Janvier/Février 2004 SAVOIR FAIRE« Il fallait le faire et tu t’en es tirée » Joni Waiser
De 1922 à 1984, la division de l’Ontario de la Société canadienne de la Croix-Rouge a installé des postes de soins infirmiers et de petits hôpitaux dans l’ensemble des régions rurales et isolées de la province, et surtout dans le Nord. Au cours d’une conférence prononcée en octobre, dans le cadre de la série SAVOIR-FAIRE de Bibliothèque et Archives Canada (BAC), Jayne Elliott a examiné les aspects de ce programme qui permettent d’explorer les difficultés que devaient affronter les infirmiers et les infirmières que l’organisme employait dans ces avant-postes. Pendant toute cette période, la Division administrait un total de 44 hôpitaux et avant-postes de soins infirmiers, employait des centaines de travailleurs et gérait des millions de dollars provenant de dons privés et de subventions gouvernementales. Pour ses recherches, Mme Elliott a eu recours à des entrevues auprès du personnel infirmier ayant participé à ce programme. Le programme des avant-postes de soins infirmiers a été établi dans le sillage de l’orientation de la Société canadienne de la Croix-Rouge vers des activités de temps de paix, après la Première Guerre mondiale. Adelaide Plumptre, la première présidente de la Division de l’Ontario, de 1920 à 1930, estimait que la plus importante activité de temps de paix de la Croix-Rouge devait être la « popularisation » des connaissances en matière de santé. Elle voyait dans ces avant-postes des projets pilotes utiles, permettant d’informer à la fois les citoyens et les autorités gouvernementales sur les idéaux de la santé publique. Ainsi, répondant à une demande de service de maternité à Wilberforce, un village d’exploitation forestière à mi-chemin entre Haliburton et Bancroft, elle leur a envoyé une infirmière en santé publique. Sa mission ne se limitait pas à un soutien aux femmes qui accouchaient, mais comprenait aussi la mise sur pied d’un programme de santé communautaire dans le district. La Société de la Croix-Rouge voyait en ses programmes une « croisade pour une bonne santé » et son personnel infirmier devenait dans ce contexte un corps de fantassins envoyé au front. Les infirmières coûtaient moins cher que les médecins, et elles acceptaient souvent de travailler dans des endroits où les médecins refusaient d’aller. Les organismes d’aide sociale de l’époque estimaient, selon leurs perceptions touchant la classe, l’origine ethnique et surtout le sexe, que les infirmières formées constituaient des recrues idéales pour transmettre le message de la bonne santé dans les foyers et les écoles de la nation. Elles cherchaient surtout à rejoindre les mères et les enfants, les cibles particulières de ce mouvement. Mais qui étaient les 1 100 infirmières et aides-infirmières qui travaillaient pour la Division de l’Ontario de la Société canadienne de la Croix-Rouge au cours de cette période ? Entièrement féminin, le personnel infirmier, si on en juge par les noms de famille, était composé majoritairement de femmes blanches anglophones. La plupart d’entre elles étaient canadiennes de naissance, mais la Division a embauché quelques infirmières-sages-femmes d’origine britannique avant la Deuxième Guerre mondiale et pendant les années 1960 et 1970, alors que la Société a connu une pénurie grave d’infirmières. Sur les 400 infirmières embauchées entre les deux guerres, 85 pour cent étaient célibataires. La proportion des femmes mariées s’est accrue lentement à partir de 1942, ce qui correspond aux tendances générales de la société touchant le travail des femmes en général et la pénurie d’infirmières après la Deuxième Guerre mondiale en particulier. Déjà, au cours des années 1960, les femmes mariées formaient une faible majorité dans les rangs des infirmières et aides-infirmières de la Division. En 1969, surpassaient nettement en nombre leurs consoeurs célibataires. Les infirmières se sont jointes à la Division de l’Ontario de la Société canadienne de la Croix-Rouge tant par goût de l’aventure que pour diverses autres raisons, surtout de nature pratique. Certaines cherchaient du travail près de chez elles, et l’hôpital le plus près de chez elles se trouvait être un avant-poste de la Croix-Rouge. Certaines étaient imprégnées d’un « esprit missionnaire », d’une aspiration chrétienne à « servir l’humanité ». D’autres étaient attirées par des bourses d’études les incitant à poursuivre leurs études en soins infirmiers à condition de travailler par la suite durant un an dans les services de la Croix-Rouge. Certaines avaient envie de faire l’expérience des soins infirmiers en milieu rural après y avoir fait un stage pendant leur cours de soins infirmiers en santé publique à l’Université de Toronto. Au cours de la crise économique des années 1930, le travail dans les avant-postes offrait un salaire stable ainsi que le gîte et le couvert gratuits. L’exploration de contrées nouvelles et les défis des soins infirmiers dans des milieux isolés ont vraisemblablement joué un rôle important dans les décisions des infirmières embauchées après la Deuxième Guerre mondiale, alors que les occasions de travail dans les centres urbains se multipliaient. Les stations de soins infirmiers comprenaient des appartements privés, partagés par une infirmière et une aide-ménagère, ainsi que des locaux institutionnels. Une salle était généralement transformée en clinique ou en bureau de consultation et de traitement, et quelques lits d’hôpitaux étaient fournis et réservés surtout pour les cas d’urgence et les soins obstétriques. Depuis les avant-postes de la Croix-Rouge, les infirmières assumaient le mandat du programme d’assurer des soins de santé à des populations isolées qui, autrement, auraient eu peu d’accès à des soins médicaux. Elles s’occupaient de soigner les victimes d’accidents et d’autres maladies graves dans leurs localités forestières et minières. Elles étaient toujours disponibles