Emphase et récupération

Critique de Pascale Beaudet

Performance de Suzanne Joly
présentée le 7 et 8 octobre 1995 au Musée de Pointe-à-Callière (Montréal)
dans le cadre de l'exposition Vitrines, histoires d'étalage.

© Pascale Beaudet, dans la revue culturelle de Lanaudière L'Artefact, Vol IV no 4, janvier-février 1996, p. 23-24.


Voir ou Regarder


Voir ouvre tout l'espace au désir,
mais voir ne suffit pas au désir.
L'espace visible atteste à
la fois ma puissance de découvrir
et mon impuissance d'atteindre.

Jean Starobinski, L'Oeil vivant, essai.

La performance de Suzanne Joly, intitulée Emphase et récupération, est orientée vers la proposition suivante : «regarder peut être un exercice déstabilisant pour la personne qui regarde et pour celle qui est regardée ; cet exercice mène parfois à la découverte et à l'exploration d'espaces inconnus.» Au début de sa performance, Suzanne Joly dit un texte où elle exprime le souhait de susciter un espace mental chez le spectateur. Espace d'ouverture à l'autre, à une autre façon d'ouvrir l'oeil sur le monde. La lecture de ce texte ayant été préenregistrée sur vidéo, la performance se dédouble et sa présence physique cède le pas à la présence reconstituée; le corps reproduit prend alors plus d'importance que le corps réel.

La vue (de la performeuse, de la personne présente) est le sens le plus sollicité par Suzanne Joly, dans sa fonction naturelle, mais aussi dans son prolongement électronique : la caméra, le moniteur vidéo. Bien sûr elle fait aussi appel à l'ouïe par la parole et la musique, mais son propos essentiel ne se trouve pas là. La condition élémentaire de la vision est la création d'une distance entre l'objet regardé et nous. Une distance supplémentaire est créée par les gestes de la performeuse, qui se filme derrière un obstacle translucide : un couvercle de table tournante. Cet objet rappelle et redouble la présence de la lentille de la caméra, qui est invisible pour le spectateur, et celle de l'écran du moniteur. Ce que nous dit l'artiste, c'est que peu importe sa nature, la communication rencontrera toujours une barrière qui lui fera perdre un peu de sa transparence.

Par la suite, l'artiste impose des obstacles à sa propre vision, de manière à provoquer des interrogations sur sa présence physique dans sa performance : d'où peut-elle parler, de quel corps virtuel ou réel ? Jusqu'où la confusion entre monde réel et monde virtuel peut-elle aller pour provoquer des échappés du sens ? Le corps n'acquiert-il pas une «valeur ajoutée» du fait de sa mise en représentation dans un espace technologisant ?

Les obstacles à la vision sont des lentilles (comme pour des lunettes) fantaisistes que l'artiste s'est elle-même fabriquées : lentilles pour le soleil accrochées au fil de fer formant bandeau, petites bouteilles de verre, passoires, cônes métalliques. Le rapport entre la performeuse et l'écran sur lequel elle se regarde en direct est donc transformé par ces lentilles peu commodes qui imposent des mouvements de la tête et du corps si elle veut arriver à distinguer quelque chose. Vision et aveuglement en viennent à un point de contact. Ce rapport entre vue et voilement est aussi exprimé par les écrans des moniteurs, qui sont tantôt occupés par l'image de la performeuse et qui tantôt présentent leur yeux opaques et bleus.

Suzanne Joly joue avec les possibilités de la vidéo : la division de l'image, de l'écran en plusieurs cases identiques, le stroboscope, le ralenti. Les effets qui en résultent captivent le regard : fascination de la répétition, qui n'est pas sans rapport ici avec une réflexion sur l'identité d'un individu, toujours semblable et toujours différent.

«Je me regarde regarder», dit Suzanne Joly, comme si elle se trouvait devant un miroir, mais ce n'est pas le cas. Le spectateur, lui, la regarde se regarder regarder, comme si les miroirs s'additionnaient et permettaient une vision à l'infini.


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