Musée des beaux-arts du Canada / National Gallery of Canada

Bulletin 1 (I:1), mai 1963

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Un critère pour juger l'oeuvre de Borduas

par Jean-René Ostiguy

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"L'expression du "monde intérieur" n'a pas de sens si elle n'est pas comme toujours, la plus exacte relation possible avec le visible. Dans ce visible infini nous choisissons les aspects les plus dignes d'intérêts; les plus frais ou les plus troublants. L'aventure de la conscience se poursuit sans déviation. L'on est ou l'on n'est pas de l'aventure." (1)

Borduas s'est-il perdu dans l'aventure comme certains le prétendent? Car il faut bien l'admettre, si "l'aventure de la conscience se poursuit sans déviation", la fabrication des oeuvres qui explicitent cette aventure demande un choix et une volonté d'élaboration. L'art est un langage et les balbutiements nous ennuyent.

Il conviendrait peut-être de rappeler d'abord les écrits de Jacques Maritain sur le faire et l'agir, sur l'art et la connaissance, mais nous nous engagerions ainsi dans la discussion philosophique. Un court article de Pierre Francastel sur l'oeuvre de Maurice Estève nous sert mieux pour comprendre plus spécifiquement ce que nous devons attendre de la démarche du peintre. (2) L'article nous rappelle que si la spontanéité peut faire naître sur la toile des signes qui sont les germes frustes d'une idée-émotion, seule la volonté d'élaboration de ces signes peut nous en faire comprendre le sens profond. Ceci est dit en rapport à l'oeuvre de Maurice Estève, peintre, il va sans dire, d'une nature particulièrement volontaire. Il reste que le contenu de l'article cerne un critère essentiel pour juger l'oeuvre de tout artiste, critère beaucoup plus précis que celui dit de la sincérité.

L'utilisation d'un tel critère demande une connaissance parfaite de l'oeuvre que l'on se propose d'étudier. Dans le cas de Borduas nous avons tous été servis à merveille l'an dernier par la présentation de l'exposition rétrospective des oeuvres de l'artiste dans plusieurs musées canadiens.

Dans sa première manière, celle qu'il conserva jusqu'en 1940 et qui se caractérise par l'usage des gris fins et souvent rosés, Borduas invente certaines structures colorées qui se répéteront de façons diverses tout au long de son évolution. Notons par exemple la facture de la joue gauche de la fillette dans Adolescente. Mais c'est vraiment à partir de 1940, et jusqu'en 1948 que l'artiste, étalant l'éventail de ses trouvailles, montre tous ses dons. Le tableau, Femme au bijou, daté de 1940, fait figure de nouveauté. Ce tableau est très différent par sa couleur. Il est exécuté dans une matière grasse, huileuse, avec des sonorités sombres faites de bleus, de bruns, de noirs, de rouges terreux qui s'illuminent au voisinage des blancs et des roses. La facture change également. Les contrastes sont accentués par l'usage des noirs. De plus, apparaissent des éléments mystérieux, évocateurs de rêve, tels, le chapeau plumé de la Femme au bijou, son masque et son costume. Un nouveau système de formes se précise.

Dans Raisins verts Borduas fait appel à la pensée onirique. Les fruits nous sont présentés dans l'obscurité comme l'on imagine l'amande vivant dans sa coquille. Les raisins suggérés par des taches de vert sombre frottées sur la toile qui transparaît, brillent comme des bijoux d'émeraude dans la nuit et nous engagent à vivre dans leur intimité matérielle. Une recette cubiste a d'abord guidé l'artiste qui relève le plan de la table, en coupe un coin, en équarrit la structure du support. Le même truc a donné à l'artiste l'idée de relever le plan le plus éloigné du tapis rose. Cependant, dans son ensemble, la composition est bien plus surréaliste que cubiste. Entendons qu'elle rappelle les natures mortes poste-cubistes de Georges Braque. Pourquoi Borduas, comme Braque, n'a-t-il pas repris ce thème cent fois pour le développer lentement? C'est un mystère. Cependant, il ne faudrait pas conclure trop vite que l'artiste l'abandonne à tout jamais. Comme par miracle, dans certaines gouaches de 42, le thème est décidément repris. (3) Dans les toiles de 47 et 48 également où la nature morte s'est transformée en de grands paysages abstraits.

Ce qui déroute en premier lieu c'est ce passage rapide à l'abstraction. Pour qui connaît l'évolution d'un Georges Braque, d'un Estève, d'un Pignon, d'un Bazaine, Borduas paraît avancer comme un chasseur déboussolé, car même si une gouache reprend les problèmes esquissés en 1940, il demeure qu'en général les gouaches de 42 font plutôt exercices de spontanéité, gymnastiques de déblocage. Il en est de même de la plupart des huiles datées de 42 à 47. Ceci, évidemment, n'enlève pas aux tableaux de cette période toute valeur artistique. On prouve ainsi tout simplement que l'oeuvre de Borduas prend de la plénitude et se précise surtout à partir de 47 avec des tableaux comme Les Parachutes végétaux, La réunion des trophées, Sous le vent de l'île, etc. Dans ces toiles, Borduas fait une synthèse des éléments plastiques qu'il a trouvés précédemment, il les perfectionne et les agence de mille façons variées, les développe en les transformant.

La caractéristique formelle de ces tableaux de 47 est celle de l'éclatement, de l'éparpillement dans un espace ouvert. La ligne d'horizon est disparue, la composition n'est plus centrée, et déborde de son cadre. Nous avons affaire ici à un espace nouveau quoique rappelant légèrement celui de la boîte cubique de Léonard de Vinci. Dans Les Parachutes végétaux, les taches se découpent sur un arrière-plan qui évoque la toile de fond au théâtre; elles sont comme jetées dans un éclairage venant de l'extérieur. Pourtant, aucune de ces taches n'occupent une position fixe. Elles semblent bouger les unes par rapport aux autres et ne possèdent point de base pour s'y poser. Elles n'indiquent donc pas clairement leurs positions dans l'espace les unes par rapport aux autres. Cette forme de composition, dira-t-on, n'est pas entièrement nouvelle, car elle rappelle celle des paysages style champêtre du XIXe siècle. La remarque paraît d'autant plus juste que ces paysages répondaient eux aussi à des états d'âme et que Borduas a souvent admis une ressemblance entre ses compositions abstraites de l'époque et une certaine forme de paysage. Mais somme toute, la question n'est pas là. Il ne s'agit pas tellement de juger du degré de nouveauté de ces compositions mais plutôt de trancher la question à savoir si Borduas a produit, oui ou non, des oeuvres qui ne sont valables que comme exercices de déblocage. En d'autres termes, Borduas a-t-il poursuivi une recherche consciente à cette époque? Une certaine forme de volonté de construction a-t-elle guidé sa marche?

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