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Propos d'artistes sur la collection
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Oeil sauvage
sur une collection

Entrevue avec Michel Perron

Propos recueillis par Michel Huard
historien d'art

Revue Musées, vol. 13 no 1, mars 1991, p. 25-29.

Michel Perron, directeur du Musée d'Art de Joliette de 1987 à 1994, nous entretient ici du contexte dans lequel s'est déroulée l'exposition Camera obscura. En organisant cet événement ayant comme sujet ou point de mire la collection et les espaces du Musée, il proposait les cadres d'une action témoignant d'un point de vue critique en intelligence avec certaines fonctions muséales, principalement celles de la diffusion d'une collection permanente et de l'utilisation du musée. Pour ce directeur de musée, la muséologie peut s'enrichir de la rencontre entre l'intention artistique et l'histoire de l'art. Michel Perron nous donne aussi l'occasion de considérer le dialogue entre artistes et espace muséal dans le contexte de ce qu'il nomme le musée-médium.

Q. Récemment vous organisiez l'exposition Camera obscura au Musée d'art de Joliette. Que regroupait cette dernière ?

R. C'était une exposition témoin, une exposition de type documentaire qui présentait les recherches effectuées par treize artistes familiers avec le médium photographique sur la technique artisanale de prise de photographie qu'est la caméra obscura. Elle regroupait les photographies et les boîtiers des participants(es). La particularité de ces recherches a été d'avoir lieu et de s'inscrire à l'intérieur du Musée. Au cours d'un stage de trois jours, les artistes avaient ainsi comme lieux principaux d'expérimentation les salles de la collection permanente du Musée. Ces espaces étaient mis à leur disposition afin d'explorer un procédé d'enregistrement d'images nouveau pour eux.

Q. D'un côté l'outil de l'artiste, la caméra obscura, de l'autre la collection permanente du Musée comme sujet privilégié. Quel point de vue ou point de mire les artistes ont-ils exploré ?



R. C'était, d'une façon globale, l'espace du Musée. Les artistes ont étudié l'espace muséal dans son entité. L'environnement du Musée lui-même et les oeuvres qui s'y trouvent comme témoins et laboratoire de réflexion.

Q. Le Musée comme matière première de l'artiste...

R. En effet, il s'agissait de porter un regard sur une collection exposée en musée. D'autre part, le choix des espaces et des oeuvres photographiés (intégralement ou en détail) par les artistes constituait en soi un aperçu de leurs préoccupations.

Q. Quelles fonctions particulières du Musée avez-vous interrogées en proposant l'espace muséal comme cadre d'intervention ?

R. Je questionne l'idée d'utilisation du musée. Il est usuel que la collection d'un musée soit l'objet de recherche pour l'historien de l'art et pour les spécialistes concernés par la collection. Il est moins fréquent d'utiliser celle-ci comme lieu de recherche formelle par les artistes eux-mêmes. Je voulais donner par cette expérience la parole aux artistes, leur offrir l'occasion d'utiliser une collection de musée comme lieu de recherche. Approcher la collection comme médium. Cela nous amène à la notion du musée vu comme un médium.

Q. Et dans ce cadre, en quoi la caméra obscura vous intéresse-t-elle ?



R. Tout d'abord rappelons que la caméra obscura est un procédé ancien utilisé par les artistes depuis la Renaissance. Il servait à capter et à décomposer l'image par la mise en carreaux. Depuis déjà quelques années, principalement depuis dix ou quinze ans, la photographie contemporaine a réinvesti dans plusieurs cas la caméra obscura. Mon hypothèse est que la caméra obscura est très stimulante vue sous l'oeil de la photographie contemporaine. Elle permet de réinsérer la notion d'aléatoire et le processus empirique à l'intérieur de la photographie, en contrepartie à une technique actuelle que je qualifierais d'hypersophistiquée. Les artistes photographes s'intéressant à la caméra obscura pourraient trouver une espèce d'oeil sauvage, naïf, dans ce procédé d'enregistrement de l'image. Cette technique primaire nous rapproche, en quelque sorte, de l'essentiel du processus photographique.

