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Salle de presse

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LETTRE AU PREMIER MINISTRE BOUCHARD
CONCERNANT LA MAJORITÉ REQUISE POUR UNE SÉCESSION

le 9 avril 1999

Monsieur Lucien Bouchard
Premier ministre du Québec
885, Grande-Allée Est
Québec (Québec)
G1A 1A2

Monsieur le Premier ministre,

Vous avez tenu à transformer la célébration du cinquantième anniversaire de l’entrée de Terre-Neuve dans le Canada en une occasion de relancer le débat sur la majorité claire requise par la Cour suprême pour engager la négociation d’une sécession. Ce mélange des genres est dommage pour nos concitoyens terre-neuviens, qui méritaient d’être fêtés pour eux-mêmes, et regrettable aussi pour nous, les Québécois, qui, dans notre grande majorité, ne voulons plus entendre parler de votre projet de troisième référendum.

Votre point de vue est bien résumé par la déclaration suivante, que vous avez faite le 30 mars à la sortie de l’Assemblée nationale :

«En 1949 (sic), par cette décision historique qui allait engager les générations à venir, les Terre-Neuviens ont adopté la règle démocratique, celle du cinquante pour cent plus un. Et c’est par un vote de cinquante-deux pour cent, avec une majorité de 7 000 voix, que la double décision fut prise : rompre avec la Grande-Bretagne et se joindre au Canada.(...) Ce serait une injustice face à l’histoire si lors d’un prochain référendum, les Québécoises et les Québécois n’étaient pas traités avec le même respect démocratique que leurs voisins et amis de Terre-Neuve.»

C’est précisément parce que les Québécois ont droit au même respect démocratique que les Terre-Neuviens qu’il ne faudrait jamais entreprendre de négocier leur perte du Canada à moins, comme le dit la Cour suprême, qu’une majorité claire ait fait ce choix en répondant positivement à une question claire sur la sécession. En fait, le parallèle avec Terre-Neuve plaide contre la sécession tentée selon la règle du 50 pour cent plus un et ce, pour quatre raisons fondamentales :

1. Le lien à rompre était beaucoup moins solide

Terre-Neuve n’était ni une province ni une région du Royaume-Uni. État indépendant, Terre-Neuve avait connu, dans le contexte de la Grande Dépression, d’énormes difficultés économiques, de sorte qu’elle était tombée sous la dépendance politique et financière du Royaume-Uni en 1934, selon un statut qui a été conçu dès le départ comme provisoire. Après la guerre, les pressions pour mettre fin à ce statut provisoire se sont accrues et Londres poussait en ce sens.

Vous invitez les Québécois à scinder un vrai pays, et non à mettre fin à un arrangement provisoire. Les liens qu’il faudrait «rompre», pour reprendre votre expression, seraient infiniment plus solides et complexes que ceux qui reliaient Terre-Neuve au Royaume-Uni en 1948. Leur rupture exigerait que beaucoup de précautions soient prises pour assurer la justice pour tous. Une foule de problèmes se poseraient, y compris, éventuellement, la question des frontières.

Comme la Cour suprême nous le rappelle : «Il existe inévitablement, après 131 ans de Confédération, un haut niveau d’intégration des institutions économiques, politiques et sociales au Canada. (...) Bien sûr, la sécession donnerait naissance à une multitude de questions très difficiles et très complexes.(...) Nul ne peut sérieusement soutenir que notre existence nationale, si étroitement tissée sous tant d’aspects, pourrait être déchirée sans efforts selon les frontières actuelles du Québec.»

2. La rupture a été appuyée par une majorité claire

Il ne faut pas confondre les 52 pour cent des Terre-Neuviens qui ont appuyé la confédération avec le Canada avec la majorité beaucoup plus importante qui s’est prononcée pour la rupture du lien de dépendance provisoire qui les rattachait au Royaume-Uni. Un premier référendum, tenu le 3 juin 1948, offrait aux Terre-Neuviens trois options : 1) le prolongement de ce statut de dépendance pour cinq années additionnelles [Commission of Government], 2) l’indépendance sans l’aide financière de Londres [Responsible Government] ou 3) l’entrée dans la fédération canadienne [Confederation with Canada]. Seulement 14 pour cent des électeurs ont voté pour le prolongement du statut de dépendance. Autrement dit, la rupture du lien avec le Royaume-Uni a été approuvée par 86 pour cent des électeurs. Le gouvernement du Royaume-Uni, responsable de l’organisation de ces consultations populaires, s’attendait à une telle majorité claire et à ce que la lutte à finir se fasse entre les deux autres options lors d’un référendum subséquent.

