« La politique des symboles »
Windsor (Ontario)
le 28 avril 1996
L'unité canadienne comporte plusieurs facettes. Mais celle qui a attiré le
plus l'attention, et de loin, c'est le débat émotif au sujet de deux mots.
Notre pays risque de mourir parce que nous ne sommes pas capables d'exprimer
clairement ce que nous avons en tête quand nous sommes pour ou contre ces deux
mots.
Il y a deux semaines, à St-Hyacinthe, nos amis du Parti libéral du Canada,
section Québec, ont bien travaillé; ils sont arrivés avec un ensemble de
propositions, mais ils ont inclus une proposition qui consistait à changer les
deux mots. Ça n'a pas été tout à fait un succès. Et tout le reste est
passé sous silence. Rien n'a été retenu de tout le travail qu'ils ont pu
faire. L'autre jour, j'étais à Edmonton et j'ai dit que mon sujet serait la
fédération canadienne, comment elle fonctionne et comment on peut la faire
encore mieux fonctionner. Mais tout ce qui a été noté, c'est que je n'ai pas
parlé de ces deux mots.
Aujourd'hui, je ne traiterai pas tant de ces deux mots que des raisons pour
lesquelles on leur accorde tellement d'importance dans le débat. Notre pays
souffre de la politique symbolique. Et le Canada pourrait mourir de cette
maladie. Je suis très heureux d'aborder ce sujet avec vous aujourd'hui, avec
les amis libéraux qui, en 1992, lors de leur congrès bisannuel, ont affirmé
publiquement leur soutien à la reconnaissance du caractère distinct du Québec.
C'est bon de parler à des amis libéraux, ici, dans l'un des « foyers
principaux » du libéralisme canadien — Windsor, Ontario.
Quand on pense à Windsor, on pense aux grands Libéraux qui ont influencé
la destinée de cette ville et de notre pays — comme Paul Martin père,
Eugene Whelan et, évidemment, Herb Gray.
Et c'est bon de voir que leur esprit se perpétue chez les grands Libéraux
d'aujourd'hui, comme Paul Martin, Susan Whelan et, évidemment, Herb Gray. Nous
avons de la chance, car ils continueront tous à servir le Canada pendant de
nombreuses années encore, surtout notre ami Herb Gray, dont nous avons
tellement besoin en tant que Libéraux et que Canadiens.
Notre pays souffre de la politique des symboles et, je le répète, il
pourrait en mourir. Dans la politique symbolique, contrairement à la politique
ordinaire, tout devient noir ou blanc. Les positions se transforment en idéaux
sacrés sur lesquels aucun compromis n'est possible.
Toutes les nuances, toutes les différences d'opinion deviennent des
oppositions insurmontables, des contradictions de principes insolubles. Telles
sont les conséquences de la politique symbolique dont le Canada souffre depuis
tant d'années.
Notre propension à considérer des points de vue différents comme des
divergences irréconciliables pourrait bien constituer la plus grande menace à
l'unité de notre pays.
L'une des choses qui me déplaisent de la politique, c'est l'emploi
d'expressions néfastes à la légère. Je pense qu'en tant que politiciens, que
journalistes ou que personnalités publiques, ou même tout simplement en tant
que citoyens, nous devrions tous nous efforcer de surveiller davantage notre
langage.
Ce qu'on constate trop souvent en politique c'est la banalisation
d'expressions disgracieuses comme « racisme » et « victimes ».
Si vous n'écoutiez que les discours à la Chambre des communes ou les
commentateurs dans les médias, vous pourriez avoir l'impression qu'il y a au
Canada des différences de race et de langue et des régionalismes complètement
impossibles à concilier, alors qu'en réalité nous arrivons parmi les premiers
pays au monde en ce qui concerne les droits de la personne et la coopération
culturelle.
