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Un
critère pour juger l'oeuvre de Borduas
par Jean-René Ostiguy
English summary
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"L'expression du "monde intérieur" n'a pas de sens
si elle n'est pas comme toujours, la plus exacte relation possible
avec le visible. Dans ce visible infini nous choisissons les
aspects les plus dignes d'intérêts; les plus frais ou les plus
troublants. L'aventure de la conscience se poursuit sans déviation.
L'on est ou l'on n'est pas de l'aventure." (1)
Borduas s'est-il perdu dans l'aventure comme certains le prétendent?
Car il faut bien l'admettre, si "l'aventure de la conscience
se poursuit sans déviation", la fabrication des oeuvres qui
explicitent cette aventure demande un choix et une volonté d'élaboration.
L'art est un langage et les balbutiements nous ennuyent.
Il conviendrait peut-être de rappeler d'abord les écrits de
Jacques Maritain sur le faire et l'agir, sur l'art et la
connaissance, mais nous nous engagerions ainsi dans la discussion
philosophique. Un court article de Pierre Francastel sur l'oeuvre
de Maurice Estève nous sert mieux pour comprendre plus spécifiquement
ce que nous devons attendre de la démarche du peintre. (2)
L'article nous rappelle que si la spontanéité peut faire naître
sur la toile des signes qui sont les germes frustes d'une idée-émotion,
seule la volonté d'élaboration de ces signes peut nous en faire
comprendre le sens profond. Ceci est dit en rapport à l'oeuvre de
Maurice Estève, peintre, il va sans dire, d'une nature particulièrement
volontaire. Il reste que le contenu de l'article cerne un critère
essentiel pour juger l'oeuvre de tout artiste, critère beaucoup
plus précis que celui dit de la sincérité.
L'utilisation d'un tel critère demande une connaissance
parfaite de l'oeuvre que l'on se propose d'étudier. Dans le cas
de Borduas nous avons tous été servis à merveille l'an dernier
par la présentation de l'exposition rétrospective des oeuvres de
l'artiste dans plusieurs musées canadiens.
Dans sa première manière, celle qu'il conserva jusqu'en 1940
et qui se caractérise par l'usage des gris fins et souvent rosés,
Borduas invente certaines structures colorées qui se répéteront
de façons diverses tout au long de son évolution. Notons par
exemple la facture de la joue gauche de la fillette dans
Adolescente. Mais c'est vraiment à partir de 1940, et
jusqu'en 1948 que l'artiste, étalant l'éventail de ses
trouvailles, montre tous ses dons. Le tableau, Femme au bijou, daté
de 1940, fait figure de nouveauté. Ce tableau est très différent
par sa couleur. Il est exécuté dans une matière grasse,
huileuse, avec des sonorités sombres faites de bleus, de bruns,
de noirs, de rouges terreux qui s'illuminent au voisinage des
blancs et des roses. La facture change également. Les contrastes
sont accentués par l'usage des noirs. De plus, apparaissent des
éléments mystérieux, évocateurs de rêve, tels, le chapeau
plumé de la Femme au bijou, son masque et son costume. Un
nouveau système de formes se précise.
Dans Raisins verts Borduas fait appel à la pensée onirique.
Les fruits nous sont présentés dans l'obscurité comme l'on
imagine l'amande vivant dans sa coquille. Les raisins suggérés
par des taches de vert sombre frottées sur la toile qui transparaît,
brillent comme des bijoux d'émeraude dans la nuit et nous
engagent à vivre dans leur intimité matérielle. Une recette
cubiste a d'abord guidé l'artiste qui relève le plan de la
table, en coupe un coin, en équarrit la structure du support. Le
même truc a donné à l'artiste l'idée de relever le plan le
plus éloigné du tapis rose. Cependant, dans son ensemble, la
composition est bien plus surréaliste que cubiste. Entendons
qu'elle rappelle les natures mortes poste-cubistes de Georges
Braque. Pourquoi Borduas, comme Braque, n'a-t-il pas repris ce thème
cent fois pour le développer lentement? C'est un mystère.
Cependant, il ne faudrait pas conclure trop vite que l'artiste
l'abandonne à tout jamais. Comme par miracle, dans certaines
gouaches de 42, le thème est décidément repris. (3) Dans les
toiles de 47 et 48 également où la nature morte s'est transformée
en de grands paysages abstraits.
Ce qui déroute en premier lieu c'est ce passage rapide à
l'abstraction. Pour qui connaît l'évolution d'un Georges Braque,
d'un Estève, d'un Pignon, d'un Bazaine, Borduas paraît avancer
comme un chasseur déboussolé, car même si une gouache reprend
les problèmes esquissés en 1940, il demeure qu'en général les
gouaches de 42 font plutôt exercices de spontanéité,
gymnastiques de déblocage. Il en est de même de la plupart des
huiles datées de 42 à 47. Ceci, évidemment, n'enlève pas aux
tableaux de cette période toute valeur artistique. On prouve
ainsi tout simplement que l'oeuvre de Borduas prend de la plénitude
et se précise surtout à partir de 47 avec des tableaux comme
Les Parachutes végétaux,
La réunion des trophées,
Sous le vent
de l'île, etc. Dans ces toiles, Borduas fait une synthèse
des éléments plastiques qu'il a trouvés précédemment, il les
perfectionne et les agence de mille façons variées, les développe
en les transformant.
La caractéristique formelle de ces tableaux de 47 est celle
de l'éclatement, de l'éparpillement dans un espace ouvert. La
ligne d'horizon est disparue, la composition n'est plus centrée,
et déborde de son cadre. Nous avons affaire ici à un espace
nouveau quoique rappelant légèrement celui de la boîte cubique
de Léonard de Vinci. Dans Les Parachutes végétaux, les
taches se découpent sur un arrière-plan qui évoque la toile de
fond au théâtre; elles sont comme jetées dans un éclairage
venant de l'extérieur. Pourtant, aucune de ces taches n'occupent
une position fixe. Elles semblent bouger les unes par rapport aux
autres et ne possèdent point de base pour s'y poser. Elles
n'indiquent donc pas clairement leurs positions dans l'espace les
unes par rapport aux autres. Cette forme de composition,
dira-t-on, n'est pas entièrement nouvelle, car elle rappelle
celle des paysages style champêtre du XIXe siècle. La remarque
paraît d'autant plus juste que ces paysages répondaient eux
aussi à des états d'âme et que Borduas a souvent admis une
ressemblance entre ses compositions abstraites de l'époque et une
certaine forme de paysage. Mais somme toute, la question n'est pas
là. Il ne s'agit pas tellement de juger du degré de nouveauté
de ces compositions mais plutôt de trancher la question à savoir
si Borduas a produit, oui ou non, des oeuvres qui ne sont valables
que comme exercices de déblocage. En d'autres termes, Borduas
a-t-il poursuivi une recherche consciente à cette époque? Une
certaine forme de volonté de construction a-t-elle guidé sa
marche?
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