Musée des beaux-arts du Canada / National Gallery of Canada

Bulletin 1 (I:1), mai 1963

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Un critère pour juger l'oeuvre de Borduas

par Jean-René Ostiguy

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La critique a tellement insisté sur le côté automatiste de sa peinture qu'il est présentement difficile de se prononcer. En insistant sur le côté spontanéité dans la création chez Borduas, on a montré le caractère personnel, typiquement canadien, de ses ouvrages:

"Cette réalité psychologique accuse en effet un extrême décalage entre le système évolué de pensée, le surréalisme, que Borduas a emprunté à l'Europe et en partie adopté et, d'autre part, la vitalité originelle, la simplicité première, la poussée fatale, involontaire, de son émotion". (4) Ainsi a-t-on prouvé tout ce qui distingue l'oeuvre de Borduas de celle d' André Masson ou de Max Ernst. Il reste toutefois à prouver que l'oeuvre de Borduas ne procède pas de l'impulsivité paresseuse. Les signes qui se dessinent sur ses toiles traduisent beaucoup plus que le passage éphémère d'une sensation dans l'esprit, ils sont organisés et constituent une image bien définie. De tableau en tableau, l'artiste approfondit le sens de ces signes et l'explicite de mieux en mieux dans des arrangements plus complets ou plus révélateurs.

La culture intentionnelle de la perception joue à divers degrés. Borduas choisit des aspects du visible pour leur fréquence de répétition ou pour l'intérêt exceptionnel qu'ils offrent parmi les autres. Peut-être l'artiste ne cherche-t-il pas une élaboration volontaire et controlée se manifestant par une reprise incessante du motif sur une même toile, mais il demeure qu'un même système de formes se répète d'une toile à l'autre en 47 et 48, qu'il se renouvelle et s'enrichit particulièrement de 53 à 57. Gain en largesse des formes, réduction de l'espace du premier plan à l'arrière-plan, etc.

Un renouvellement, un enrichissement, ne s'effectue pas sans écarts à une première manière. Ces écarts, nous les rencontrons chez plusieurs artistes: Il y a la tentation Gauguin chez Van Gogh, la tentation Bonnard chez Estève et Bazaine, etc. Par exemple, entre 1950 et 1956, Borduas accorde énormément à la spontanéité, allant jusqu'à l'utilisation des drippings, et ceci spécialement dans ses aquarelles. A la même époque, l'utilisation du blanc touche à la manie et au ridicule. Avant son départ de New York, et durant ses premiers mois à Paris, Borduas a passé par ce qu'il appelait sa tentation Wols. Sa découverte de la lumière risquait de l'entraîner dans la peinture la plus informelle que l'on puisse concevoir. Borduas a eu conscience également à cette époque de la voie sans issue qu'aurait été pour lui le choix du "naturalisme abstrait" où l'artiste s'évade dans une intimité matérielle vécue avec un fragment de nature: Texture des vieux murs, grains de sable, petits coins de nature. Un tableau comme Froufrou aigu illustre cette tentation.

Les tableaux blancs et noirs qui vont de 56 à la fin de sa vie, excepté, bien entendu, les tableaux ratés, ne constituent pas des écarts à ce qu'il a toujours voulu nous faire saisir par sa peinture, des écarts à ce qu'il avait choisi dans ce visible infini. Avec eux disparaît enfin totalement ce qui restait de l'espace de la boîte cubique de Léonard de Vinci; l'essentiel demeure: Ces émouvants éclatements de la forme dans des gestes d'une splendeur dramatique. On a qu'à regarder pour s'en convaincre, Figures schématiques, L'Étoile noire, 3 + 4 + 1, Sea-Gull, et combien d'autres tableaux. Qu'il y ait eu des déchets pour arriver à ces chefs-d'oeuvre, cela ne prouve rien. D'autre part, il est totalement erroné de dire que c'est par pauvreté et épuisement que l'artiste ne pouvait introduire la couleur dans ses tableaux. C'est encore pour perfectionner le système plastique qui explicite des aspects choisis du visible qu'il simplifie et ne laisse passer de rouge, de vert, de bleu, de brun, et de gris, que ce qu'il faut pour transmettre son message. Des Parachutes végétaux au Figures schématiques, en passant par Les signes s'envolent quel chemin accompli dans le développement d'une pensée plastique!

La démarche de l'artiste se doit d'être différente de celle du papillon voltigeant sans programme déterminé. Les aspects choisis du visible! Ceci doit être entendu par rapport au visible dans la nature mais encore plus par rapport au visible sur la toile. S'il ne s'agissait que d'ouvrir les yeux et de s'émouvoir à la beauté du monde, l'aventure de l'artiste serait tout de même un peu trop facile. La première étape ne va pas sans l'autre et il n'est pas superflu d'insister sur la deuxième qui change le papillon en abeille industrieuse. Cette pensée plastique chez Borduas, elle est donnée en puissance dans les abstractions de 47. Avec lui, nous en éprouvons toute la substance tout au long de sa production et mieux encore aujourd'hui puisqu'un certain recul nous aide à voir les points saillants de son oeuvre.

C'est d'abord une pluie de petites taches, météorites, feuilles, algues ou langues de feu lancées dans un mouvement qui nous fascine. Ce n'est pas le mouvement seul qui capte notre attention mais également la structure des formes individuelles, petits rectangles clairs ou foncés qui se touchent à leurs angles. Ces petites masses semblent chargées d'une énergie particulière qui renforce chez le spectateur l'impression d'éclatement. Graduellement les masses sombres de l'arrière-plan se rapprochent des premiers plans, elles s'éclaircissent et passent au blanc pur. C'est ce qu'on a nommé le passage du négatif au positif. Le phénomène s'accomplit, notons-le, au profit d'un déploiement d'énergie; au centre inférieur du tableau Sea-Gull, par exemple, deux masses sombres se touchent par leurs angles droits et, à gauche comme à droite, les rectangles blancs délimités par leurs bourrelets de pâte cherchent à se rejoindre sous la poussée de leur énergie propre tout aussi bien que par la vertu du mouvement général de la composition. Les tableaux de Borduas sont maintenant éclatants dans leur structure, dans leur espace, mais également dans leur lumière. Parti d'une composition caverneuse ou sous-marine, l'artiste accède à la lumière sidérale éclatante sans jamais perdre de vue ce secret que les choses lui avaient laissé dans l'oeil vers les années 47 et même bien avant.

Finalement, osera-t-on demander: "Où est la présence de l'homme dans cette peinture?" Si l'oeuvre de Borduas procède du sens intelligencié de la vue, si elle est spontanéité et fabrication, signe et objet, ne possède-t-on pas déjà la réponse?

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