Nouvelles de la Bibliothèque nationale
Janvier 1999
Vol. 31, no 1



De l’auteur au lecteur : les tendances dans le domaine de l’alphabétisme et de la lecture au Canada et à l’échelle internationale

par Gwynneth Evans,
directrice générale,
Programmes nationaux et internationaux

(Adaptation d’un exposé présenté à l’assemblée annuelle de l’Association des bibliothécaires professionnels du Nouveau-Brunswick le 3 octobre 1998 à Fredericton.)

Introduction

Bien qu’on m’ait demandé d’aborder le sujet des tendances et des perspectives dans le domaine de l’alphabétisme et de la lecture, je voudrais d’abord préciser que les aspects humains qui sont au coeur des préoccupations de l’auteur, de l’éditeur, du libraire et du distributeur, du bibliothécaire, du lecteur et de la collectivité m’intéressent tout particulièrement.

Permettez-moi de commencer en vous racontant une expérience récente. À la fin de septembre, l’auteure Sharon Butala a lu des extraits de son oeuvre à la Bibliothèque nationale. Nous étions environ 80 personnes à l’écouter, entassées dans l’une des salles de réunion, où se trouvait également un libraire et un petit présentoir de United Services of Canada, commanditaire du voyage d’études de l’auteure en Éthiopie, qui portait sur la diversification écologique. Le tout dernier roman de Mme Butala, The Garden of Eden, se déroule au fil des saisons à la fois dans le sud-ouest de la Saskatchewan et en Éthiopie. Depuis lors, j’ai lu un autre ouvrage de l’auteure, intitulé The Perfection of the Morning.

Mme Butala a rassemblé une imposante collection d’ouvrages de référence à sa ferme, où elle passe neuf mois de l’année. (Elle et son mari vivent à leur ranch quand le bétail est au pâturage.) Elle possède de nombreux dictionnaires et atlas ainsi que des ouvrages sur la religion, la mythologie, la philosophie, la psychologie, l’histoire et la culture amérindiennes. Dans l’un de ces ouvrages, elle a découvert un proverbe soufi : « Lorsque l’élève sera prêt, le maître viendra. ». Et elle précise que « les livres ont été mon maître. ». Pourtant, un message clair se dégage de son oeuvre — la nature est également son maître. En effet, le sous-titre de Perfection of the Morning est An Apprenticeship in Nature.

Ce soir-là, nous avons tous été subjugués par sa présence calme et chaleureuse. Elle nous a entraînés dans son roman, nous décrivant les contextes canadiens et africains dans lesquels évoluent ses personnages, et nous a parlé de la Saskatchewan qu’elle a appris à si bien connaître et aimer. Nous étions tous là à écouter Sharon Butala et à lui poser des questions au sujet de sa vie et de la littérature. Littérature, littéraire, lettré — ces mots proviennent tous de la même racine latine — littera, lettre. Nous nous sommes rendu compte de l’importance tant de la tradition orale que de la tradition écrite.

Contexte

Pour la cinquième année de suite, le Canada occupe le premier rang selon le Rapport mondial sur le développement humain des Nations Unies. Certains indicateurs ont été choisis pour évaluer le développement social et économique. Cependant, deux pourcentages dérangeants (auxquels se greffe un troisième élément) de ce rapport, qui accorde au Canada cette position envieuse, doivent nous inciter à ne pas nous reposer sur nos lauriers. Ainsi, le rapport indique que 16 pour 100 des adultes canadiens sont analphabètes et que 12 pour 100 vivent sous le seuil de la pauvreté. En outre, la cote que le Canada obtient pour la reconnaissance accordée aux femmes sur le marché du travail, dans la fonction publique et à des postes de direction, a été abaissée.