pour offrir conseils et soins à d’innombrables personnes qui venaient frapper à leur porte. Elles faisaient bon nombre des accouchements locaux, tant dans les avant-postes que dans les maisons privées, et effectuaient des visites prénatales, tenaient des cliniques de soins des bébés et offraient des cours de soins à domicile et de nutrition. Elles se traînaient entre les maisons pauvres et isolées par tous les temps et par tous les moyens possibles pour assurer une aide médicale et des soins infirmiers. Elles immunisaient des milliers d’élèves dans les écoles et organisaient des visites d’ophtalmologistes, d’optométristes et de dentistes pour des examens des yeux et de la dentition. Dans plusieurs avant-postes, les infirmières organisaient des cliniques concernant les amygdales, assemblant les patients de toute une région pour l’enlèvement des amygdales. Le travail d’infirmière dans ces avant-postes était aussi un service communautaire. Les infirmières étaient appelées à assumer d’autres tâches qui ne sont pas normalement considérées comme faisant partie des soins infirmiers. Au cours des mois d’hiver, les infirmières enfournaient du charbon et du bois dans les chaudières, pour chauffer les hôpitaux. Elles faisaient fondre de la neige derrière les cuisinières pour obtenir de l’eau, qu’il fallait ensuite égoutter pour en enlever les substances polluantes. La plupart des infirmières interrogées ont confirmé qu’elles étaient bien reçues dans leur district. Les infirmières qui ont le mieux réussi à s’intégrer déployaient des activités communautaires typiquement féminines, telles que jouer de l’orgue à l’église, participer à des soirées de bridge ou de danse, ou tenir des soirées de cartes à l’avant-poste quand il n’y avait pas de malade alité. Certaines n’ont pas pu cependant percer le mur de réserve d’une population qui se méfiait des étrangers et estimait que les personnels médicaux visiteurs représentaient « une innovation quelque peu dangereuse ». Les infirmières devaient vaincre la résistance des hommes – dont elles ne pouvaient ignorer le pouvoir sur les ressources familiales en matière de soins de santé et de traitements médicaux. Les infirmières devaient travailler de façon autonome, étant donné la rareté des visites de leurs supérieurs et la distance les séparant souvent des services d’appui médicaux. Bon nombre d’entre elles ont relevé hardiment le défi d’adapter leur formation citadine à une pratique en milieu isolé. Certaines de leurs activités, cependant, dépassaient le cadre de ce qu’auraient approuvé leurs formateurs et la profession médicale en général, dans des régions où les services étaient mieux établis. Sutures, ordonnances, anesthésies, accouchements, diagnostics : beaucoup d’infirmières devaient apprendre ces tâches sur le tas. Comme disait une infirmière, avec énergie : « Il fallait le faire et tu t’en es tirée ». Bon nombre d’infirmières de la Croix-Rouge ont établi de bonnes relations avec des médecins locaux, des relations fondées sur un respect et une confiance mutuels. Certaines de ces relations se sont transformées en histoires d’amour. Parfois aussi, par contre, les infirmières des avant-postes ont dû subir la frustration d’avoir à travailler avec des médecins qui n’avaient pas suivi l’évolution des connaissances, qui craignaient la concurrence, ou qui, selon certains rapports des supérieurs des infirmières, avaient des problèmes d’alcool, de drogue ou de santé mentale. Il fallait parfois rassurer certains médecins locaux, et leur montrer que, malgré leur autonomie, les infirmières n’outrepasseraient pas les limites de la division hiérarchique des tâches. Dans une version de ce qu’on a appelé le « jeu du médecin et de l’infirmière », les infirmières cherchaient des moyens de traiter leurs patients sans donner l’impression de contester l’autorité des médecins. Même s’ils voulaient que les infirmières fassent preuve d’un respect professionnel pour l’autorité des médecins, leurs superviseurs s’attendaient à ce qu’elles administrent les avant-postes en conformité des politiques de la Division et non pas comme si elles avaient travaillé dans l’hôpital privé du médecin. Les infirmières devaient donc négocier sur le terrain miné des rôles féminins et masculins et de l’autorité, en assurant un équilibre entre une réponse aux exigences des médecins locaux, avec qui elles devaient travailler souvent de façon étroite, et une reconnaissance des volontés de leurs superviseurs à l’administration centrale dont elles étaient les employées. Les infirmières des avant-postes étaient les fantassins de la campagne de la Croix-Rouge visant à offrir des services de soins de santé de base à des communautés isolées. Certaines avaient joint la Division de l’Ontario pour des raisons humanitaires, mais l’ensemble des infirmières ne voyaient pas leur rôle comme celui des « anges du Nord » représenté par la propagande romantique de la Croix-Rouge. Pour comprendre leur choix de travailler dans ces régions, il faut penser aux possibilités d’obtention d’une aide financière pour les études, et à l’attrait de l’autonomie professionnelle et de l’aventure. L’exposé captivant de Mme Elliott a suscité une discussion très intéressante. Deux participantes ont ajouté à l’intérêt de la rencontre, puisqu’elles avaient été elles-mêmes des infirmières dans les avant-postes de la Croix-Rouge. Une autre a tracé avec enthousiasme le portrait de la carrière de sa mère, vécue dans des circonstances semblables. Jayne Elliott est candidate au doctorat au département d’histoire de l’Université Queen's. Elle est en train de terminer sa thèse sur le programme des avant-postes de la Croix-Rouge en Ontario. Elle a été infirmière, et s’est intéressée à son sujet de thèse en travaillant pendant un mois dans l’un de ces avant-postes pendant sa formation en soins infirmiers. Renseignements au sujet des prochaines présentations Savoir-Faire : www.nlc-bnc.ca/1/9/index-f.html |