Et de fait, il vaut beaucoup mieux ne pas tenir un référendum pour ce type de rupture à moins que ce ne soit pour confirmer officiellement l’existence d’un consensus observable en sa faveur. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit depuis 1945 dans les 13 cas d’accession à l’indépendance, en dehors du contexte colonial, où un référendum a été tenu : la majorité obtenue a été en moyenne de 92 pour cent, la plus faible majorité ayant été de 72 pour cent.

3. Le choix déchirant s’est fait entre deux changements radicaux et non entre la continuité et un changement radical

C’est lorsque le choix se fait entre la solution de continuité et un changement grave, quasi irréversible, qui affecterait profondément la vie des citoyens ainsi que celle des générations futures, qu’il convient de demander aux partisans de ce changement d’obtenir l’appui d’une majorité claire. Or, dans le cas de Terre-Neuve, le second référendum, tenu le 22 juillet 1948, a placé les électeurs dans l’obligation de choisir entre deux changements radicaux : l’indépendance sans l’aide financière britannique ou la confédération avec le Canada. Il n’y avait pas de solution de continuité disponible. Le gouvernement canadien aurait pu refuser de négocier l’entrée de Terre-Neuve dans la Confédération en alléguant qu’un appui de 52 pour cent au Canada était trop tiède. Mais ce faisant, le Canada aurait obligé Terre-Neuve à se rabattre sur l’option de changement radical la moins populaire : l’indépendance sans aide extérieure.

Les Québécois ont en main une solution de continuité : leur pays, le Canada. Vous leur proposez un changement radical : la sécession du Québec du Canada. Les Québécois ont le droit de ne pas perdre le Canada à moins d’avoir clairement indiqué leur volonté en ce sens. Ce droit leur a été confirmé par la Cour suprême.

4. Entrer n’est pas sortir

D’un commun accord, après des mois de négociation, Terre-Neuve est entrée dans le Canada, elle ne l’a pas brisé. Comme vous ont bien répondu le Premier ministre du Canada et le Premier ministre de Terre-Neuve, bâtir un pays, ce n’est pas briser un pays. Et contrairement à ce que vous avez déclaré le 31 mars, rien dans l’avis de la Cour suprême ne permet de confondre les règles de majorité nécessaires pour l’entrée et celles pour la sortie d’un pays.

Il est d’usage en démocratie d’exiger un seuil majoritaire plus élevé pour la sortie d’une union que pour l’entrée dans une union, car les risques d’injustice sont plus élevés quand on cherche à briser des liens, des allégeances et des obligations mutuelles forgés par le temps. Ce principe, qui s’applique à une association en droit privé, vaut a fortiori s’il s’agit d’un pays. En fait, plusieurs pays hautement démocratiques, comme la France et les États-Unis, excluent toute sécession, qu’importe la majorité.

Le gouvernement du Canada maintient donc que nos gouvernements agiraient de façon irresponsable s’ils tentaient de négocier la sécession sans l’assurance que celle-ci est ce que les Québécois veulent clairement. Voilà ce qui se dégage de l’avis de la Cour, avec son insistance sur la clarté, pour peu qu’on en fasse une lecture non sélective.

Il faudrait une majorité suffisamment claire pour qu’elle ne fonde pas lors de la difficile période de négociation et pour qu’elle puisse engager en toute légitimité les générations futures. Vous-même, Monsieur le Premier ministre, avez reconnu le 31 août 1998 qu’il serait «souhaitable» que le Oui obtienne plus que la majorité simple. Pourquoi alors songer à entreprendre une négociation aussi difficile que celle de la sécession avec une majorité qui ne serait pas «souhaitable»?

Du point de vue même qui est le vôtre, celui d’un indépendantiste, vous devriez reconnaître qu’en l’absence de cet appui clair, la tentative de sécession échouerait presque sûrement, non par manque de bonne foi mutuelle, mais parce que les difficultés inévitables liées à votre projet susciteraient des réticences croissantes au Québec même. Et après que vous leur auriez imposé l’épreuve de cette négociation ratée, les Québécois n’auraient aucune envie de s’y reprendre une deuxième fois.

J’ai deux suggestions à vous faire. La première, de loin la solution préférée par la grande majorité des Québécois, est de remiser votre projet d’un troisième référendum, qui divise et affaiblit le Québec, pour plutôt consacrer toutes vos énergies à travailler avec les autres provinces et le gouvernement du Canada afin d’assurer la prospérité et le progrès social pour tous nos concitoyens et tous nos enfants.

La seconde, dans l’hypothèse où vous tiendriez à aller de l’avant avec votre projet d’un troisième référendum, est de réfléchir sérieusement à la façon de respecter pleinement l’avis de la Cour suprême, avec notamment ses exigences de clarté touchant la majorité et la question sur la sécession.

Je vous prie d’agréer, Monsieur le Premier ministre, l’expression de mes sentiments distingués.

Stéphane Dion  


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Mise à jour : 1999-04-09  Avis importants