ISSN: 1918-5901 (English) -- 1918-591X (Français)

 

2016: Volume 9, Numéro 1, pp. 103-118

 

Étude de la perception du public ivoirien de la stratégie d’intégration locale des médias français en Afrique francophone

Jean-Jacques Maomra Bogui
Université du Québec à Montréal, Canada

Texte intégral: PDF TDM: HTML PDF

Abstract:

In Francophone Africa, the influence of Western media in general—French in particular—was often perceived as a manifestation of cultural imperialism. Over the past two decades, some changes in the conquest of the media space strategy in Africa by the French media through the development of a strategy of “glocalization” or local integration has been observed, which allows to deliver content most suited to the African public. It is in this perspective that the French media group called Canal + Africa has gradually opened to the media and African cultural products (public and private channels). This development is also characterized by a desire to offer the African public versions of “Africanized” shows already proposed to the French public (e.g., + D’Afrique inspired by Le grand journal of Canal + or Africa Island talent inspired by the music program Star Academy of TF1). With particular emphasis on the situation of the Canal + Afrique group in Ivorian media world, our analysis draws on the results of a qualitative survey, which included 30 participants (selected by using a purposive sampling method) from the city of Abidjan (the economic capital of Cote d’Ivoire). The focus of this analysis is to understand Ivorian public perception of cultural issues of the evolution of the expansion strategy of the African media landscape by the French media.

Keywords: Africa; Francophonie; Glocalization; Imperialism; Media

Résumé:

En Afrique francophone, l’influence des médias occidentaux en général, français en particulier a été souvent perçue comme la manifestation d’un impérialisme culturel. Au cours des deux dernières décennies, on a pu observer une certaine évolution dans la stratégie de conquête de l’espace médiatique africain par les médias français à travers le développement d’une stratégie de ”glocalisation” ou d’intégration locale, qui permet d’offrir des contenus mieux adaptés au public africain. C’est dans cette optique que le groupe médiatique français Canal + Afrique s’est ouvert progressivement aux médias et produits culturels africains (chaines de télévision publiques et privées). Cette évolution se caractérise également par une volonté de proposer au public africain des versions “africanisées” d’émissions déjà proposées au public français (e.x., + D’Afrique inspirée du grand journal de Canal + ou Island Africa talent inspirée de l’émission musicale Star Academy de TF1). En mettant un accent particulier sur la situation du groupe Canal + Afrique dans l’univers médiatique ivoirien, nous analyserons à partir des résultats d’une enquête qualitative réalisée auprès de trente habitants (échantillonnage par choix raisonné) de la ville d’Abidjan (la capitale économique de la Côte d’Ivoire) la perception du public ivoirien des enjeux culturels de la stratégie de conquête de l’espace médiatique africain par les médias français.

Mots-clés: Afrique; Francophonie; Glocalisation; Impérialisme; Médias

Introduction

La domination de l’espace médiatique africain par des médias et produits culturels occidentaux a suscité des débats importants dans les années 1970-1980 (MacBride, 1980). En Afrique francophone, l’importance des médias occidentaux en général, français en particulier a été souvent perçue par certains observateurs comme la manifestation d’un impérialisme culturel, voire, une nouvelle forme de colonisation qui se ferait cette fois-ci par les esprits.

Canal + Afrique, filiale du premier groupe français dans le domaine de la télévision à péage (CANAL +) a été dès son arrivée sur le marché médiatique africain dans les années 1990 perçu comme un instrument de cet impérialisme culturel. Cependant, en cette ère de mondialisation on observe une nette évolution dans la stratégie de conquête de l’espace médiatique de ce “géant des médias” en Afrique francophone. De la diffusion quasi unique de produits culturels occidentaux à un public africain, le bouquet de Canal + Afrique s’est ouvert progressivement aux médias et produits culturels africains (chaines de télévision publiques et privées). La création en octobre 2014 de la chaine A+1 présentée comme une chaine faite “par des Africains pour des Africains” est un pas de plus dans sa stratégie de “glocalisation” ou d’intégration locale, qui permet d’offrir des contenus mieux adaptés à la classe moyenne naissante du continent selon ses initiateurs.

Cependant est-il possible de considérer que cette nouvelle approche consistant à “africaniser” les produits culturels proposés au public africain rend définitivement caduc tout débat sur la domination culturelle occidentale en Afrique facilité en partie par l’internationalisation des médias? Quelle perception le public africain a-t-il des enjeux culturels de la stratégie de “glocalisation” du groupe Canal + en Afrique?

Selon plusieurs auteurs anglo-saxons les craintes au sujet de l’impérialisme ou de l’uniformisation culturelle que peut occasionner l’internationalisation des médias à l’ère de la mondialisation ne se justifient pas. Stuart Hall, l’un des chefs de file des cultural studies en Grande-Bretagne, considère que les processus de mondialisation ne peuvent conduire à la disparition des spécificités locales:

En fait, la mondialisation (sous la forme de la spécialisation flexible et du marketing de niche), exploite les différences locales. Plutôt que de penser le global comme remplaçant le local, il serait donc plus juste de penser aux nouvelles articulations existant entre le “global” et le “local”. (Hall, 1992: 304)

Selon ce chercheur, “les identités culturelles sont partout relativisées sous l’effet de la compression spatio-temporelle” Hall (1992: 301-306). Pour Stuart Hall (1995: 176), “la mondialisation a vocation à perturber les contours stables de la culture”, C’est dans ce sens qu’il est nécessaire de percevoir les identités culturelles comme étant éternellement en construction, pouvant en permanence se redéfinir sous l’influence d’éléments culturels extérieurs. Stuart Hall va ainsi utiliser la notion de “transculturation” qui désigne les moyens utilisés par une culture dominée pour “s’approprier” les codes de la culture dominante dans l’optique de créer une forme culturelle “hybride”.