Vous vous demandez sans doute pour quelle raison j’ai décidé d’isoler ces facteurs. Nous savons que, dans le monde occidental comme dans d’autres sociétés, qu’il s’agisse de l’Asie, de l’Afrique ou de l’Amérique du Sud, la pauvreté et l’analphabétisme sont souvent interreliés de façon complexe. De plus, comme les femmes et les enfants sont les principales victimes de la pauvreté, nous savons qu’il est difficile de les faire bénéficier des programmes, même lorsque les pouvoirs publics lancent de vastes campagnes d’éducation de base. Nous savons également que l’alphabétisme et les conditions de vie sur le plan familial s’améliorent dans les collectivités où les femmes lisent, poursuivent leur éducation et appliquent leurs connaissances dans les domaines de la planification familiale, de la santé, du régime alimentaire, des petites entreprises et de l’environnement. Bien que les médias et les principaux journaux s’efforcent de rendre compte de rapports et d’études qui indiquent que le développement communautaire tient au maintien durable d’un contexte d’alphabétisation, ces compte rendus sont souvent relégués au second plan par les histoires d’horreur que sont les guerres, les famines, les crimes et la corruption, qui envahissent nos écrans de télévision et font la manchette des journaux.

Nous en connaissons plus que jamais auparavant au sujet de l’alphabétisation des adultes. Des études comparatives internationales (Littératie, Économie et Société, Lire l’avenir : Un portrait de l’alphabétisme au Canada, et Littératie et société du savoir) renferment des données sur des sociétés qui diffèrent passablement de la nôtre, la Pologne et la Suède par exemple, ainsi que sur des sociétés qui nous ressemblent, la Grande-Bretagne et les États-Unis en l’occurrence. Ces études évaluent trois catégories d’alphabétisation, à savoir la capacité de lire des textes suivis, des textes schématiques et des textes au contenu quantitatif. Elles déterminent la capacité d’une personne de comprendre le texte en contexte (textes suivis), la capacité de cerner les éléments d’information, de comprendre et d’appliquer des directives (textes schématiques) et des données mathématiques. Chaque catégorie comprend cinq niveaux, du plus élémentaire au plus perfectionné, d’aptitude à comprendre et à appliquer l’information qui découle de la compréhension de la signification des textes. Il est intéressant de noter que ces études démontrent qu’en Europe (à l’exception de la Pologne), de façon générale, la plus grande partie des personnes évaluées sont classées aux niveaux 2 et 3 — des niveaux assez appropriés pour de nombreuses façons de vivre et de travailler. Par contre en Amérique du Nord, toutes proportions gardées, plus d’adultes se situent aux niveaux 1 et 5, soit aux deux extrémités de l’échelle qui va des connaissances de base aux connaissances étendues. Il faut également savoir que dans le contexte actuel d’une économie fondée de plus en plus sur l’information, les personnes du premier niveau constatent qu’il est ardu de décrocher un emploi et de le garder. Qui plus est, les résultats qui nous concernent ne se sont pas améliorés avec le temps — on compte autant d’adultes à ce niveau le plus bas qu’au début des années 1990.

Certains pays ont organisé des campagnes pour encourager la lecture. Ils se rendent compte de cette nécessité tant d’un point de vue économique que social. Nous, au Canada, constatons qu’il est parfois difficile de lancer de telles campagnes à l’échelon national en raison du fait que l’éducation relève des provinces. Par contre, nous pouvons compter sur le Secrétariat national à l’alphabétisation du ministère du Développement des ressources humaines. Nombre des ententes qu’il a conclues concernent des projets qui se déroulent à l’échelle provinciale, communautaire et organisationelle. Ces ententes ont produit bien des résultats.

L’éducation permanente tient décidément à la promotion de la lecture, et des pays, comme le pays de Galles par exemple, établissent un lien entre la survie de leur culture et ces projets. Ainsi, le Welsh Book Council, les éditeurs, les libraires, les bibliothécaires et les auteurs unissent leurs efforts en vue de soutenir une cause commune. Pour sa part, l’UNESCO souligne publiquement l’importance d’une politique du livre au même titre que des politiques en matière d’information et d’éducation, afin d’établir l’infrastructure nécessaire à une industrie de l’édition viable dans les pays en développement.

J’oeuvre à titre de bénévole au sein de l’Organisation canadienne pour l’éducation au service du développement (CODE). Cet organisme est présent en Afrique et aux Caraïbes depuis de nombreuses années afin d’intégrer trois programmes interreliés : l’approvisionnement en livres étrangers qui sont choisis par les partenaires des pays en cause et qui s’adressent à l’auditoire cible (les enfants d’âge scolaire et les adultes qui ont moins de six ans de scolarité); le soutien de l’édition dans les langues locales en faisant intervenir les auteurs, illustrateurs et maisons d’édition autochtones; et le développement des bibliothèques et du personnel de bibliothèque. De plus en plus, on s’entend sur l’interrelation de ces activités pour assurer le maintien d’un contexte d’alphabétisation durable, qui, à son tour, contribue au développement communautaire.

