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Nouvelles de la Bibliothèque nationale
Mai 2000
Vol. 32, no 5



Les revendications pour une bibliothèque nationale

Paul Kitchen, ancien membre du personnel de la Bibliothèque nationale et directeur exécutif de la Canadian Library Association (1975 à 1985)

Ce n'était peut-être qu'une plaisanterie, mais quand John Charlton s'est levé aux Communes, juste avant minuit, le 20 avril 1883, il a été le premier à suggérer un emplacement réel pour la bibliothèque nationale que sir John A. Macdonald jugeait nécessaire.

C'était la Chambre elle-même, « cette sombre chambre », comme l'appela Charlton. Si on pouvait lui ajouter une aile, avec des fenêtres pour laisser entrer l'air frais, les députés s'en serviraient pour leurs débats, laissant beaucoup de place dans la chambre pour y accueillir les livres de la bibliothèque, en particulier si on se débarrassait « d'une bonne portion de vieux bouquins inutiles » pour faire place à des « ouvrages de quelque valeur ».

Même si cette remarque semblait plutôt facétieuse, elle indiquait la conviction du député quant à l'importance des bibliothèques et à la nécessité d'en avoir une au service du public. Le premier ministre avait du mal à faire accepter ce concept par les députés. Quelques jours auparavant, en considérant le rapport du Comité de la Bibliothèque du Parlement, sir John avait suggéré de créer une bibliothèque nationale indépendante de celle-là, qui répondait à une fonction législative. Il avait demandé au Comité d'examiner la question, mais le chef de l'opposition, Edward Blake, parlant au nom du Comité, pensait que ce n'était pas « leur rôle de proposer la création d'une bibliothèque nationale. »


Sir John A. Macdonald. Avec la permission des Archives nationales du Canada.

Deux ans plus tard, au moment de considérer la nomination d'un nouveau bibliothécaire parlementaire, sir John revint sur ce thème, après avoir fait remarquer que, contrairement à l'Angleterre qui avait le British Museum, le Dominion ne possédait pas de « bibliothèque générale ». Il commença à expliquer que la collection de la Bibliothèque du Parlement était devenue si riche qu'elle devrait commencer à jouer le rôle de bibliothèque nationale. Pour simplifier les choses, il présenta une résolution créant deux postes pour la bibliothèque : un bibliothécaire général, pour s'occuper de la bibliothèque dans son ensemble, en tant qu'institution scientifique et littéraire; et un bibliothécaire parlementaire, pour superviser les besoins d'ordre législatif (loi constitutionnelle, histoire et sujets politiques).

Les membres de l'opposition tournèrent cette idée en ridicule. Ils ne voyaient aucune utilité à avoir deux bibliothécaires pour s'occuper d'une seule bibliothèque, ni à considérer qu'il y avait deux collections alors qu'il n'y en avait qu'une seule. Néanmoins, la résolution fut approuvée et les deux nominations furent faites. C'était un premier pas pour bien faire comprendre la notion de bibliothèque nationale. Et les initiatives de sir John sont sans aucun doute sous-estimées par ceux qui affirment qu'en nommant deux bibliothécaires au lieu de créer deux institutions indépendantes, il n'a fait que retarder les débuts d'une véritable bibliothèque nationale.

Il est stupéfiant que le premier ministre ait pu trouver un peu de temps pour considérer ce genre de questions. Durant tout le débat sur la bibliothèque, la question la plus importante était de trouver de l'aide pour le chemin de fer du Canadien Pacifique, alors presque en banqueroute. Et juste au moment où il a créé les deux emplois de bibliothécaire, il a dû s'occuper de cette petite affaire de la Rébellion du Nord-ouest. De plus, cette cause n'avait aucun champion. La logique gouvernementale suggérait que les affaires d'art étaient la responsabilité du ministère de l'Agriculture, et les rapports annuels démontrent bien que le ministre en avait déjà plein les bras avec le commerce du bétail, la gale du mouton et la peste porcine. Il n'avait guère de temps pour planifier une bibliothèque nationale. Qui plus est, les déficits budgétaires du gouvernement augmentaient de façon vertigineuse. Hector Langevin, ministre des Travaux publics et responsable de la construction de toute nouvelle bibliothèque, quoique heureux de l'initiative du premier ministre, se borna à reconnaître qu'à une date ultérieure, « quand nous aurons des revenus très importants », la construction d'une bibliothèque indépendante serait une bonne chose.