Arjun Appadurai parlera “d’indigénisation” pour décrire le processus par lequel les consommateurs des pays du “tiers monde” s’approprient les flux transnationaux. Il considère que les thèses de l’”américanisation” ou de l’impérialisme culturel ignorent la capacité des sociétés de la “périphérie” d’”indigéniser” les “forces en provenance des différentes métropoles” (Appadurai, 1990: 295). Selon le sociologue John Tomlinson (cité dans Mattelart, 2008: 283) “les médias globaux et les technologies de la communication” enrichissent “l’expérience culturelle” de leurs consommateurs. L’ubiquité des médias, avance-t-il, constitue une “ressource culturelle” pour les individus qui étend leur univers expérientiel, nourrissant “une conscience culturelle qui est, à bien des égards, ’globale’”.

Cependant, Tristan Mattelart met en évidence la pauvreté en matière d’analyse empirique de ces approches théoriques. Selon lui:

Si nombre de textes célèbrent avec emphase l’avènement d’identités et de cultures créoles, hybrides, cosmopolites, transculturelles à l’heure de la dialectique du global et du local, peu décortiquent méticuleusement la manière dont les individus ou les cultures sont confrontées aux flux médiatiques transnationaux. (Mattelart, 2008: 284)

Il dénonce une vision trop romantique de l’appropriation car:

Faute de prendre en compte le cadre global dans lequel circulent les flux transnationaux et d’étudier avec précision les interactions qu’ils suscitent au niveau local, les théories de la mondialisation culturelle tendent à magnifier les logiques d’appropriation dont ils font l’objet, jusqu’à en offrir une vision romantique, sans en cerner ni les limites ni les contradictions. (Mattelart, 2008: 284)

L’étude de terrain sur laquelle s’appuie ce travail a pour vocation de combler en partie cette lacune en permettant à travers une démarche qualitative d’analyser la perception des populations d’une métropole africaine (Abidjan) confrontés aux flux médiatiques transnationaux des enjeux culturels de la stratégie d’intégration locale du Groupe médiatique français Canal + en Afrique francophone.

L’enquête réalisée en juillet 2015 a permis par la constitution d’un échantillonnage par choix raisonné d’interroger trente Abidjanais résidants dans quatre communes de la ville d’Abidjan dont Yopougon et Abobo les deux communes les plus peuplées de la ville (huit enquêtés dans chacune de ces communes), Treichville l’une des plus anciennes communes d’Abidjan (sept enquêtés) et Cocody la commune la plus huppée de la capitale économique ivoirienne (sept enquêtés). Les personnes interrogées étaient de niveaux d’étude différents (niveau primaire au troisième cycle universitaire). Leur âge variait de vingt ans à cinquante ans. Avec une parité entre les hommes et les femmes (quinze hommes et quinze femmes).

Le postulat fondamental sur lequel repose l’échantillonnage par choix raisonné est que le chercheur peut faire le tri des cas à inclure dans l’échantillon qui répondent de façon satisfaisante au besoin de la recherche . . . Une tactique courante utilisée par le chercheur consiste à choisir des cas typiques de la population à laquelle il s’intéresse en fonction de critères spécifiques qu’il juge importants pour son étude. (Bonneville, Grosjean & Lagacé, 2007: 95)

Les informations recherchées concernaient les médias préférés des enquêtés, l’intérêt qu’ils portaient aux médias diffusant spécifiquement des productions africaines, leurs perceptions des enjeux culturels, économiques et politiques de la stratégie de “glocalisation” des médias français.

Ce travail est structuré en trois parties; la première partie est consacrée à un bref état des lieux de la présence des médias français dans l’espace médiatique en Côte d’Ivoire et en Afrique francophone. Dans la seconde partie, après un retour sur les origines du concept de “glocalisation”, nous nous intéresserons à la mise en application de cette stratégie économique par le groupe Canal + en Afrique, et enfin la troisième et dernière partie sera consacrée à la présentation des principaux résultats de notre enquête réalisée auprès de téléspectateurs ivoiriens et à l’analyse de la perception de ces derniers des enjeux culturels de la stratégie de conquête de l’espace médiatique africain par les médias français en mettant un accent particulier sur la stratégie mise en place par le groupe Canal + Afrique.

Les médias français en Côte d’Ivoire et en Afrique francophone

Les médias français toujours dominants en Côte d’Ivoire

Depuis l’accession à l’indépendance de la majorité des pays d’Afrique francophone en 1960, les médias français ont toujours été présents dans l’univers médiatique de ces pays en général et de la Côte d’Ivoire en particulier. Cependant, il faut retenir que cette présence est d’abord historique, car jusqu’en 1946, la domination de la presse d’Afrique francophone par les Occidentaux et l’administration coloniale française était sans partage. De 1921 à 1946, un décret interdisait en Afrique occidentale française (AOF) toute publication pouvant être considérée comme critique à l’égard de l’administration coloniale et remettant en cause sa légitimité. C’est ainsi que les premiers journaux dans cette partie de l’Afrique étaient en premier lieu destinés à un public d’Occidental (Tudesq, 1998: 7). La situation fut également similaire en ce qui concerne les premiers auditeurs de chaînes de radio. Le contenu des premiers médias en Afrique francophone était ainsi consacré avant tout à l’actualité française et internationale. Bien qu’à partir de 1946 un autre décret colonial va assouplir les dispositions du précédent, la domination des médias Français dans ce secteur était toujours réelle malgré l’existence d’une presse africaine aux tirages limités et sous la surveillance de l’administration coloniale.

Plusieurs décennies après son accession à l’indépendance, l’espace médiatique audiovisuel ivoirien semble toujours aussi ouvert aux médias français et internationaux. Selon une étude TNS-Sofres/Africascope menée entre le 14 et le 27 mai 2014 en Côte d’Ivoire auprès de 1163 personnes (Necdem, 2014) l’offre médiatique française et francophone à travers les médias appartenant au gouvernement français ou créés à son initiative que sont Radio France internationale (RFI), France 24, et TV5 Monde Afrique enregistrerait d’excellents résultats à Abidjan en renouant avec des records d’audience et de notoriété jamais égalés. RFI demeure ainsi la radio la plus écoutée à Abidjan et enregistre des performances à la hausse sur tous les indicateurs d’audience et de notoriété, France 24 selon cette étude serait la chaîne internationale la plus connue et la plus regardée, tant par le grand public que par les cadres et les dirigeants ivoiriens, tandis que la durée moyenne d’écoute de TV5 Monde Afrique est l’une des plus fortes de toutes les chaînes satellitaires.