Prenons quelques exemples récents. À la Chambre des communes, certains
députés réformistes ont commencé à qualifier de « racistes »
les règlements de revendications territoriales autochtones, les lois
linguistiques du Québec ou une question du recensement demandant aux gens
d'indiquer leur origine ethnique. Vous n'êtes peut-être pas d'accord avec
certains de ces sujets. Personnellement, je me suis opposé vivement à l'Office
de la langue française lorsqu'il a tenté de limiter la distribution d'aliments
casher à l'occasion de la Pâque juive, parce qu'ils n'étaient pas étiquetés
en français. C'était un geste insensible et blessant. Mais il est
irresponsable d'employer des termes lourds de sens comme « racisme »
pour décrire ces problèmes.
Le langage employé pour se poser en victime est dangereux lui aussi. Nous
sommes tous fatigués d'entendre le Bloc québécois qualifier constamment
d'« humiliation » n'importe quel manque d'égards réel ou perçu
envers le Québec ou les Canadiens français. Je me mets en colère quand
j'entends Lucien Bouchard déclarer que Jean Chrétien, qui représente les
Québécois depuis 30 ans à la Chambre des communes, veut voir les Québécois
à genoux. C'est un autre discours dangereux qui fait appel aux côtés les plus
sombres du nationalisme.
Mais le discours de ceux qui sont contre le nationalisme est parfois tout
aussi dangereux. Certains commentateurs éminents ont déclaré que toute forme
de nationalisme est fondamentalement ethnique, chauviniste et raciste.
Historiquement toutefois, il y a eu des exemples de nationalisme qui ont servi
le bien, comme d'autres ont servi le mal. Le nationalisme peut être une force
utilisée pour bâtir une solidarité sociale afin de réaliser des projets
communs — ces projets peuvent être bons ou mauvais, et ce sont eux que nous
devrions juger, pas l'idée du nationalisme.
Le Canada a toujours été formé de diverses identités nationales. D'Arcy
McGee et Georges-Étienne Cartier ont affirmé qu'il y avait quatre nations
culturelles au Canada à leur époque — les Français, les Anglais, les
Irlandais et les Écossais — mais que, collectivement, les Canadiens formaient
une seule nation politique. Il y a diverses formes de nationalisme actuellement
au Canada, et elles s'expriment dans divers projets communs. Elles ne sont pas
fondamentalement racistes simplement parce qu'elles font appel à divers types
de solidarité nationale.
Le nationalisme québécois actuel est un aboutissement moderne du
nationalisme de Georges-Étienne Cartier et d'Henri Bourassa. Il a servi à
promouvoir de nombreux projets politiques différents depuis 30 ans. J'en ai
appuyé certains et je me suis battu contre d'autres. Jugeons le nationalisme
— que ce soit le nationalisme québécois ou n'importe quel autre — en
fonction de ses effets. C'est une banalisation verbale dangereuse que d'affirmer
simplement que nationalisme est toujours synonyme de racisme.
L'un des éléments les plus destructeurs du débat entourant l'accord du lac
Meech a été l'idée que, s'il était reconnu comme une société distincte, le
Québec se servirait de cette reconnaissance pour supprimer les droits des
femmes, des minorités, voire tous les droits individuels dans la province.
L'économiste Pierre Fortin a très bien décrit le profond sentiment de rejet
que les Québécois ont éprouvé à l'époque. Il a écrit : « En
rejetant l'accord du lac Meech, le reste du Canada a indiqué au Québec qu'il
ne le croyait pas capable de concilier la défense et la promotion de son
identité avec les impératifs de la Charte des droits et libertés ».
Autrement dit, bien des Québécois ont pensé : pourquoi essayer de
partager le même pays avec des gens qui n'ont pas confiance en nous et qui nous
jugent moins libéraux et moins démocrates qu'eux?
Ce sentiment de rejet découlant de l'utilisation dangereuse de la politique
symbolique explique grandement pourquoi l'appui à la cause indépendantiste au
Québec est passé d'environ 30 pour cent 100 en 1987 à près de 70 pour cent
100 en 1990 — juste après l'accord du lac Meech.
Par conséquent, cherchons tous, je vous en prie, à éviter au cours des
mois qui viennent, dans nos évaluations et dans nos raisonnements, la
terminologie très émotive de la politique symbolique qui pourrait détruire
notre pays. Nous ne pouvons pas laisser le Canada mourir de la politique
symbolique.
L'allocution prononcée fait foi.
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