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LES ARTS
INDIENS*
1. Au cours de nos audiences, on
nous a entretenus souvent des peuples indiens,
qui ont joué le rôle que l'on sait aux débuts
de l'histoire du Canada et qui forment, dans une
certaine mesure, une société à part et
maintiennent un mode de vie distinct d'un bout à
l'autre du pays. Seize mémoires ou exposés ont
appelé notre attention sur les aspects de leur
vie qui nous intéressent plus particulièrement,
c'est-à-dire leurs arts et métiers. Nous avons
reçu, de plus, à ce sujet, une étude bien
documentée, dans laquelle nous avons puisé
plusieurs renseignements de la plus grande
utilité. Nous nous intéressons à cette
question, en elle-même, et aussi parce qu'elle
touche au bien-être d'un groupe important de la
population du Canada.
2. On nous a présenté les arts
de divers groupes d'Indiens en nous indiquant que
les différences primitives, remontant
probablement au temps de la migration de ces
peuples en notre continent, se sont accentuées
par suite des variations du climat, de l'habitat
et des ressources naturelles des régions où ils
se sont fixés. On nous a parlé des tribus des
forêts de l'Est, des grandes plaines, de
l'intérieur de la Colombie-Britannique et du
littoral nord-ouest, ainsi que de l'ingéniosité
et de la beauté de leurs productions : vannerie
de tous genres, articles en cuir, sculpture sur
bois, broderie, argenterie de styles divers. On
nous a exposé dans le détail les arts et
métiers du littoral du Pacifique, où un
système économique et social fort évolué
comportait des formes diverses d'expression
individuelle remarquables par leur grande
variété et leur haute originalité. D'autre
part, on nous a rappelé la nécessité de
diffuser largement les renseignements, que nous
recevions :
« L'ignorance reste très généralisée
au sujet des cultures indigènes. Le cinéma et
les illustrés populaires constituent, pour bien
des gens, l'unique source d'information à cet
égard. On y représente tous les Indiens vivant
sous la tente d'écorce et coiffés de plumes, si
bien que certains Indiens ont fini eux-mêmes par
s'y laisser prendre. D'autre part, l'opinion ne
sait pas réagir aux imputations d'ignorance, de
paresse, d'instabilité. Ces erreurs d'ordre
psychologique se mêlent à des bribes de
données réelles (par exemple, que les Indiens
confectionnaient autrefois des têtes de flèche
qu'on retrouve ici et là, ou bien que les
vieilles squaws troquaient des paniers pour de
vieux vêtements)... et c'est à cela que se
résume l'information de l'opinion publique au
sujet de ces peuples » (1).
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Cette
indifférence, cette ignorance généralisées
parmi la population blanche du Canada
s'accompagnent d'une indifférence croissante,
chez les Indiens eux-mêmes, à l'endroit de
leurs traditions et de leurs arts indigènes.
Nous avons reçu plusieurs mémoires importants,
voire précieux, à propos de cette question, de
la British Columbia Indian Arts and Welfare
Society, ainsi que des membres, habitant la
même province, de la Federation of Canadian
Artists qui s'intéressent au travail des
Indiens. Nous avons recueilli également le
témoignage de groupes de l'Alberta et nous avons
appris l'existence d'un important débouché pour
les produits de l'artisanat indien au
Nouveau-Brunswick. L'accord semble exister sur ce
fait que la jeune génération délaisse les
métiers d'art traditionnels et que certains des
moins pratiqués, telles l'argenterie et la
sculpture sur argilite du littoral du Pacifique,
pourraient disparaître complètement avant peu.
D'après les auteurs de notre étude spéciale,
qui fondent leurs conclusions sur une enquête
minutieuse : « Les lettres qui nous
communiquaient des renseignements en vue de notre
étude avaient pour leitmotiv cette phrase : les
jeunes ne connaissent pas ces métiers, seuls les
vieux s'y adonnent encore » (2).
Puis, au sujet de l'indifférence à l'égard du
passé :
« Dans la plupart des régions... la
culture indienne était traitée avec
mépris, indifférence ou hostilité; les
objets confectionnés par les Indiens
étaient, tout au plus, considérés comme
des curiosités. En dehors des musées ou des
collections d'amateurs, ces objets n'avaient
pour tout partage que l'indifférence
méprisante de l'Européen et l'apathie de
l'Indien incertain sur sa propre attitude. En
conséquence, on lit à maintes reprises dans
les rapports des agents des Indiens : «
Seules, quelque vieilles femmes se rappellent
ces procédés que les jeunes ne veulent pas
apprendre ». Ou bien : « Ils ne
s'intéressent qu'à l'argent qu'ils peuvent
en tirer. La perfection artisanale ne les
préoccupe aucunement » (3) .
3. Plusieurs genres de produits
qui survivent, attribués faussement aux artisans
indiens, sont des objets de camelote fabriqués
en série à l'intention du touriste : totems en
miniature mal sculptés, épingles en plastique
aux couleurs crues (« confectionnés par les
Indiens au moyen d'os pressés ») et autres
bibelots, ou mieux « souvenirs indiens »
fabriqués au Japon(4) .
