deux raisons pour justifier la différence entre l'image paisible présentée par la recherche historique moderne et le tafereel chaotique dépeint dans l'œuvre originale. Premièrement, il a mentionné la différence marquée entre l'expérience réelle des individus face à l'imprévisible, leur inquiétude et leur confusion, et celle de l'historien moderne qui bénéficie de la sagesse que procure le recul. Deuxièmement, le style emblématique hérité du Moyen Âge et de la Renaissance était le seul moyen de communication disponible à ce moment-là, et il avait tendance à magnifier et dramatiser toute nouvelle désagréable.

Par l'étude du contenu de Het groote tafereel, il est possible de mieux comprendre le monde du début du 18e siècle. La spéculation de 1720 révéla de nouveaux modes de comportement économique qui furent mal compris. La réaction défensive de plusieurs observateurs démontra leur inquiétude face à des événements économiques imprévisibles en termes traditionnels et moraux. Ce qui était en fait l'équivalent des transactions à terme d'aujourd'hui était condamné, par la morale comme un jeu d'argent, ou par la religion comme une provocation impie de la divine providence. L'usage d'un tel langage pour décrire la conduite des spéculateurs s'est révélée remarquablement durable, et ces accents moralisateurs se retrouvent souvent dans les commentaires journalistiques des débâcles financières courantes.

Les commentaires actuels et ceux de 1720 ont une chose en commun : leur fascination pour le côté humain de la spéculation. Les spéculateurs partagent les mêmes traits étranges : cupidité, jeu compulsif, frisson du risque, soumission au fantasme et au rêve, et vulnérabilité à l'escroquerie. En 1720, ceux qui manifestaient un tel comportement s'attiraient beaucoup de moqueries et se faisaient pointer sévèrement du doigt; cependant, une grande partie de ces rires et désapprobations masquaient sans doute le regret de leurs auteurs de ne pas avoir réussi à faire fortune sur le marché boursier.

En présentant sa recherche de façon si éloquente, le professeur De Bruyn a donné vie à la crise financière européenne et aux magouilles de la « Bulle » de 1720. Il a aussi permis d'apprécier la richesse de la collection de la Bibliothèque nationale et de son trésor de quatre magnifiques exemplaires de Het groote tafereel der dwaasheid faisant partie de la Collection Lawrence M. Lande. Cet ouvrage remarquable est considéré comme un reflet fidèle du sentiment du public de ce temps-là. Il est aussi considéré comme un facteur économique et un instrument très influent de l'expression historique de l'opinion publique.

Pour plus de renseignements sur la Collection Lawrence M. Lande, ou toute autre collection spéciale de la Bibliothèque nationale, veuillez communiquer avec les :

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