Musée des beaux-arts du Canada / National Gallery of Canada

Bulletin Annuel 5, 1981-1982

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Lotto di Giovanni Salviati et
La Vierge à l'Enfant entourée de Saints
de Benozzo Gozzoli 
à la Galerie nationale du Canada

par Pierre Hurtubise, o. m. i.

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Nous savons qu'il était né vers 1408, l'aîné d'une famille de sept garçons dont cinq atteindront l'âge adulte.(5) Son père, Giovanni di Forese Salviati, appartenait à l'élite politique de Florence et était de toute évidence un homme considéré et respecté dans la ville. Il avait siégé cinq fois à la Seigneurie (l'exécutif florentin) comme prieur, en 1406, 1411 et 1415, comme gonfalonier, en 1426 et 1433. (6) En 1429, il se verra confier la charge de capitaine de Livourne. (7) Au catasto de 1427, sa fortune (taxable) était évaluée à 4 879 florins, ce qui le situait parmi les patriciens à l'aise de la ville. (8) Il avait épousé en 1403 Valenza de' Medici, fille de Vieri, un des plus puissants banquiers de Florence à la fin du XIVe siècle. (9) On ne sera donc pas surpris de le retrouver en 1434 parmi les « hommes de confiance » de Côme l'Ancien. En épousant Valenza de' Medici, il avait en quelque sorte épousé la cause médicéenne. Jusqu'à sa mort, peu après 1450, il continuera à remplir diverses fonctions au service de la Commune et des Médicis (ce qui, dans les circonstances, revenait pratiquement à la même chose). (10)

Lotto sera, lui aussi, un « homme des Médici », suivant en cela le bon exemple donné par son père. Prieur en 1446, (11) il siégera par la suite au moins cinq fois dans les diverses balle mises sur pied par les Médicis, soit en 1452, 1458, 1466, 1471 et 1480. (12) Les Médicis savaient qu'ils pouvaient compter sur lui. Aussi sera-t-il appelé à remplir diverses charges à l'extérieur de Florence: podestat de Val d'Ambra en 1445, capitaine de Castrocaro en 1454, podestat de Montelupo en 1464, puis de Colle en 1471, (13) avant d'aller occuper en 1476, comme déjà indiqué, le prestigieux office de capitaine de la nouvelle citadelle de Pise. Il ne faut donc pas se surprendre de voir son nom apparaître au bas du tableau de Benozzo, ne fût-ce que comme simple repère chronologique.

Contrairement à son père qui ne semble pas avoir eu une activité marchande - du moins son nom n'apparaît pas dans les matricules des principaux Arts de l'époque - Lotto se laissera tenter, mais sur le tard, par l'Art de la laine. En 1467, nous le voyons s'inscrire avec ses frères Vieri, Marco, Forese et Bartolomeo, de même que son fils Lorenzo, à l'Arte della lana de Florence. (14) Il ne semble toutefois pas avoir été très heureux en affaires. Au catasto de 1469, sa fortune (taxable) est estimée à 856 florins, mais ses charges et dettes sont si élevées - plus de 1 200 florins - qu'il est déclaré exempt d'impôt. (15) Il en est d'ailleurs de même de ses frères Marco et Vieri, encore plus démunis que lui. (16) (Bartolomeo et Forese étaient probablement déjà morts à l'époque.) Quel contraste avec la relative prospérité de leur père quelque trente ou quarante ans plus tôt. Il faut dire que Florence avait connu un terrible krach en 1464-1465 et que beaucoup de grandes familles y avaient laissé une bonne partie de leurs avoirs.

Lotto et ses frères n'étaient pas nécessairement ruinés - on savait déjà « maquiller » les rapports d'impôts à l'époque - mais ils ne pouvaient manquer de s'interroger sur leur avenir. L'amitié et la protection des Médicis devenaient, on l'imagine, plus souhaitables et plus indispensables que jamais. Aussi les nombreuses charges qu'il furent appelés à remplir à l'époque, probablement grâce à cette amitié et à cette protection, durent leur paraître particulièrement bienvenues, non seulement comme sources de prestige, mais également comme sources de revenus, car à l'époque, il était possible de vivre (et de vivre assez bien) de l'Etat à Florence.