Le rôle des bibliothèques

Dans ce contexte, quel rôle les bibliothèques jouent-elles ? Le manifeste de l’UNESCO sur la bibliothèque publique leur attribue un rôle d’agent de promotion et d’appui en matière de lecture et d’alphabétisme. La bibliothèque publique constitue également une source d’information, de documents et de services destinés à tous les groupes de la collectivité. Depuis quelques années, nous collaborons à la rédaction d’un manifeste sur la bibliothèque scolaire que nous présenterons aux pays membres de l’UNESCO, parce que nous sommes convaincus que la bibliothèque scolaire a un rôle fondamental à jouer dans l’acquisition des compétences en lecture, en analyse et en alphabétisation. Nombre de bibliothèques assument divers rôles afin de répondre aux besoins d’une clientèle répartie en différents groupes d’âge. Par exemple, c’est un fait admis que les jeunes enfants apprennent rapidement. Il leur est possible d’apprendre plusieurs langues avant leur entrée à l’école. Nous savons également que les enfants à qui on ne lit pas et à qui on ne parle pas perdent peu à peu leur aptitude et leur capacité d’apprendre; si elles ne sont pas stimulées, leurs cellules cérébrales s’atrophient. Les bibliothèques ont donc établi des programmes à l’intention des enfants d’âge préscolaire et des personnes qui en prennent soin, à savoir des collections d’ouvrages et d’enregistrements sonores appropriés, des locaux pour le tutorat et les groupes de lecture, et certaines deviennent le lieu de rassemblement de tous les intervenants concernés — les auteurs, les éditeurs, les enseignants et les lecteurs. Lorsque les gens se rendent compte de la nécessité de la pratique en matière de lecture, d’analyse et de mise en application de l’information, la reconnaissance de l’importance de la bibliothèque en tant que centre d’éducation permanente, tant pour l’apprentissage individuel que pour l’apprentissage collectif, s’ensuit. J’ajoute que ce centre n’est pas seulement une installation physique, mais également un centre virtuel grâce aux technologies. Toutefois, la planification, l’organisation et les services de la bibliothèque doivent être déterminés de concert avec les citoyens et citoyennes de la collectivité. L’aspect humain revêt un caractère primordial dans la planification et l’évaluation des services. La plupart des bibliothèques ne se perçoivent pas comme des éditeurs, sauf en ce qui concerne les publications qui font la promotion de leurs services et collections spéciales ou les décrivent. Cependant, par l’entremise d’Internet, les bibliothèques offrent l’accès à une gamme plus vaste d’information — non seulement l’information qu’elles détiennent, mais également celle qui est accessible sur divers supports et qui provient de nombreuses autres sources, notamment de l’information en texte intégral et de l’information multimédia. Elles peuvent également constituer des lieux de formation et des points d’accès publics pour l’ensemble de la collectivité.

En ce qui a trait aux divers modèles que les bibliothèques peuvent adopter en vue de soutenir la lecture individuelle et collective, j’aimerais vous raconter l’expérience que j’ai vécue dans le nord du Pérou voilà presque deux ans. Comme un collègue et moi étions au courant de l’existence d’un service de bibliothèque dynamique en milieu rural dans la région de Cajamarca, où Pisarro a vaincu le dernier empereur des Incas en 1534, nous y avons passé un mois en compagnie de plusieurs des responsables de ce service. Ce service bénévole structuré en réseau est offert dans les maisons des paysans. Un coin de la salle commune de la maison est consacré à la bibliothèque, et les habitants de la collectivité peuvent s’y rendre avant d’entreprendre leur journée dans les champs ou après. Le soir, les enfants et les adultes rassemblés autour d’une lampe au charbon lisent et discutent du contenu et des applications des documents qu’ils lisent ensemble à haute voix, soit en espagnol ou parfois en quechua. Ce qui est tout à fait extraordinaire, c’est qu’ils lisent des extraits d’une encyclopédie en 20 volumes que les paysans eux-mêmes ont écrite et illustrée, sous la direction d’un responsable qui possède une formation officielle dans les domaines de l’anthropologie et de la culture propres à la cordillère des Andes.