Il y a aussi une notion extrêmement importante pour la caméra obscura, celle de la durée. Par exemple, lorsqu'on travaille avec des papiers photographiques installés directement à l'intérieur des boîtiers, on peut obtenir des temps d'exposition qui n'ont aucun rapport avec ceux d'un appareil conventionnel. Deux, trois heures, parfois beaucoup plus, peuvent être nécessaires à l'enregistrement de l'image. Tout cela se fait, jusqu'à un certain point, par une série d'expérimentations qui permettent de jalonner les meilleurs temps. C'est donc dire que la question de la durée, vue de cet angle, suppose la question de l'instant photographique, du moment photographique qui est peut-être la pierre angulaire de la problématique de la photographie contemporaine. Cette question est bousculée par le procédé de la caméra obscura. À mon sens, il y a un certain rapport avec la façon dont plusieurs questionnent la notion de collection dans un musée ou d'exposition permanente de collections.

Q. Quelles relations entrevoyez-vous entre la notion de durée et celle de collection ?

R. L'exploration du phénomène temps et de la durée du processus photographique m'apparaît très pertinente dans un endroit tel que le musée, qui base son intervention, jusqu'à un certain point, sur la question de la temporalité. Il m'a semblé intéressant de considérer un objet d'une collection permanente par un processus de distorsion temporelle. La caméra obscura permet cette distorsion de la notion de durée, du moins nous amène dans un hors champ de notre appréhension actuelle, usuelle, du temps.

Q. Dans quelle mesure les résultats photographiques de cet atelier documentent-ils la collection ?

R. Ces objets, les sténopés, ont un double statut. Ils sont des oeuvres avant tout, c'est-à-dire des éléments dans lesquels l'artiste établit un certain nombre de signatures de sa démarche. L'ensemble des sténopés constitue également une documentation, du point de vue d'un groupe d'artistes. C'est un double contact. Il y a le contact avec une collection ; à ce moment là il s'agit d'une documentation et c'est important pour le Musée. Mais prioritairement cette documentation est constituée d'un corpus d'oeuvres réalisées dans le cadre d'un atelier.

C'est la représentation d'ambiguïtés. Je pense que trop souvent nous fuyons les situations qui peuvent paraître paradoxales ou ambiguës : l'art se construit aussi avec des ambiguïtés.

Q. D'où émerge cette ambiguïté ?

R. L'ambiguïté provient du double statut du sténopé ; il est l'oeuvre d'un artiste et la documentation d'un phénomène d'examen. Je dirais qu'à la limite, dès qu'une oeuvre entre dans une collection de musée, elle adopte ce double statut. L'oeuvre s'inscrivant dans une salle de collection devient une documentation de l'ensemble de la collection, encore là le double statut. C'est donc dire que déplacer l'oeuvre c'est déplacer, changer le statut de l'oeuvre.

Q. Depuis la fin des années 1960 on discute beaucoup de l'intérêt du musée-temple versus l'intérêt du musée-forum. L'atelier et l'exposition Camera obscura se rapprochent plutôt du musée atelier : un travail à huis clos, un rapport d'intimité entre les intervenants(es) et la collection, à l'abri de la consommation. Si vous et les artistes avez travaillé dans une grande liberté d'action, qu'en est-il advenu de la participation du visiteur à ce musée-atelier ?

R. Ce que vous appelez musée-atelier est pour moi le musée-médium, c'est-à-dire un musée qui est en soi matière à réflexion, porteur et véhicule de réflexion. Dans ce sens, l'idée du musée-médium est de permettre l'utilisation d'un potentiel de recherche, de documentation, d'oeuvres, d'artefacts de la pensée. Permettre l'utilisation du musée comme matière de réflexion, comme matière à continuité de réflexion.

