Quelques réflexions sur le concept de nation
Le nouveau premier ministre du Québec, M. Bernard Landry, affirme que
l'essentiel de la question Canada-Québec tient au fait que les
Québécois forment une nation, que les nations aspirent à se gouverner
elles-mêmes, et donc que le Québec doit devenir indépendant.
Reprenons cela. Les Québécois forment-ils une nation? Sur un plan
sociologique, dans le sens français du mot, sans doute, mais sur un plan
juridique, dans le sens anglais, c'est le Canada qui constitue une nation,
c'est-à-dire un État indépendant ayant son propre siège aux Nations
Unies.
Mais au sens sociologique, je dirais qu'une nation existe dès lors que des
êtres humains estiment en former une. Ils se prêtent des
traits communs, historiques, culturels, ethniques, linguistiques ou
religieux et sur cette base se perçoivent comme une nation. Il est
indéniable qu'un grand nombre de Québécois se considèrent comme une
nation et dès lors en sont une.
Quand M. Landry soutient que le Québec, étant une «
nation », doit être l'équivalent politique de ces «
nations » que sont le Canada, les États-Unis ou la France, il joue sur les
mots : il glisse du sens « franco-sociologique » (collectivité
consciente de son identité) au sens « anglo-juridique
» (État indépendant). En fait, l'immense majorité des nations au sens
sociologique ont un statut politique de bien moindre portée que celui dont
jouissent nos provinces canadiennes. Cela inclut les Catalans et les
Écossais, nations que nos leaders indépendantistes québécois prennent
pourtant comme modèles.
Quand on parle d'une nation au sens sociologique, il est souvent difficile
d'en tracer précisément les contours car le sentiment national naît d'un
processus d'auto-identification finalement assez subjectif. De plus, il
serait odieux que cette auto-identification dégénère en tentative
d'annexion ou d'appropriation des autres. C'est Fernand Dumont, le célèbre
sociologue d'allégeance indépendantiste, qui a écrit qu'on ne peut pas
englober dans la nation québécoise, « par la magie du
vocabulaire », des résidants du Québec qui ne se reconnaissent pas
dans cette nation (Raisons communes, 1995, p. 63). Or, si les
résidants du Québec qui ne se reconnaissent pas comme Québécois sont
rares, il sont très nombreux à ne pas vouloir faire partie de la nation
québécoise si cela veut dire qu'ils ne sont pas Canadiens.
Car c'est ce que M. Landry affirme : si nous sommes de la nation
québécoise, nous ne pouvons pas être de la nation canadienne. Il est
impossible d'appartenir à deux ou plusieurs nations à la fois, prétend-il.
Il dit même que les peuples autochtones du Québec ne sont
pas de la nation québécoise puisqu'ils forment leurs propres nations.
C'est là tourner le dos au monde dans lequel nous vivons, où les
identités plurielles constituent plus que jamais une force, où ces
identités doivent être cumulées et non soustraites. Pour la majorité des
êtres humains, les attachements nationaux s'entremêlent.
À cette idée fausse de M. Landry selon laquelle on ne pourrait appartenir
qu'à une seule nation s'ajoute une autre erreur encore plus grave : celle
selon laquelle chaque nation doit former un pays. Cela ferait exploser
la planète. Il y a plus de trois mille groupes humains qui se définissent
comme des nations dans le monde, alors qu'il n'y a pas deux cents États aux
Nations Unies. La grande majorité des pays sont constitués de
plusieurs nations. En France, les Bretons ou les Alsaciens forment-ils
des nations? Au Canada, les Acadiens forment-ils une nation?
Pourquoi pas? Et au Québec même, combien y a-t-il de nations au juste? Ne
doivent-elles pas former autant de pays indépendants selon la logique même
de M. Landry?
Fort bien, répliquent les porte-parole indépendantistes, si vous ne niez
pas l'existence de la nation québécoise, pourquoi ne pas la
reconnaître dans la Constitution canadienne? Il faudrait alors s'entendre
sur le nombre de nations à reconnaître dans la Constitution. Celle-ci, à l'exception
très spéciale des peuples autochtones, ne fait que fonder les droits des
citoyens et les pouvoirs des autorités publiques et pour le reste laisse
chacun se définir comme il l'entend sans rien imposer à personne. Elle ne
reconnaît même pas la nation canadienne.