RFI demeure également la première radio internationale à Abidjan, tant en termes d’audience que de notoriété. Selon l’étude 29.3% des Abidjanais écoutent RFI chaque jour (+8.9 points par rapport à l’année précédente). On relève un taux de 44% chez les cadres et les dirigeants (+16.6 points). Une augmentation de la durée d’écoute quotidienne (54 minutes soir plus de 12 minutes par rapport à l’année précédente) est également observée. Elle demeure également la radio internationale la plus connue dans la capitale économique ivoirienne, avec une notoriété maximale de 97.9% des habitants qui déclarent la connaître (+1 point) et 100% des cadres et dirigeants (+3.6 points). Sur Internet, RFI comptabilise en moyenne 200 000 visites chaque mois, en hausse de +5% en un an. Il faut souligner que RFI a su renforcer sa proximité avec ses auditeurs ivoiriens depuis plusieurs mois en procédant à une délocalisation de ses émissions phares à Abidjan. Cette chaine de radio a inauguré en 2014, deux nouveaux émetteurs FM dans le pays, plus précisément dans les villes de Yamoussoukro et San Pedro.

Selon cette étude la chaine de télévision France 24 est suivie par 68.1% des téléspectateurs (+7.3 points) et par 74.9% des cadres et dirigeants interrogés (+26.2 points), tandis que sa durée d’écoute continue d’augmenter. Elle reste à Abidjan la chaîne de télévision d’information internationale la plus connue, avec une notoriété de 96.6% sur l’ensemble de la population interrogée et 99.4% chez les cadres et dirigeants. Dans les nouveaux médias (site Internet fixe, mobile et applications) elle enregistre une moyenne de 340,000 visites mensuelles, en augmentation de +20% en un an. Les nouveautés introduites dans la grille des programmes de France 24 qui propose désormais quotidiennement deux journaux télévisés consacrés à l’Afrique expliquent certainement en partie ces bons résultats.

TV5 Monde Afrique a augmenté sa durée moyenne d’écoute de 11 minutes par rapport à 2013, soit 52 minutes par jour. Cette chaine de télévision est actuellement le diffuseur exclusif panafricain de l’édition ivoirienne du célèbre programme “Intervilles” coproduit par la Radiodiffusion télévision ivoirienne (RTI). Elle a également procédé à l’allongement de 50% de son journal télévisé consacré quotidiennement à l’Afrique et à la diffusion d’une nouvelle émission de société consacrée au continent: “Africanités”. Toutes ces évolutions dans la programmation ont permis à TV5 Monde Afrique d’accroitre sa notoriété. En effet, selon l’étude TNS-Sofres/Africascope on observe une notoriété globale de 96.8% chez les 15 ans et plus, 99% chez les cadres et les dirigeants. L’audience cumulée hebdomadaire chez les 15 ans et plus progresse de 5 points en un an et l’audience cumulée quotidienne de 4.5 points. Chez les cadres et les dirigeants ivoiriens, l’audience cumulée hebdomadaire progresse de 20 points. Elle occupe respectivement ainsi la troisième et la deuxième place dans le top cinq des chaînes satellitaires les plus regardées dans chacune de ces cibles.

Toutes ces chaines internationales de radio et de télévision sont disponibles sur le bouquet proposé par Canal + Afrique. C’est d’ailleurs sur ce bouquet devenu incontournable dans l’univers médiatique en Côte d’Ivoire que la majorité des Ivoiriens ont accès aux chaines de télévision internationales.

La dépendance technique des médias africains

Il est également important de signaler que les deux organes de la Radio Télévision Ivoirienne ou RTI (RTI 1 et RTI 2) pour le traitement et la diffusion de l’actualité internationale font régulièrement appel au service de Canal France International (CFI, 2008)2qui a mis à la disposition de ses partenaires du Sud au cours de l’année 2008 plus de 4700 heures de programme. La distribution gratuite par CFI de programmes à des chaînes de télévision du Sud, permet à ses partenaires de s’appuyer sur des volumes réguliers pour équilibrer et enrichir leurs grilles. C’est ainsi qu’on peut constater assez régulièrement que bon nombre de reportages ou d’informations consacrées à l’actualité internationale diffusée sur les deux chaînes de télévision publiques ivoiriennes proviennent de cette banque d’images.

La dépendance technique des médias africains à l’égard de leurs homologues occidentaux est également un problème chronique qui ne favorise pas une véritable concurrence. Depuis les indépendances le développement des infrastructures techniques et la maintenance des installations des médias publics en Afrique francophone sont tributaires de la coopération internationale. Selon Constant Nemale3 (Rochegonde, 2014), “c’est l’encéphalogramme plat en matière de fiction en Afrique francophone” contrairementà l’Afrique anglophone qui connaît dans ce domaine des performances remarquables. L’exemple le plus connu est celui des feuilletons nigérians de Nollywood4 (Acland, 2012). Les Francophones en la matière accusent un grand retard. Pour Constant Nemale l’aide au développement audiovisuel apporté par Canal France international serait en partie responsable de cette situation: “La politique d’assistanat à la production de programmes n’a fait qu’appauvrir les télés africaines” (Rochegonde, 2014: 2).

Les moyens financiers et les capacités techniques dont disposent les médias occidentaux facilitent leur domination du marché médiatique africain. En effet, de nombreux médias africains devant la difficulté à produire suffisamment d’émission au niveau local comblent leur grille de programme avec des produits culturels de leurs confrères occidentaux. Par ailleurs, le bouquet de Canal + Afrique est aujourd’hui incontournable pour toutes les nouvelles chaines de télévision privées en Afrique francophone qui souhaitent toucher une forte audience. Canal + Afrique qui pour l’heure n’a pas à faire face à la concurrence en Côte d’Ivoire occupe également une place de choix dans la conquête des médias audiovisuels français de l’espace médiatique de ce pays. C’est dans l’optique de consolider cette position que les dirigeants de cette entreprise médiatique française vont adopter une nouvelle stratégie basée sur une “africanisation” de son offre de produits médiatiques inspirée des principes de la “glocalisation”.