Cette activité ne contribue même pas toujours
à l'avantage économique de la famille indienne
; elle aboutit plutôt, dans certains cas, à un
travail à peine rétribué, qui est
littéralement imposé à la mère et aux
enfants.
4. Cet état de choses peu
satisfaisant porte bien des gens à croire que,
puisque la disparition des véritables arts
indiens est inévitable, il ne faut pas
encourager les Indiens à prolonger l'existence
de fabrications qui apparaissent ou artificielles
ou dégénérées, selon qu'on les considère
d'un oeil favorable ou non. Celles-ci, dit-on,
ont surgi spontanément de l'union des pratiques
religieuses et des habitudes économiques et
sociales qui constituait la culture de la tribu
et de la région. La perturbation apportée
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par le Blanc, armé de sa civilisation plus
avancée et de ses techniques infiniment
supérieures, a provoqué la ruine graduelle du
mode de vie indien. Ainsi donc, les techniques
artistiques des Indiens n'ont survécu que comme
les fantômes ou les ombres d'une société
morte. Jamais, prétend-on, elles ne reprendront
une forme ou une substance réelle. Par
conséquent, les Indiens doués d'un talent
créateur doivent l'exploiter à la façon des
autres Canadiens, et il importe de leur faciliter
de toutes les façons la formation en ce sens;
mais il est impossible de faire revivre l'art
indien comme tel.
5. À notre avis, on s'accorde
pour convenir que certaines formes de cet art ont
définitivement disparu avec les coutumes qui
leur avaient donné naissance, et que l'emploi
sans discernement de totems en guise d'enseignes
de postes d'essence ne favorise aucunement la
cause de l'Indien ni celle de l'art. Il ne
s'ensuit pas qu'on ne doive pas conserver avec
soin les uvres du passé qui ont une grande
signification pour l'anthropologie et l'histoire
de l'art primitif.
6. Un certain nombre de groupes et
de personnes nous ont néanmoins affirmé que
l'art indien dépasse de beaucoup le pur
intérêt historique. On nous a rappelé à
maintes reprises que, de tradition, les Indiens
sont des artisans d'une très grande adresse.
Laisser se perdre, faute d'encouragement, leur
habileté technique, leur goût et leur
originalité dans le dessin, leur faculté
d'adapter leurs talents à l'emploi de nouvelles
matières et à la production de nouveaux types
d'objets, ce serait dommage pour toute la
population du Canada, blanche aussi bien
qu'indienne.
7. Il n'y a pas lieu de craindre,
semble-t-il, qu'un art devienne stéréotypé,
qui « pour la qualité du travail et le dessin,
occupe un rang élevé ... parmi les arts et
métiers aborigènes » (5). Ces
arts ont résisté à la corruption pendant des
siècles, tout en bénéficiant de l'apport de
l'homme blanc, sous forme d'outils
perfectionnés, de matières et même de dessins.
On sait avec quelle rapidité et quelle aisance
les Indiens ont, par le passé, adapté et
assimilé à leurs techniques les perles, soies
et dessins des Blancs. Aujourd'hui,
apprenons-nous, l'histoire se répète; les
Indiens de l'île de Vancouver et d'ailleurs se
sont mis à tricoter, se servant non pas des
modèles des Blancs ni même, toujours, de leurs
dessins traditionnels. « Il se forme plutôt de
nouvelles traditions, inspirées de l'hirondelle
en vol, du chevreuil et d'autres animaux
représentés sous des angles inédits » (6)
. Nous possédons d'autres indices du sens du
dessin, qui paraît commun à des groupes indiens
par ailleurs fort différents.
8. On nous a rappelé, d'autre part,
que l'Indien ne peut donner tout son
rendement que dans certaines conditions, qui se
rencontrent rarement maintenant. Des tribus
considèrent certains produits comme sacrés et
voient d'un mauvais oeil qu'un de leurs membres
s'en défasse, même sous forme de cadeau à un
ami, sans se soumettre à un rituel spécial.
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Ces coutumes, pour exceptionnelles qu'elles
soient, expliquent qu'on nous ait affirmé à
maintes reprises que les Indiens ne travaillent
vraiment bien que lorsque leur oeuvre est
suffisamment appréciée. Le manque
d'appréciation chez l'acheteur et la demande
d'articles bon marché ont causé cet abaissement
sérieux des normes de travail dont nous ont
parlé certaines sociétés bénévoles, surtout
de la Colombie-Britannique, qui s'efforcent de
rétablir ces normes en encourageant les
artistes, en initiant le public à la beauté des
travaux indiens et en maintenant les prix à un
niveau raisonnable.
9. Il n'est peut-être pas exagéré de
présumer que le marasme où se trouvent
actuellement les arts indiens, et qui pourrait en
provoquer la disparition complète, tient en
partie à certaines tendances atteignant toutes
les sociétés contemporaines : le machinisme, le
désir de nouveauté plutôt que de qualité, la
propension au moindre effort et au débraillé.
