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Un
critère pour juger l'oeuvre de Borduas
par Jean-René Ostiguy
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La critique a tellement insisté sur le côté automatiste de
sa peinture qu'il est présentement difficile de se prononcer. En
insistant sur le côté spontanéité dans la création chez
Borduas, on a montré le caractère personnel, typiquement
canadien, de ses ouvrages:
"Cette réalité psychologique
accuse en effet un extrême décalage entre le système évolué
de pensée, le surréalisme, que Borduas a emprunté à l'Europe
et en partie adopté et, d'autre part, la vitalité originelle, la
simplicité première, la poussée fatale, involontaire, de son émotion". (4)
Ainsi a-t-on prouvé tout ce qui distingue l'oeuvre de Borduas de
celle d' André Masson ou de Max Ernst. Il reste toutefois à
prouver que l'oeuvre de Borduas ne procède pas de l'impulsivité
paresseuse. Les signes qui se dessinent sur ses toiles traduisent
beaucoup plus que le passage éphémère d'une sensation dans
l'esprit, ils sont organisés et constituent une image bien définie.
De tableau en tableau, l'artiste approfondit le sens de ces signes
et l'explicite de mieux en mieux dans des arrangements plus
complets ou plus révélateurs.
La culture intentionnelle de la perception joue à divers degrés.
Borduas choisit des aspects du visible pour leur fréquence de répétition
ou pour l'intérêt exceptionnel qu'ils offrent parmi les autres.
Peut-être l'artiste ne cherche-t-il pas une élaboration
volontaire et controlée se manifestant par une reprise incessante
du motif sur une même toile, mais il demeure qu'un même système
de formes se répète d'une toile à l'autre en 47 et 48, qu'il se
renouvelle et s'enrichit particulièrement de 53 à 57. Gain en
largesse des formes, réduction de l'espace du premier plan à
l'arrière-plan, etc.
Un renouvellement, un enrichissement, ne s'effectue pas sans
écarts à une première manière. Ces écarts, nous les
rencontrons chez plusieurs artistes: Il y a la tentation Gauguin
chez Van Gogh, la tentation Bonnard chez Estève et Bazaine, etc.
Par exemple, entre 1950 et 1956, Borduas accorde énormément à
la spontanéité, allant jusqu'à l'utilisation des drippings,
et ceci spécialement dans ses aquarelles. A la même époque,
l'utilisation du blanc touche à la manie et au ridicule. Avant
son départ de New York, et durant ses premiers mois à Paris,
Borduas a passé par ce qu'il appelait sa tentation Wols.
Sa découverte de la lumière risquait de l'entraîner dans la
peinture la plus informelle que l'on puisse concevoir. Borduas a
eu conscience également à cette époque de la voie sans issue
qu'aurait été pour lui le choix du "naturalisme
abstrait" où l'artiste s'évade dans une intimité matérielle
vécue avec un fragment de nature: Texture des vieux murs, grains
de sable, petits coins de nature. Un tableau comme Froufrou
aigu illustre cette tentation.
Les tableaux blancs et noirs qui vont de 56 à la fin de sa
vie, excepté, bien entendu, les tableaux ratés, ne constituent
pas des écarts à ce qu'il a toujours voulu nous faire saisir par
sa peinture, des écarts à ce qu'il avait choisi dans ce
visible infini. Avec eux disparaît enfin totalement ce qui
restait de l'espace de la boîte cubique de Léonard de Vinci;
l'essentiel demeure: Ces émouvants éclatements de la forme dans
des gestes d'une splendeur dramatique. On a qu'à regarder pour
s'en convaincre, Figures schématiques, L'Étoile noire, 3 +
4 + 1, Sea-Gull, et combien d'autres tableaux. Qu'il y ait
eu des déchets pour arriver à ces chefs-d'oeuvre, cela ne prouve
rien. D'autre part, il est totalement erroné de dire que c'est
par pauvreté et épuisement que l'artiste ne pouvait introduire
la couleur dans ses tableaux. C'est encore pour perfectionner le
système plastique qui explicite des aspects choisis du visible
qu'il simplifie et ne laisse passer de rouge, de vert, de bleu, de
brun, et de gris, que ce qu'il faut pour transmettre son message.
Des Parachutes végétaux au Figures schématiques,
en passant par Les signes s'envolent quel chemin accompli
dans le développement d'une pensée plastique!
La démarche de l'artiste se doit d'être différente de celle
du papillon voltigeant sans programme déterminé. Les aspects
choisis du visible! Ceci doit être entendu par rapport au visible
dans la nature mais encore plus par rapport au visible sur la
toile. S'il ne s'agissait que d'ouvrir les yeux et de s'émouvoir
à la beauté du monde, l'aventure de l'artiste serait tout de même
un peu trop facile. La première étape ne va pas sans l'autre et
il n'est pas superflu d'insister sur la deuxième qui change le
papillon en abeille industrieuse. Cette pensée plastique chez
Borduas, elle est donnée en puissance dans les abstractions de
47. Avec lui, nous en éprouvons toute la substance tout au long
de sa production et mieux encore aujourd'hui puisqu'un certain
recul nous aide à voir les points saillants de son oeuvre.
C'est d'abord une pluie de petites taches, météorites,
feuilles, algues ou langues de feu lancées dans un mouvement qui
nous fascine. Ce n'est pas le mouvement seul qui capte notre
attention mais également la structure des formes individuelles,
petits rectangles clairs ou foncés qui se touchent à leurs
angles. Ces petites masses semblent chargées d'une énergie
particulière qui renforce chez le spectateur l'impression d'éclatement.
Graduellement les masses sombres de l'arrière-plan se rapprochent
des premiers plans, elles s'éclaircissent et passent au blanc
pur. C'est ce qu'on a nommé le passage du négatif au positif. Le
phénomène s'accomplit, notons-le, au profit d'un déploiement d'énergie;
au centre inférieur du tableau Sea-Gull, par exemple, deux
masses sombres se touchent par leurs angles droits et, à gauche
comme à droite, les rectangles blancs délimités par leurs
bourrelets de pâte cherchent à se rejoindre sous la poussée de
leur énergie propre tout aussi bien que par la vertu du mouvement
général de la composition. Les tableaux de Borduas sont
maintenant éclatants dans leur structure, dans leur espace, mais
également dans leur lumière. Parti d'une composition caverneuse
ou sous-marine, l'artiste accède à la lumière sidérale éclatante
sans jamais perdre de vue ce secret que les choses lui avaient
laissé dans l'oeil vers les années 47 et même bien avant.
Finalement, osera-t-on demander: "Où est la présence de
l'homme dans cette peinture?" Si l'oeuvre de Borduas procède
du sens intelligencié de la vue, si elle est spontanéité et
fabrication, signe et objet, ne possède-t-on pas déjà la réponse?
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