Médias et “glocalisation” 

Origine du concept de “glocalisation” 

C’est au sociologue Roland Robertson que l’on doit le néologisme “glocalisation”. Pour illustrer l´interpénétration du global et du local, Roland Robertson (cité par Anna Dimitrova, 2005) propose le néologisme de “glocalisation” qui conjugue les termes de global et de local en insistant sur le fait que le rapport entre eux est toujours une dialectique entre ”particularisation de l´universalisme” et “universalisation du particularisme” (Robertson, 1992: 102). Il explique que l’idée de “glocal” se nourrit dans le contexte japonais où elle a été introduite en premier dans le domaine de l’agriculture en tant qu’un processus d’adaptation des techniques agricoles à des conditions locales. Dans les années 1980, le terme de “glocalisation” a fait son entrée dans le business japonais dans le sens de “localisation globale”, c’est-à-dire comme technique d’élaboration d’une perspective globale compte tenu des conditions locales (Robertson, 1995).

La “glocalisation” qui se présente comme une stratégie économique en vue de permettre aux multinationales de gagner des parts de marché à travers le monde est de nos jours devenue une réalité dans l’univers médiatique mondial et tend à relativiser les craintes d’impérialisme culturel très décrié dans les années 1970-1980.

En Amérique Latine par exemple où des groupes médiatiques comme Globo (Brésil), Televisa (Mexique),et Cisneros (Vénézuela) dominent les marchés locaux respectifs. L’industrie américaine de la communication et du divertissement pour pénétrer ces marchés a décidé d’exporter ses produits en les adaptant aux réalités socio-culturelles des pays dont elle souhaite conquérir les marchés (langues, pratiques culturelles, religions, etc.). On peut citer en exemple la CNN qui a lancé en 1999 une chaîne de télévision (CNN+) en langue espagnole en collaboration avec le groupe de presse espagnol Prisa.

Cette stratégie se développe également depuis quelques années dans l’espace médiatique africain. Des chaines de radio internationales telles que Radio France Internationale (RFI), la BBC, la voix d’Amérique et Deutsche Welle proposent à leurs auditeurs africains des émissions dans les langues nationales parlées dans certains de ces pays (Haoussa, swahili, etc.). On observe également depuis quelques temps une “africanisation” des grilles des programmes de médias internationaux pouvant être diffusé en Afrique francophone. Outre les exemples des “historiques” RFI, France 24 et TV5 Monde Afrique, d’autres médias tels que la chaîne européenne d’information en continu, Euronews avec le lancement en 2015, d’Africanews, une chaîne de télévision panafricaine et multilingue (anglais, arabe, français, portugais et swahili) qui émet depuis Brazzaville au Congo marque également leur territoire. Cette tendance semble être appelé à se renforcer en Afrique francophone en raison d’un marché de plus en plus porteur pour les médias français et particulièrement pour le groupe Canal +.

Le marché médiatique africain francophone: de nouvelles opportunités à saisir

Selon une étude de banque Natixis intitulée ”La francophonie, une opportunité de marché majeure”, publiée en septembre 2013 et relayée par plusieurs médias français (Delcambre & Piquard, 2014, juillet 9), il y aura plus 700 millions de francophones en 2050. Selon les experts du World Population Prospects des Nations Unies cités par le journal Le Figaro (De Vézins, 2013, mars 20), l’Europe, qui comptait près de la moitié des francophones dans le monde en 2000, ne regroupera plus que 12% de ceux-ci en 2050, tandis que l’Afrique verra son poids augmenter considérablement avec près de 85% des locuteurs de la langue française en 2050. Toutes ces données interpellent les dirigeants de médias français qui perçoivent l’Afrique comme un nouveau marché à conquérir.

Selon la note d’analyse de la banque Natixis “Les Français regardent de moins en moins la télévision? Les plus jeunes délaissent les journaux? La règlementation est trop lourde? La publicité stagne faute d’une croissance économique significative?” C’est ainsi que le regard des patrons des médias français se tourne vers les centaines de millions de locuteurs africains qui pourraient prendre la relève. Pour la banque Natixis, cette perspective constitue une opportunité de marché majeure pour l’industrie des médias français et le groupe Canal + semble l’avoir bien compris.

Le groupe Canal+, qui est une filiale de Vivendi, est présent sur le continent africain depuis 1991. Contrairement à France 24 ou RFI il n’est pas une propriété du gouvernement français, cependant, c’est incontestablement l’un des acteurs les plus actifs dans l’espace médiatique africain francophone et surtout ivoirien. Il reste contrairement à d’autres pays d’Afrique francophone le seul opérateur privé autorisé à concurrencer les médias audiovisuels d’État en Côte d’Ivoire. À ce jour, l’international représente 40% des abonnements payants et 40% de son résultat, dont plus de 20% pour l’Afrique. Canal+ dispose de filiales dans huit pays sur les vingt-trois où il affirme être présent. Cette présence se justifie par un changement de stratégie opéré en 2010 dont la principale décision a été d’adapter l’offre du bouquet de chaines de télévision qu’il propose au marché africain. Le changement de nom de l’entreprise de Canal+ Horizonà Canal + Afrique effectué le 1er juillet 2010 s’inscrit dans cette logique5.

Depuis lors, le bouquet a intégré plus d’une trentaine de chaînes africaines publiques ou privées et diffuse sur les chaines du groupe Canal+ quelques émissions spécifiquement produites pour l’Afrique telles que + d’Afrique (inspirée de l’émission à succès Le grand journal de Canal +) et “Island Africa Talent” qui est une adaptation des émissions musicales très populaires en France: “Star académie” ou “The voice” diffusées sur la chaine de télévision française TF1.