Nous pourrions aussi penser à un autre type d'événement qui permettrait d'analyser la collection par d'autres spécialistes. Des écrivains, des scientifiques de différents domaines pourraient trouver intéressant de transposer leurs grilles de travail à un autre lieu et un autre sujet. Ceci va dans le sens de démocratisation de l'espace muséal et de proposition de nouvelles libertés, ce qui sous-entend aussi de nouvelles responsabilités.

Q. Multiplier les champs de recherche, les publics...

R. Ce qui m'intéresse principalement, c'est l'aspect de la recherche. Le musée peut être utilisé d'une façon plus large au plan de la réflexion et de la recherche. C'est un lieu riche pour l'avancement des connaissances dans différentes disciplines. Ces dernières sont probablement plus nombreuses que nous ne les considérons à première vue. Dans ce sens, je désire pousser l'utilisation de la recherche. Ainsi les conséquences et les modalités de diffusion au public seront à préciser. Avec cette préoccupation de démocratisation, le public a bien saisi l'exploration des espaces muséaux lors de Camera obscura. Cela m'encourage à poursuivre les recherches dans cette direction.

Q. En circulant dans le Musée, le visiteur avait-il conscience de l'ensemble de l'expérience ?

R. En visitant les salles, le visiteur pouvait confronter la mise en système, la mise en installation de coffrets, de boîtiers des caméras obscuras qui regardaient différentes oeuvres de la collection. Dans un premier temps, il faut comprendre qu'il y a une partie de l'atelier qui s'est passée à huis clos. Toutefois, durant les heures habituelles d'ouverture du Musée, les visiteurs pouvaient être en contact avec les artistes dans les salles. Il y avait donc un potentiel d'échange concernant la démarche des artistes.

Les boîtiers (caméras obscuras), des objets particulièrement intéressants au plan esthétique et au plan de la démarche formelle de chaque artiste, étaient mis en rapport avec des oeuvres d'art de la collection. Cette mise en rapport pouvait être expérimentée avec les artistes sur place. Dans un deuxième temps, pendant la tenue de l'exposition, nous avons accroché de petites photographies-témoins, plus ou moins à proximité des oeuvres représentées par les artistes comme indices de leurs actions, ce qui permettait aux visiteurs de la collection permanente de boucler le processus de l'artiste par rapport aux oeuvres.

Nous avons délibérément travaillé rapidement et sans filet pour permettre également au public d'être mis en contact directement avec ce travail sur la collection et le Musée. Volontairement nous nous sommes un peu coincés dans le temps afin de travailler à chaud. Cette approche, cette manière était donc consciente et volontaire. Je souhaitais briser la traditionnelle distanciation que nous effectuons dans les musées lors de présentation d'expositions et, d'une façon purement expérimentale, briser cette sécurité. Nous avons travaillé dans un laboratoire, et nous n'avons pas eu d'autres prétentions que de dire : "Voilà les constats d'un certain nombre d'expérimentations."

[...] Frotter l'histoire de l'art à l'art, voilà ce qui m'intéresse. Non pas dans un lieu de confrontation mais bien dans un lieu de rencontre.

Propos de Michel Perron

recueillis par Michel Huard


Crédits


* Caméra obscura de Suzanne Joly, Musée d'art de Joliette, 1990, photo Suzanne Joly.
* Vue partielle de l'exposition Camera obscura, Musée d'art de Joliette, 1990, photo Suzanne Joly.
* Caméra obscura de Suzanne Joly en prise de vue, Musée d'art de Joliette, 1990, photo Suzanne Joly.
* Caméra obscura de Françoise Boudrias en prise de vue, Musée d'art de Joliette, 1990, photo Danielle Binet.

Du 29 septembre au 28 octobre 1990, Le Musée d'art de Joliette présentait cette exposition regroupant les résultats photographiques de l'atelier, les sténopés et les boîtiers issus du procédé de la caméra obscura.



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