Un quart de siècle s'écoula avant que l'idée fasse, au moins dans les milieux des bibliothèques et académiques, un retour en force. C'est lors de la réunion annuelle de l'Ontario Library Association, en 1910, que Lawrence Burpee entama sa « croisade », comme Dolores Donnelly l'appela fort justement dans son analyse historique, La Bibliothèque nationale du Canada. Burpee était le directeur de la Carnegie Library d'Ottawa et le nouveau président de l'Association. Son discours aux délégués, publié plus tard dans The University Magazine, exprimait son regret que le Canada, à l'instar de l'Abyssinie et du Siam, ne dispose pas d'une bibliothèque nationale. Il poursuivit en énumérant des pays à travers le monde qui en avaient une. Il décrivit le modèle auquel devrait ressembler une bibliothèque nationale en s'inspirant d'Herbert Putnam, administrateur de la Library of Congress. Elle devrait selon lui réunir une collection de portée universelle; elle devrait disposer de spécialistes pour répondre aux demandes de renseignements; et elle devrait posséder un catalogue des collections des autres bibliothèques. « Demandons au gouvernement d'adopter une politique favorisant la création d'une bibliothèque nationale », dit-il. Il la voulait dans un endroit bien situé; il voulait aussi qu'on y transfère les livres de la Bibliothèque du Parlement « ne répondant à aucun objectif utile dans une bibliothèque purement législative. »

Grand visionnaire, Burpee voyait la bibliothèque nationale reliée aux Archives publiques, à la Bibliothèque du Parlement et aux ministères par un système de tubes pneumatiques grâce auquel livres et messages seraient très rapidement transmis. Soixante ans plus tard, la question fut reconsidérée dans l’Enquête sur les bibliothèques du gouvernement fédéral, qui recommandait une camionnette de livraison à la place des tubes.


Lawrence J. Burpee. Avec la permission des Archives nationales du Canada.

L'Ontario Library Association a pris les choses en main, passant une résolution demandant « la prompte création d'une bibliothèque nationale » et la faisant parvenir au premier ministre Laurier. Comme son gouvernement se préparait à une élection, il ne fit rien à ce sujet.

Burpee ne lâcha pas prise. Une autre occasion, malheureuse celle-là, se présenta en 1916 quand un incendie ravagea l'édifice central du Parlement. Seule la bibliothèque survécut. Burpee écrivit au premier ministre Borden pour le presser de prévoir des locaux adéquats pour une bibliothèque nationale dans les nouveaux plans de l'édifice. Il inclut un tiré à part de son article paru dans The University Magazine. Dolores Donnelly raconte que Borden fit suivre la lettre au bibliothécaire parlementaire, Martin Griffin, pour obtenir ses commentaires. Griffin dénonça la proposition, disant que c'était l'œuvre « d'agitateurs ». Une bibliothèque nationale coûterait trop cher et n'était pas nécessaire, puisqu'il existait déjà plusieurs autres bibliothèques.

De nouvelles interventions ont suivi. Une commission d'enquête sur l'état des bibliothèques canadiennes, connue sous le nom de Commission Ridington, recommanda dans son rapport de 1933 la création d'une bibliothèque nationale, « une bibliothèque digne de la place qu'occupe le Canada parmi les nations ». Il reflétait le concept général de Burpee : construction d'un édifice, nomination d'un bibliothécaire du Dominion, coordination des bibliothèques du gouvernement fédéral et développement d'un catalogue combiné de tous leurs fonds, nomination de spécialistes dans certains domaines et transfert des livres de la Bibliothèque du Parlement inutiles pour la préparation de lois. La Commission royale de 1940 sur les relations entre le Dominion et les provinces fit peu de cas des dossiers des associations de bibliothèques de la Colombie-Britannique et de l'Ontario, sinon pour dire que si le gouvernement du Dominion le désirait, la création d'une bibliothèque serait appropriée.