Canal + Afrique a décidé également de se lancer dans la réalisation de productions locales afin de combler le réel besoin de contenus africains de qualité. Comme l’indiquait en 2010 le directeur de Canal Overseas dans une interview à Afrik.com:

La production de films sur le continent est limitée. En 2010, nous sommes coproducteur de films très différents: Nyama au Burkina Faso, Trottoir Dakar au Sénégal, L’enfant des rêves au Cameroun… Une équipe éditoriale fait la sélection des projets, le travail classique de toutes les chaînes. Sur les émissions, par contre, c’est différent. Nous avons par exemple en préparation + D’AFRIQUE, pour début novembre, une émission hebdomadaire, inspirée du modèle du Grand journal de Canal + en France, une émission de divertissement sur l’actualité culture, business, média, etc. en Afrique, avec du live musical sur le plateau et de nombreux reportages tournés en Afrique. Avec la nouvelle émission + D’AFRIQUE, nous avons vraiment l’ambition de marquer une étape dans l’évolution du paysage audiovisuel en Afrique. (Salin, 2010, novembre 2)

C’est ainsi que Canal + Afrique est coproducteur des principaux films africains et de plus en plus d’émissions telles que la série sud-africaine Jacob’s cross qui a été un succès considérable selon les dirigeants du groupe. Cette initiative semble avoir porté ses fruits puisque le nombre d’abonnés est passé de 500 000 en 2011 à 1.3 million en 2014. C’est toujours dans cette même optique que le groupe Canal + Afrique a procédé au lancement en octobre 2014 de la chaîne A+, qui s’adresse aux téléspectateurs du continent à partir d’Abidjan en Côte d’Ivoire.

La démocratisation de l’offre à travers la réduction du coût de l’abonnement qui débute dorénavant à partir de 5000 f CFA (7.5 euros), la réduction des frais d’achat du décodeur et des paraboles (une diminution des frais de plus d’un tiers en 2010), la mise en place d’offres mensuelles et de cartes de recharges pour renouveler son abonnement par simple envoi d’un SMS, sans avoir à se rendre en agence sont autant de mesures qui permettent à cette compagnie de consolider une position dominante en Afrique francophone.

Si le succès du bouquet de Canal + Afrique en Côte d’Ivoire est quasiment incontestable, on est légitimement en droit de s’interroger sur la perception que le public ivoirien confronté aux flux transnationaux générés par ce bouquet de chaines de télévision étrangères et internationales a de l’évolution de la stratégie d’intégration locale (ou “glocalisation”) opéré par ce puissant groupe médiatique.

Le public ivoirien et la stratégie d’intégration locale du groupe Canal + Afrique

Les médias internationaux: Une référence en Côte d’Ivoire

Il ressort assez nettement de l’étude réalisée en 2015 dans la ville d’Abidjan que les téléspectateurs abidjanais interrogés quelle que soit la commune dont ils sont issus, ont une nette préférence pour la télévision en termes de consommation de médias. Les chaines de télévision internationales diffusées sur le bouquet de Canal + Afrique (France 24, TV5, Africa 24, A+, etc.) ou étrangères (Canal+, Itélé, Afrique média, National Geographic, Trace TV, Novelas TV, Nollywood TV, etc.) sont de loin plus consommées que les deux chaines de télévision publiques ivoiriennes (RTI 1 et RTI 2) qui sont également présentes sur le bouquet de l’opérateur français. Il se dégage très clairement un intérêt pour le traitement de l’actualité internationale et les émissions de débats organisées par les chaines internationales chez la majorité des enquêtés, surtout les hommes âgés de plus de trente ans.

Sur France 24, j’aime beaucoup les débats, le débat de France 24, le Focus et puis Reporters. Ensuite, le journal télévisé sur France 24 également. Sur TV5, il y a une émission qu’on appelle “64 minutes le monde en français” pour également les informations pointues qu’on nous donne et aussi la façon dont sont développées ces informations là. Pour Canal horizon (Canal + Afrique), j’aime beaucoup leur indépendance vis-à-vis des autorités françaises, des autorités publiques françaises. C’est une chaîne qui traite l’information sans parti pris, de façon très objective et avec des analyses assez pointues. (Communication personnelle, 2015)

Affirmait un enquêté. Les plus jeunes et aussi les femmes en général portaient plus d’intérêt aux émissions musicales, de divertissement et aux séries généralement lestélénovelas des pays d’Amérique latine (surtout Brésil et Mexique). Ces résultats traduisent également le désamour d’une partie du public ivoirien pour le traitement de l’information par les chaines de télévision publiques nationales jugées le plus souvent trop soumises aux intérêts du gouvernement ivoirien.

En ce qui concerne le genre de fictions (américaines, européennes, indiennes, africaines, etc.) regardées par les enquêtés, l’enquête permet de constater que les goûts en la matière sont particulièrement diversifiés avec une légère tendance en faveur des fictions africaines. Les raisons évoquées par les personnes interrogées sont diverses. Si généralement la qualité de la production et le besoin d’évasion sont évoqués pour justifier l’intérêt porté aux fictions occidentales, latino-américaines ou indiennes, pour la plupart des enquêtés l’intérêt pour les fictions africaines vient du fait qu’elles présentent un environnement qui leur est proche et surtout la moralité qui est véhiculée à la fin de ces fictions.

C’est vraiment la réalité qui est transcrite parce que tout ce qui est vécu, qui est montré dans ces films. Ce sont des cas réels. Et parler même de fiction c’est un peu trop dire parce que c’est pratiquement le quotidien, du vécu de certaines personnes qui est mis en scène. (Communication personnelle, 2015)

Affirmait une étudiante de vingt-huit ans vivant dans la commune d’Abobo. L’écrasante majorité des personnes interrogées a affirmé avoir accès au bouquet de Canal + Afrique soit par le biais d’un abonnement officiel soit par une voie détournée appelée communément “araignée” (Il s’agit d’un accès illégal à Canal+ Afrique qui est très développé en Côte d’Ivoire et que nous pouvons assimiler à du piratage). Cet intérêt pour le bouquet de Canal + Afrique est justifié par le besoin de pouvoir avoir accès à d’autres sources d’information que les chaines de la Radio Télévision Ivoirienne (RTI).

Intérêt du public ivoirien pour les médias qui diffusent spécifiquement des productions culturelles africaines

L’initiative du Groupe Canal + Afrique de créer ou de promouvoir des chaines ou des productions cinématographiques typiquement africaines est dans l’ensemble très appréciée par les Abidjanais interrogés. Ceux-ci estiment pour la plupart qu’il est nécessaire de faire plus de promotion des réalités culturelles africaines à la télévision. Cependant, s’ils sont nombreux à affirmer que cette initiative augmente leur intérêt pour le bouquet Canal+ Afrique, ils sont également nombreux à s’interroger sur la capacité de ces nouvelles chaines de télévision à faire la promotion de la culture africaine en raison d’une trop grande ressemblance de leurs programmes avec ceux des chaines de télévision occidentales.