Adoptant la philosophie qui s’intitule Les traditions pour demain, fondée sur l’importance de comprendre l’histoire, l’origine, les coutumes et les croyances de la collectivité, ce responsable a su insuffler aux habitants suffisamment d’assurance pour qu’ils écrivent et lisent leurs histoires. Vivant en symbiose avec la nature et dans la lignée des sources de leur histoire, ils ont conjugué leurs efforts afin de regrouper tous les liens entre les éléments matériels, sociaux et spirituels de leur vie, afin que le présent ne leur échappe pas et qu’ils puissent bâtir l’avenir.

Ce réseau de bibliothèques en milieu rural repose sur des principes de démocratie et de libre choix, et est appuyé par un personnel permanent peu nombreux qui offre de la formation, transmet les communications et fournit les livres aux bibliothèques logées dans les maisons. Le réseau s’est édifié au cours des 25 dernières années et son programme d’édition a commencé voilà environ dix ans.

Mon collègue et moi avons passé une semaine en compagnie des responsables à l’occasion d’une séance de planification et quelques jours à la maison dans le hameau de l’un des bibliothécaires. J’ai été touchée par la joie, la fierté et la camaraderie de ces gens. Ils sont des musiciens et des orateurs talentueux. Ils racontent leurs histoires avec conviction et ils considèrent le réseau de bibliothèques comme étant un élément primordial de la survie et du développement des collectivités.

Nous avons passé quelque temps à Cajamarca pour évaluer les aspects essentiels de l’alphabétisation sur le plan pratique, par rapport au contenu d’études internationales que nous connaissions. Nous voulions également savoir si l’expérience de Cajamarca peut s’appliquer dans d’autres milieux, particulièrement en Afrique.

L’alphabétisme est un concept, une démarche, un ensemble de compétences et un mode de comportement. Dans notre partie du monde, nous l’abordons comme une notion personnelle ou individuelle; dans la cordillère des Andes, il s’agit d’une activité collective, fondée sur des principes et des besoins déterminés. Je suis d’avis que nous pouvons tirer un enseignement de l’expérience de nos collègues péruviens, en reconnaissant que l’oral et l’écrit constituent des modes de communication différents mais complémentaires, et en tentant de comprendre que la lecture constitue une activité non seulement solitaire mais également collective tant dans les sociétés en développement que dans la nôtre. Les sociétés apprennent et se développent quand elles sont conscientes de l’importance de l’alphabétisme dans la vie sociale, économique et spirituelle de leurs habitants.

Lorsque nous avons abordé l’expérience péruvienne avec des experts africains, ils nous ont fait remarqué la pluralité des langues locales, des coutumes, des religions et des croyances de ce continent. L’Afrique est caractérisée par une plus grande diversité et une gamme plus vaste de conditions de vie, où la pauvreté domine dans une plus grande mesure, que dans les Andes. Par ailleurs, nous avons également appris que nous devons offrir des ouvrages appropriés sur le plan culturel et qui correspondent aux besoins des femmes et des enfants, ainsi qu’à ceux des hommes. La collaboration entre les auteurs, les illustrateurs, les éditeurs, les bibliothécaires et les organismes de financement en vue d’établir le juste équilibre entre une sélection de collections étrangères utiles et la stimulation de la production locale de nouveaux ouvrages constitue une question que nous devons examiner.

Pour revenir à mon histoire canadienne à propos de l’oeuvre de Sharon Butala, je pense qu’elle aussi nous propose de connaître et de comprendre notre passé et le contexte qui nous est propre afin de pouvoir bâtir notre avenir. Elle mentionne que lorsque les élèves sont prêts, les maîtres viennent. Je crois qu’elle sait que nous sommes à la fois les élèves et les enseignants. Nous pouvons apprendre les uns des autres, surtout si nous faisons preuve de créativité et d’ouverture d’esprit. Nous pouvons conjuguer nos efforts à l’échelle locale, régionale, provinciale, nationale ou internationale afin d’encourager la promotion de la lecture et d’accroître la satisfaction qui en découle, peu importe le type de lecture, et de stimuler l’alphabétisation individuelle et collective.


Droit d'auteur. La Bibliothèque nationale du Canada. (Révisé : 1998-12-18)