En 1944, le chef de l'opposition Gordon Graydon soutint l'idée de créer une bibliothèque « en temps opportun », ajoutant qu'il n'avait aucune intention d'insister sur ce sujet dans l'immédiat. « Après tout, dit-il, nous sommes en guerre. » Quelques courtes semaines plus tard, le tout nouveau Canadian Library Council (précurseur de l'Association canadienne des bibliothèques) présenta un mémoire au comité de la Chambre des communes chargé des mesures de reconstruction qui suivraient la guerre. Le mémoire contenait tous les principaux points de consensus sur le rôle d'une bibliothèque nationale; il soulignait aussi l'importance pour les bibliothécaires d'utiliser les technologies les plus récentes. Il parlait de microfilms, de photocopie, et de la coordination de l'information imprimée à l’aide des moyens audiovisuels.

Immédiatement après sa création en 1946, l'Association canadienne des bibliothèques (ACB) opta pour une stratégie qui permettrait des progrès rapides. Il s'agissait d'approcher le gouvernement en mettant en valeur les services, et non l'institution, pour le persuader de passer aux actes. Plutôt que d'exiger, comme lors des présentations précédentes, la construction immédiate d'un édifice, l'Association mit l'accent sur les services de base qu'un centre bibliographique pourrait offrir. Freda Waldon, directrice de la bibliothèque publique de Hamilton, Margaret Gill, directrice de la bibliothèque du Conseil national de la recherche, et W. Kaye Lamb furent les premiers promoteurs de cette idée. Leur vision était celle d'un centre opérant à partir de locaux temporaires, en attendant l'approbation et la construction d'un édifice qui pourrait accueillir une vraie bibliothèque.


Dr. W. Kaye Lamb. Avec la permission des Archives nationales du Canada.

L'Association joignit ses forces à celles de la Société royale du Canada, la Société historique du Canada, l’Association canadienne des sciences politiques et le Conseil canadien de la recherche en sciences sociales pour présenter un mémoire en décembre 1946. Peu après, une délégation rencontra le secrétaire d'État Colin Gibson, dont la réaction fut favorable. Ce fut là le début de la plus efficace de toutes les campagnes de pression de l'histoire du service canadien de bibliothèques. Sous l'habile conduite de sa directrice exécutive, Elizabeth Morton, l'ACB fit parvenir des copies de ses mémoires et autres informations pertinentes aux membres du Parlement, aux éditeurs de journaux et aux organisations universitaires. Elle prit des dispositions pour que des éditoriaux, des bulletins de nouvelles et des émissions radiophoniques soutiennent la cause.

Enfin, le 11 juin 1948, après avoir consulté le Comité conjoint sur la Bibliothèque du Parlement, la Chambre a approuvé la recommandation du Comité à l'effet « que le premier pas vers la création d'une bibliothèque nationale, soit la planification d'un centre bibliographique, commence par le choix d'un bibliographe et d'un secrétaire compétents. »

L'Association canadienne des bibliothèques venait de commencer à microfilmer les journaux canadiens d'importance historique. La directrice exécutive, Mme Morton, eut l'idée de présenter au premier ministre King une copie du journal publié par son grand-père, William Lyon Mackenzie. Ce fut une bonne façon de promouvoir la cause de la bibliothèque nationale. Elle prit des dispositions pour que M. Lamb, en tant que président de l'ACB, et Elizabeth Dafoe, nouvelle présidente, jouent le rôle de maîtres de cérémonie. Suivit une conversation sur les possibilités des collections de microfilms dans les bibliothèques et les archives. « M. King », relata plus tard M. Lamb, « fut enchanté par cette idée. » L'aide spécial de M. King, Jack Pickersgill, qui, selon M. Lamb, « errait çà et là à l'arrière-plan », dit plus tard à M. Lamb qu'à la fin de la rencontre, M. King s'était tourné vers lui et lui avait dit : « Cet homme devrait devenir directeur des Archives tout de suite. Renseignez-vous davantage à son sujet. »

Le premier ministre et lui découvrirent que leur candidat possédait un doctorat en histoire et économie de la London School of Economics, avait été le bibliothécaire et l'archiviste de la province de Colombie-Britannique, et était alors bibliothécaire de l'Université de la Colombie-Britannique. Sa nomination au poste d'archiviste du Dominion lui fut offerte peu de temps après, et il l'accepta à une condition : qu'il viendrait à Ottawa seulement si un engagement formel était pris envers la Bibliothèque nationale pendant la durée de son mandat. L'engagement fut pris. La nomination de M. Lamb prit effet le premier janvier 1949; elle impliquait « la préparation de l'organisation d'une bibliothèque nationale. »


Droit d'auteur. La Bibliothèque nationale du Canada. (Révisé : 2000-4-10).