Néanmoins, une partie des enquêtés avoue accorder un intérêt particulier aux chaines africaines par rapport aux autres chaines de télévision présentes sur le bouquet de Canal + Afrique surtout en ce qui concerne le divertissement. L’initiative du groupe français THÉMA de créer une chaine de fiction typiquement africaine (Nollywood TV) est particulièrement bien accueillie par la majorité des personnes interrogées qui sont pour la plupart abonnées à cette chaine de télévision afin de pouvoir regarder des fictions typiquement africaines. Cependant, ils sont nombreux à déplorer soit que ces fictions soient trop axées sur des questions en liens avec des pratiques occultes africaines soit trop calquées (surtout les productions nigérianes) sur un modèle occidental. Néanmoins, la majorité d’entre eux considèrent que ces films font tout de même plus la promotion de la culture africaine que de la société de consommation à l’occidentale.

Enjeux culturels de la stratégie de “glocalisation”

Pour la plupart des personnes interrogées, l’adaptation de productions médiatiques occidentales au public africain ne témoigne pas d’une volonté de préserver la culture africaine. Les avis sont très partagés en ce qui concerne l’originalité africaine dans les contenus des émissions et des fictions. Ce qui est perçu comme original est surtout le fait que ces productions parlent de l’Afrique, avec des acteurs africains. L’enquête permet de constater que plus le niveau d’étude des enquêtés est élevé, plus ils ont tendance à être critiques à l’égard de la stratégie d’intégration locale du groupe Canal + Afrique. On constate également une tendance à être plus critique à l’égard de ces productions chez les hommes que chez les femmes. Cela pourrait en partie s’expliquer par un esprit critique et une prise de conscience des questions de domination culturelle plus importante chez les personnes les plus instruites qui sont composées majoritairement d’hommes.

Si la chaine Nollywood TV apparaît comme essentielle dans l’optique de faire la promotion de la culture africaine, il est reproché aux fictions proposées (surtout les films produits au Nigéria) d’abandonner au fil des années des thématiques en lien avec la tradition africaine au profit de fictions ressemblants beaucoup plus aux productions occidentales (style de vie présenté, jeu des acteurs, mise en scène, etc.). Tout porte à croire qu’il y a une volonté de se rapprocher le plus possible des productions hollywoodiennes. C’est dans ce sens que certains enquêtés décèlent une volonté des producteurs de ces fictions de faire la promotion de la société de consommation américaine en Afrique.

La présence massive de médias occidentaux dans l’espace médiatique africain est appréciée très positivement par les Abidjanais interrogés dans la cadre de cette étude. Pour la plupart d’entre eux, cela leur permet d’avoir une ouverture sur le monde et d’être mieux informés, même s’ils déplorent le traitement qui est fait de l’actualité en lien avec l’Afrique de certains dans ces médias. Pour certains, cette présence importante des médias occidentaux devrait permettre aux deux chaines de télévision publiques locales (RTI 1 et RTI 2) de s’améliorer.
Malgré un avis globalement favorable à l’ouverture de l’espace médiatique aux chaines occidentales, les enquêtés sont néanmoins conscients du rapport de force déséquilibré qui existe entre ces médias et les médias locaux en termes de moyens matériels et techniques. C’est ainsi qu’ils sont nombreux à craindre une concurrence déloyale entre les producteurs locaux et leurs concurrents occidentaux.

La participation du groupe Canal + Afrique ou d’autres médias occidentaux au financement de productions locales africaines (notamment de films ou de séries) est perçue à la fois comme une chance et un danger par les personnes interrogées. Ces derniers craignent qu’en échange du financement on impose aux producteurs locaux une vision du cinéma trop calquée sur celle de l’Occident.

Plusieurs enquêtés estiment qu’il est nécessaire d’avoir une meilleure législation au niveau de l’audiovisuelle en Côte d’Ivoire en libéralisant véritablement le secteur de la télévision. Ce qui permettra à des chaines de télévisions privées nationales d’émerger. Les deux chaines de télévision publiques n’étant pas en mesure de concurrencer les médias occidentaux présents sur le bouquet de Canal+ Afrique. Pour plusieurs Abidjanais interrogés la question de l’impérialisme culturel occidental en Afrique est encore d’actualité et s’ils ne sont pas contre la présence des médias occidentaux, ils estiment que le pays doit se donner les moyens par l’ouverture de l’espace médiatique à des télévisions privées locales de les concurrencer et de préserver sa culture.

Les enquêtés dans leur grande majorité estiment que la mondialisation ne saurait être une raison suffisante pour ne plus faire de la question de la préservation des cultures locales une préoccupation majeure. Les propos d’un juriste interrogé dans la commune de Treichville traduit l’hostilité d’une catégorie d’Abidjanais à certaines valeurs occidentales véhiculées par le canal des flux transnationaux.

Vous savez quand on se met de leur côté (les Occidentaux), c’est facile de dire que ce n’est plus d’actualité (l’impérialisme culturel) parce que c’est leur culture qui domine tout le monde. Mais, quand on est de notre côté et qu’on se rend compte que ce qu’on nous propose n’est pas forcément bien, c’est parfois inquiétant. Je suis d’accord pour renoncer à ce que j’ai si ce que vous me proposez est bien. Si je dois venir voir mes enfants s’embrasser à la maison, je dois voir mon fils aimer un autre garçon ou ma fille aimer une autre fille; pour moi, c’est inacceptable parce que leur culture est une forme d’anarchie qui ne dit pas son nom. Le laisser-faire, le laisser-penser, le laisser-agir sans lois, sans règles; c’est un monde sans foi, ni lois qu’on nous propose et accepter ça, c’est difficile. (Communication personnelle, 2015)