Vous banalisez l'identité québécoise, nous accusent les leaders
indépendantistes. À cela, je répondrai que nous ne banalisons rien du
tout. Nous refusons simplement de commettre l'erreur de croire qu'il faille
mettre dans une Constitution tout ce qui est important.
Quantité de choses importantes ne sont pas dans la Constitution. La plus
importante des valeurs, l'amour, n'y est pas reconnue, pour reprendre
l'exemple de Jean-Pierre Derriennic (Nationalisme et démocratie,
1995, p. 134). Ce n'est pas parce que notre Constitution est muette là-dessus
que l'amour n'existe pas! Tout le monde conviendra qu'il n'existerait pas
davantage si la Constitution le mentionnait. Même les textes légaux sur le
mariage ne parlent pas de l'amour. Ça n'empêche personne de voir dans
le mariage l'union de deux êtres qui s'aiment. Je sais que cet argument
fera sourire, mais je le crois pourtant fondamental : on met dans une
Constitution non pas tout ce qui est important, mais tout ce à quoi on veut
rattacher des conséquences juridiques.
La question, du point de vue du droit constitutionnel, n'est pas de savoir
si les Québécois ont une identité à eux à laquelle ils tiennent en plus
de leur identité canadienne. Bien sûr que l'identité québécoise est
bien en vie et son existence, pas plus que l'amour, ne dépend d'une
reconnaissance constitutionnelle. Non, la question est de savoir quels sont
les droits qu'il faudrait rattacher à une éventuelle reconnaissance
constitutionnelle de cette identité québécoise.
D'ailleurs, je préfère de beaucoup l'expression « société » à celle
de « nation ». Si l'objectif est vraiment d'être le plus inclusif
possible, alors le mot « société » est le plus approprié. L'étymologie
du mot « nation » renvoie à « naissance » et conserve donc une
connotation liée aux origines, voire à la race. La nation peut être
civique, mais ce n'est pas garanti. On élargit le nombre de Québécois qui
se sentent inclus en définissant le Québec comme une société
plutôt que comme une nation.
Mais la question demeure : quelles conséquences juridiques sont à
rattacher à une reconnaissance constitutionnelle de cette société
québécoise unique ou distincte?
Il ne peut pas s'agir de donner aux Québécois plus de droits qu'aux autres
Canadiens. D'ordinaire, les États démocratiques ne s'avancent guère dans
la hiérarchisation des droits de leurs citoyens selon que certains sont à
ranger dans des « nations » ou des « sociétés ».
Il ne peut s'agir non plus de décréter à l'avance que la spécificité du
Québec rend nécessaire le transfert vers le gouvernement du Québec de
pouvoirs additionnels, ou de nouveaux aménagements comme celui qui
fonde notre droit civil, sans préciser de quels pouvoirs ou de quels
aménagements il est question. Même avec la reconnaissance
constitutionnelle de la spécificité québécoise, il faudrait continuer,
comme nous le faisons aujourd'hui, à évaluer ensemble chaque proposition
de changement à son mérite, compte tenu de l'intérêt des citoyens.
Mais si l'objectif est de faire de cette reconnaissance constitutionnelle
une disposition interprétative, comme le prévoyaient les accords de Meech
et de Charlottetown, alors il faut se rappeler que c'est en gros ce que les
juges font de toute façon. Le regretté juge en chef Dickson, l'ancien juge
en chef Lamer et la juge en chef actuelle, la très honorable Beverley
McLachlin, ont tous dit que la Cour suprême du Canada prenait en
compte la spécificité québécoise quand il s'agissait d'interpréter la
Constitution sur des questions qui touchent le Québec. Le reconnaître
explicitement dans la Constitution serait souhaitable, mais pas forcément
nécessaire.
En somme, avec ou sans changement constitutionnel, les Québécois peuvent
très bien vivre leurs attachements nationaux. Surtout, ils peuvent le faire
sans avoir à choisir entre le Québec et le Canada. Il est terriblement
faux de croire qu'on ne peut appartenir qu'à une nation à la fois et
que chaque nation doit être indépendante. L'emballement de M. Landry
pour le concept de nation est un coup d'épée dans l'eau. Ce qu'il en
dit ne change rien au fait qu'il vaut mieux être Québécois et Canadien
que Québécois sans le Canada.
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