Nous ne connaissons pas la date exacte de la mort de Lotto di Giovanni Salviati. Mais, selon toute probabilité, il mourut peu après 1480. (17) Il avait épousé Alessandra Masini (ou Masi) (18) - encore ici, probablement d'une famille alliée aux Médicis - qui lui donnera quatre fils, dont l'un, Lorenzo, déjà mentionné, s'illustrera comme son père au service de la Commune (prieur, 1486, 1496; gonfalonier, 1501; capitaine de Pistoie, 1521) (19) et un autre, Mathias, se fera dominicain en 1492. (20) À noter que son frère Vieri passait pour être un humaniste de talent et que Vespasiano da Bisticci le jugera digne de figurer dans sa galerie de portraits du XVe siècle. (21)

Le sujet du tableau commandé à Benozzo soit par Lotto Salviati lui-même soit par la « nation » florentine, mais sous l'égide du dit Lotto, n'a rien pour nous surprendre. C'est un sujet à la mode et nous possédons d'ailleurs plusieurs autres tableaux du même type de Benozzo lui-même. (22) Reste toutefois la question de savoir si, dans le cas du tableau qui nous intéresse ici, le patronage de Lotto Salviati a influé sur le choix du sujet en question et surtout les particularités de ce choix. Or la liste des saints personnages représentés dans ce tableau par l'artiste correspond si bien à celle que la famille Salviati aurait pu elle-même dresser que nous nous sentons pleinement justifiés de conclure qu'il y a au moins coïncidence entre le choix de l'artiste et ce que nous savons de la piété des Salviati à l'époque.

En effet, en regroupant autour de la traditionnelle Vierge à l'Enfant, d'une part, saint Jean Baptiste, le pape saint Grégoire et saint Dominique, de l'autre, saint Jean l'Évangéliste, saint Julien et saint François, Benozzo rendait hommage à des protecteurs qui faisaient depuis longtemps partie de l'univers religieux des Salviati. En tout premier lieu, saint Jean Baptiste, protecteur attitré de Florence, et saint Jean l'Évangéliste, lui aussi particulièrement cher aux Florentins, deux saints dont les noms d'ailleurs reviennent très souvent dans les invocations placées en exergue des livres de comptes de la famille. (23) Puis, presque à égalité avec eux, saint Dominique et saint François, fondateurs d'Ordres auxquels les Salviati étaient tout particulièrement attachés. Voisins de Santa Croce, c'est dans cette église, haut-lieu du franciscanisme florentin, qu'ils enterraient leurs morts; habitués de San Marco, c'est dans ce couvent, décoré par Fra Angelico (soit dit en passant, maître de Benozzo), qu'ils viendront, surtout dans la deuxième moitié du XVe siècle, se réfugier ou encore se « ressourcer », attirés par la réputation d'un saint Antonin, plus tard d'un Savonarole, dominicains célèbres si jamais il en fut.

Saint Grégoire et saint Julien paraissent, à première vue, moins familiers. Gregorio n'était pas un prénom connu de la famille et il n'existait pas, que nous sachions, un culte important de ce saint à Florence. Mais peut-être l'artiste voulait-il par là rappeler les liens étroits de certains Florentins et, en particulier, des Salviati avec la Radia de Florence - Grégoire I était en effet une des grandes figures de l'histoire bénédictine - tout comme les figures de François et de Dominique servaient à illustrer les rapports que cette même famille entretenait, à l'époque, avec Santa Croce et San Marco. (24)

Le recours, par contre, à saint Julien, pose beaucoup moins de problèmes. Les Giuliano ne manquaient pas dans la famille et surtout il y avait à Florence un certain Julien de Médicis, frère cadet du Magnifique, dont les Salviati tenaient à conserver l'amitié et les faveurs. D'ailleurs, le modèle dont Benozzo s'est inspiré pour camper son saint Julien pourrait bien être Giuliano de' Medici lui-même et, si tel est le cas, comment ne pas croire qu'il entendait par là évoquer le double patronage, ici-bas, des Médicis, là-haut, d'un de leurs protecteurs et intercesseurs: saint Julien, soldat et martyr. (25)

Hypothèses que tout cela? Sans doute. Mais elles correspondent si parfaitement à ce que nous savons de la piété des Salviati ou, tout au moins, de la piété florentine à l'époque qu'elles nous paraissent, pour le moment et jusqu'à preuve du contraire, de loin les plus acceptables. Ce n'est donc pas, semble-t-il, par simple hasard que le nom de Lotto Salviati apparaît au bas du tableau de Benozzo et, si tel est le cas, la théorie selon laquelle le tableau en question était destiné à l'église des Florentins de Pise et, d'autre part, notre hypothèse relative à la datation de l'oeuvre nous semblent mériter encore plus sérieuse considération. Espérons tout de même que des documents nouveaux nous permettront un jour d'atteindre un plus grand degré de certitude concernant l'un et l'autre de ces points.

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