Analyse des résultats de la recherche

Les résultats de cette étude confirment ceux d’une étude précédente (Bogui & Lobjoit, 2011) réalisée en 2009 auprès d’étudiants ivoiriens et français sur la réception de l’actualité internationale dans l’espace francophone (France-Afrique francophone). Il ressortait de cette enquête qu’un effet d’agenda (agenda setting) transnational pouvait exister par moment, ce qui était dû en grande partie à la domination des médias français dans la diffusion de l’actualité internationale dans l’espace médiatique ivoirien. En effet, force est de constater qu’en ce qui concerne la diffusion de l’actualité internationale les médias français restent la référence pour le public ivoirien. Les jeunes ivoiriens interrogés considèraient les médias français et occidentaux comme la référence absolue pour s’informer sur tout ce qui se passe dans le monde. La majorité des enquêtés ivoiriens plébiscitait par exemple France 24 comme leur chaine de télévision préférée pour suivre l’actualité internationale. Cette étude nous permet d’observer que la tendance est plus générale car pour la grande majorité des hommes de plus de trente ans interrogés au cours de l’enquête qualitative de juillet 2015, l’abonnement au bouquet de Canal + Afrique est une aubaine pour être mieux informé de ce qui se passe dans le monde et même souvent dans leur propre pays en raison des formes d’autocensures dont font preuve les médias publics locaux sur certains sujets. Cette situation n’est pas sans rappeler les débats qui ont eu lieu il y a quelques décennies à l’UNESCO sur la nécessité d’un nouvel ordre mondial de l’information et de la communication. En effet, même de nos jours les jeunes africains continuent de voire le monde et l’Afrique à travers les “lunettes occidentales”. Dans le cas ivoirien on ne peut passer sous silence la responsabilité des dirigeants politiques qui par leur “refus” de la libéralisation du secteur de l’audiovisuel (surtout la télévision) et par une emprise encore réelle sur le traitement de l’actualité par les médias publics favorisent au moins en partie la dépendance du public ivoirien à l’égard des médias internationaux et ne facilitent pas l’éclosion d’un savoir-faire ivoirien en la matière.

Comme l’affirmait le sociologue John Tomlinson (1999: 30) “les médias globaux et les technologies de la communication” enrichissent “l’expérience culturelle” de leurs consommateurs. Les propos de la majorité des enquêtés confirment en partie cette assertion car pour la plupart des personnes interrogées, ces médias leur permettent d’acquérir une ouverture sur le monde ce qui semble être une préoccupation majeure d’une grande partie du public ivoirien. Par ailleurs, bien qu’ils étaient relativement nombreux à apprécier les efforts du groupe Canal + Afrique pour proposer au public africain des émissions et des fictions plus adaptées à leur réalité (politique d’intégration locale), il n’en demeure pas moins que pour la plupart d’entre eux, cela n’apparaissait pas comme un gage de protection de la culture africaine. Ils reprochent notamment à certaines productions africaines dans leur processus “d’indigénisation” (Appadurai, 1990) du savoir-faire occidental en la matière de perdre leur originalité. On a pu constater que les craintes d’impérialisme culturel soulevées par certains chercheurs (e.x., Schiller, 1976; Mattelart, 1983) il y a quelques décennies sont encore partagées par une partie non négligeable du public ivoirien et notamment les personnes les plus instruites. Si le processus de “transculturation” (Hall, 1995) favorisé par l’internationalisation des médias peut être admis, on ne peut éluder le fait que pour bon nombre d’Ivoiriens, comme le confirme l’étude, le sentiment de domination culturelle de l’Occident demeure.

Conclusion

Au terme de cette étude, nous pouvons affirmer que la nouvelle stratégie de conquête du marché médiatique francophone africain en général, ivoirien en particulier du géant des médias français Canal + basée sur l’adaptation des produits culturels aux réalités locales à l’instar des radios internationales qui font office de pionnières en la matière marque une nouvelle ère qui voit le marché africain devenir le nouvel eldorado, voire la nouvelle opportunité pour la croissance des médias. Si on peut à première vue percevoir cette stratégie comme une remise en cause des thèses sur l’impérialisme culturel occidental dénoncé il y a quelques années lors des discussions à l’UNESCO sur la nécessité d’un nouvel ordre de l’information et de la communication (MacBride, 1980), cette nouvelle approche pourrait néanmoins perpétuer la domination du marché médiatique local (concernant plus particulièrement la Côte d’Ivoire) par des médias étrangers. Le fait que le format de plusieurs émissions proposées ne soit que des dérivés d’émissions occidentales, que l’information internationale même sur les chaines locales dépend du traitement qu’en font les chaines et agences d’informations étrangères et que dans un pays comme la Côte d’Ivoire, le principal moyen d’accès à des chaines africaines hormis les chaînes nationales publiques nécessite un abonnement au bouquet de Canal + Afrique conforte l’idée d’une domination qui risque d’être difficile à surmonter. L’enquête de terrain nous a permis de constater que bien que le public ivoirien soit globalement favorable à l’ouverture de l’espace médiatique aux médias étrangers pour diverses raisons déjà évoquées dans cet article, le sentiment de domination culturelle de l’Occident est encore bien d’actualité à l’ère de la “glocalisation”.

Notes

1 Une équipe d’une dizaine de personnes de six nationalités dirigées par un cadre venu de France, sera installée à Abidjan, en Côte d’Ivoire. Cette équipe s’ajoutera aux 500 employés marketing de la société déjà installés dans huit pays d’Afrique francophone.

2 CFI est lié par des conventions de partenariat avec 156 télévisions de 97 pays. Depuis 2003 CFI est adossé au groupe France télévision qui détient au côté d’ARTE France 75% de son capital (CFI, 2008).

3 Président et fondateur de la chaine de télévision panafricaine Africa 24.

4 Nollywood est un mot-valise évoquant l’importance du cinéma du Nigéria. Deuxième puissance cinématographique au monde en nombre de films de long métrage produits par an depuis 2009, devant les États-Unis (Hollywood) et derrière l’Inde (Bollywood).