Aujourd'hui, ainsi que nous l'avons noté,
certaines sections de la population blanche du
Canada se lancent dans l'artisanat avec
enthousiasme pour des raisons très diverses :
pour satisfaire le désir universel de réaliser
une oeuvre, pour occuper agréablement ses
loisirs, pour se procurer un peu d'argent.
L'Indien travaille pour les mêmes motifs mais se
voit souvent entravé par le manque
d'instruction, d'avis et d'encouragement, par le
sentiment que personne ne veut de ses meilleurs
produits et par les difficultés de vente,
surtout quand il s'agit de beaux produits qui ont
besoin d'un marché spécial.
10. Ces aspects de la question ont
porté certaines sociétés bénévoles à nous
exposer avec instance la nécessité d'une aide
et d'un encouragement. Aide et encouragement,
prétendent-elles, s'imposent, dans l'intérêt
non seulement des Indiens mais de tous les
Canadiens qui s'intéressent aux arts mineurs.
Grâce à leur ingéniosité et à leur goût, à
leurs dessins traditionnels et aux objets qu'eux
seuls produisent, les groupes indiens peuvent
apporter une contribution précieuse dans ce
secteur de la vie culturelle au Canada.
11. On a exprimé nombre d'avis
sur la forme que pourrait prendre l'aide à
apporter de la sorte : la collaboration de la
Galerie nationale, qui peut contribuer à
conserver et faire connaître les dessins indiens
traditionnels; les expositions ambulantes de
travaux indiens; une forme spéciale
d'enseignement; l'étude des problèmes que pose
la vente des différents genres de produits. On
convient en général que l'aide, pour
essentielle qu'elle soit ne doit se donner
qu'avec beaucoup de soin; sinon, elle fera plus
de mal que de bien. Il faut maintenir des normes
élevées de qualité grâce à un intérêt et
à un encouragement judicieux. Les Indiens
doivent être rappelés au sens de la valeur de
leurs traditions et de la beauté de leurs
dessins traditionnels, mais on doit les laisser
libres de travailler suivant la forme et le
modèle qu'ils préfèrent. De cette façon, on
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pourra les convaincre d'éviter la copie
servile de nouveautés qui les attirent, ou
qu'ils croient meilleures, simplement parce
qu'elles viennent des Blancs.
12. On a exprimé l'avis que la
Division des affaires indiennes devrait être
invitée à s'occuper de ces questions et
recevoir les ressources nécessaires à cette
fin. Quelques agents de la Division des affaires
indiennes s'y intéressent et rendent des
services, nous dit-on, mais, en général, on a
l'impression que cet organisme a adopté une
attitude plutôt négative. Il est impossible de
dresser un plan d'application uniforme, mais il
faut un programme souple pour encourager les
Indiens à donner leur meilleur rendement. La
publicité et l'information s'imposent également
pour permettre aux autres Canadiens de comprendre
la valeur de ces oeuvres (eux qui manifestent
déjà un vif intérêt à l'endroit de
l'artisanat, ainsi que nous l'avons noté).
Quelqu'un nous a même proposé la formation d'un
conseil, relevant du cabinet, qui s'occuperait de
ce travail.
13. « L'établissement d'une
ligne de conduite d'ordre national dans le
domaine des arts et métiers est essentielle au
bien-être des Indiens »(7).Cette
parole nous amène à traiter un sujet qui
préoccupait un certain nombre de sociétés,
c'est-à-dire l'état des arts et métiers au
pays. Les Indiens, qui forment une minorité au
Canada, se trouvent pour la plupart dans une
condition d'infériorité, du triple point de vue
économique, social et intellectuel. Leur
instruction académique relève de la Division
des affaires indiennes et l'on nous a dit que les
arts et métiers devraient entrer dans le
programme de cet enseignement. Le Centre
d'études amérindiennes de l'université de
Montréal signale que les Indiens du Canada
relèvent à la fois d'organismes de bien-être
(dont l'action prend la forme de la tutelle) et
d'organismes, tels que le Musée national, qui
s'occupent d'études d'ordre culturel. Dans son
mémoire, le Centre exprime l'avis qu'il y aurait
lieu de créer un Conseil canadien d'études et
de bien-être amérindiens, chargé d'étudier
chaque aspect de la vie indienne et de proposer
des mesures législatives appropriées. Les
groupes bénévoles et les particuliers qui, sur
un plan modeste, se sont efforcés de réaliser
cette oeuvre semblent convenir que l'intégration
de l'Indien dans la vie canadienne se réalisera
le mieux si les autres Canadiens apprennent à le
connaître et à le comprendre par le truchement
de son travail créateur. Ils nous ont exposé
que ce serait beaucoup mieux qu'un simple geste
de charité protectrice que de favoriser ainsi la
renaissance de l'activité artistique chez ceux
qui, tout au long de notre histoire, ont maintenu
l'artisanat à la hauteur d'un art.
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