5 Dans une interview au site afrik.com le 2 novembre 2010, Jean-Noël Tronc, PDG de Canal Overseas affirmait à propos de ce changement de nom que: “Canal Horizons” renvoie au nom de la chaîne de télévision Canal +, dans sa version diffusée en Afrique, qui est quasi identique de la version de Canal + diffusée en France, avec néanmoins plus de sport, de cinéma, de séries et des émissions d’Afrique. N’oubliez pas, en outre, que Canal + Afrique diffuse un bouquet de plus de 75 chaînes de télévision majoritairement en français, dont 16 chaînes nationales africaines, publiques et privées, sur tout le continent. Dans ce bouquet, Canal + est une chaîne parmi d’autres, et son identité est, de plus en plus, panafricaine (Salin, 2010, novembre 2).

Bibliographie

Acland, Charles. (2012). Des superproductions internationales aux succès nationaux: Analyse de l’enquête 2010 de l’ISU sur les statistiques des films de long métrage Institut statistique de l’UNESCO. Consulté le 15 juin 2014, sur http://www.uis.unesco.org/FactSheets/
Documents/ib8-analysis-cinema-production-2012-fr.pdf
.

Appadurai, Arjun. (1990). Disjuncture and difference in the global cultural economy. In Mike Featherstone (Ed.), Global culture: Nationalism, globalization and modernity (pp. 295-310). London: Sage.

Bogui, Maomra Jean-Jacques & Lobjoit-Montagut, Myriam. (2011). De l’industrie culturelle à l’information d’actualité, la question de la réception dans l’espace francophone. En Christian Agbobli et Gaby Hsab(Eds.), Communication internationale et communication interculturelle: regards épistémologiques et espaces de pratique (pp. 115-135). Québec, Canada: Presses de l’Université du Québec, collection communication.

Bonneville, Luc, Grosjean, Sylvie & Lagacé, Martine. (2007). Introduction aux méthodes de recherche en communication. Montréal, Canada: Édition Gaëtan Morin.

CFI. (2008). Rapport d’activité 2008. Paris: CFI.

De Vézins, Veziane. (2013, mars 20). Un milliard de francophones en 2060. Le Figaro.fr. Consulté le 13 août 2014, sur http://www.lefigaro.fr/culture/2013/03/20/03004-
20130320ARTFIG00318-un-milliard-de-francophones-en-2060.ph
.

Delcambre, Alexis & Piquard, Alexandre. (2014, juillet 9). Le rêve africain des médias français, LeMonde.fr. Consulté le 13 août 2014, sur http://www.lemonde.fr/actualitemedias/
article/2014/07/09/le-reve-africain-des-medias-francais_4453764
_3236.html
.

Dimitrova, Anna. (2005). Le “jeu” entre le local et le global: dualité et dialectique de la globalisation, Socio-anthropologie, 16. Consulté le 06 juin 2016, sur http://socio-anthropologie.revues.org/440.

Hall, Stuart. (1992). The question of cultural identity. In Stuart Hall, David Held, and Tony McGrew (Eds.), Modernity and its Futures (pp. 273-316). Cambridge, MA: Polity Press.

Hall, Stuart. (1995). New cultures for old. In Doreen Massey and Pat Jess (Eds.), A place in the World? Places, cultures and globalization (pp. 175-211). Oxford, UK: Oxford University Press.

Necdem, Assongmo. (2014). France 24, Rfi et Tv5 Monde Afrique annoncent des records d’audience à Abidjan. Agence ECofin. Consulté le 14 juin 2016, sur http://www.
agenceecofin.com/audiovisuel/2407-21798-france-24-rfi-et-tv5-monde
-afrique-annoncent-des-records-d-audience-a-abidjan
.

Mattelart, Armand. (1983). Transnationals in the third world: The struggle for culture. Sussex, UK: Bergin and Garvey.

Mattelart, Tristan. (2008). Pour une critique des théories de la mondialisation culturelle. Questions de communication, 13. Consulté le 12 octobre 2014, sur http://questionsdecommunication.revues.org/1831.

MacBride, Sean. (1980). Voix multiples, un seul monde, Rapport de la commission internationale d’étude des problème de communication. Paris: UNESCO. Consulté le 10 janvier 2012, sur http://Unesdoc.Unesco.Org/Images/0004/000400/
040066fb.Pdf
.

Robertson, Roland. (1995). Glocalisation: Time-space and homogeneity-heterogeneity. In Mike Featherstone, Scott Lash, and Roland Robertson (Eds.), Global modernities (pp. 25-44). London: Sage.

Rochegonde, de Amaury. (2014). Les médias à la conquête de l’Afrique. Stratégies Magazine, 1771. Consulté le 13 août 2014, sur http://www.strategies.fr/actualites/medias/237018W/4-34-12985/
les-medias-a-la-conquete-de-l-afrique.html
.

Salin, Franck. (2010, novembre 2). Les ambitions de Canal+ en Afrique. Afrik.com. Consulté le 14 juin 2016 http://www.afrik.com/article21046.html.

Schiller, Herbert. (1976). Communication and cultural domination. New York: Sharpe.

Tomlinson, John. (1991). Cultural imperialism. London: Pinter.

Tudesq, André-Jean. (1998). L’espoir et l’illusion, Actions positives et effets pervers des médias en Afrique subsaharienne. Talence, France: Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine.

À propos de l’auteur

Jean-Jacques Bogui est Enseignant-chercheur à l’Université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan, Côte d’Ivoire, et Professeur associé à l’Université du Québec à Montréal, Canada. Il est affilié à plusieurs groupes et centres de recherches canadiens (GRICIS et GERACII), français (MICA) et ivoiriens (CERCOM). Ses intérêts de recherche portent principalement sur l’internationalisation des moyens de communication et les enjeux sociaux, politiques et économiques de l’intégration et de l’usage des technologies numériques dans les pays en voie de développement et l’internationalisation des communications.

Pour citer cet article:

Bogui, Jean-Jacques Maomra. (2016). Étude de la perception du public ivoirien de la stratégie d’intégration locale des médias français en Afrique francophone. Global Media Journal -- Canadian Edition, 9(1), 103-118.

Texte intégral: PDF TDM: HTML PDF

 

 

 
 

Accueil | A propos de GMJ -- CE | Rédacteur | Comité scientifique |
Numéro en cours | Numéros en préparation | Anciens numéros |
Consignes
| Liens vers les médias | Contacter la revue | Chercher

Copyright © Global Media Journal -- Édition canadienne
Tous droits réservés.