Rapport de recherche

La polygynie et les obligations du Canada en vertu du droit international en matière de droits de la personne

Septembre 2006

I. INTRODUCTION

Le terme « polygamie » signifie l'union simultanée d'un homme ou d'une femme à plus d'un conjoint. Ce générique englobe donc les notions de bigamie, de polyandrie et de polygynie.

Le terme « bigamie » est généralement utilisé dans la législation interne lorsque l'on parle de l'interdiction du mariage simultané avec plus d'une personne. Bien que ce rapport ne prétende pas traiter en profondeur de l'interdiction de la bigamie et de la polygamie au Canada, la législation interne est utile pour clarifier la terminologie. Aux termes du Code criminel, commet la bigamie quiconque, étant marié, passe par une formalité de mariage avec une autre personne, le même jour ou simultanément, passe par une formalité de mariage avec plus d'une personne ou sachant qu'une autre personne est mariée, passe par une formalité de mariage avec cette personne[1]. Le Code criminel ne propose pas de définition claire de la polygamie. Cependant, la principale différence entre la bigamie et la polygamie telle que présentée dans le Code criminel réside dans le fait que la bigamie, contrairement à la polygamie, nécessite une « formalité de mariage », notion définie à l'article 214[2]. Dans son rapport de 1985 sur la bigamie, la Commission de réforme du droit du Canada propose une définition de la polygamie :

[ … ] la polygamie consiste dans le maintien d'un lien conjugal de plus de deux personnes. Lorsque ce lien réunit les époux en une seule entité matrimoniale ou familiale, on parle plus volontiers de polygamie.[3]

Cette définition, en soulignant la formation d'une « seule entité matrimoniale ou familiale » sans qu'il y ait la nécessité de la validité légale des mariages (comme c'est le cas pour la bigamie), comprend donc les unions polygames dont les mariages sont célébrés strictement selon la religion ou la coutume. C'est cette optique de mariages de fait religieux ou culturels qui est au centre de l'interdiction légale de la polygamie. Interdire uniquement la bigamie, qui nécessite de multiples mariages de jure, serait un échec au traitement de la réalité de ces unions conjugales de facto.

Dans le contexte canadien, aucun cas de polygamie polyandre, soit une femme qui possède plusieurs conjoints, n'a jamais été recensé[4]; en revanche, il existe des preuves d'unions de polygynie, c'est-à-dire lorsqu'un homme possède plus d'une conjointe. Pour plus de précision, le terme « polygynie » sera utilisé dans ce rapport. Étant donné que les unions polyandres sont interdites dans les systèmes régis par la loi musulmane et les enseignements des mormons fondamentalistes et également, de façon générale, en vertu des coutumes, le terme « polygynie » correspond de manière plus précise à la majorité des unions polygames ainsi qu'aux normes en matière de droits de la personne auxquelles elles contreviennent.

Dans l'analyse des engagements du Canada en vertu du droit international en matière de droits de la personne, ses obligations en regard du respect de la liberté de religion et de l'équité entre les hommes et les femmes seront considérées dans ce rapport. Parce que des arguments ayant rapport avec la liberté de religion peuvent être invoqués lorsque l'on parle de la polygynie telle que pratiquée au Canada et ailleurs dans le monde, il est important de faire la distinction légale entre une croyance religieuse et une pratique religieuse. Bien qu'en vertu du droit international, le Canada ne puisse limiter les croyances religieuses, il est autorisé et même obligé, dans certaines circonstances, de restreindre les pratiques religieuses qui contreviennent aux droits et libertés d'autrui. Les tribunaux ont décidé que le droit de pratiquer la religion peut être restreint pour des motifs valables y compris la protection de la santé[5], la promotion du laïcisme et la protection de l'égalité entre les genres[6]. Comme l'a écrit Lorraine Weinrib, à l'intérieur du cadre constitutionnel du Canada, même si « l'interprétation de la Charte doit se faire dans le respect de la “préservation et de l'amélioration de l'héritage multiculturel des Canadiens”, toutes les garanties de la Charte doivent s'appliquer de la même façon aux hommes et femmes[7] ».

Dans le cadre de cet engagement en vertu du droit international et national en matière d'égalité entre les genres, ce rapport traitera de la façon dont la pratique de la polygynie va à l'encontre, entre autres, du droit des femmes à l'égalité dans le mariage et les rapports familiaux en ayant comme cadre le droit international et plus précisément le contenu de l'article 38 du Statut de la Cour internationale de Justice (CIJ) :

Art. 38.1. La Cour, dont la mission est de régler conformément au droit international les différends qui lui sont soumis, applique :

  1. les conventions internationales, soit générales, soit spéciales, établissant des règles expressément reconnues par les États en litige;
  2. la coutume internationale comme preuve d'une pratique générale, acceptée comme étant le droit;
  3. les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées;
  4. sous réserve de la disposition de l'article 5, les décisions judiciaires et la doctrine des publicistes les plus qualifiés des différentes nations, comme moyen auxiliaire de détermination des règles de droit.

En vertu du droit international en matière de droits de la personne, il existe un consensus de plus en plus important relativement au fait que la polygynie contrevient au droit des femmes d'être protégées contre toute forme de discrimination. Quand la polygynie est permise en vertu de normes juridiques relatives à la religion ou à la tradition, elle est souvent fondée sur des codes d'obéissance, de modestie et de chasteté qui empêchent les femmes d'être des citoyennes à part entière et de jouir de leurs droits civils et politiques[8]. À l'intérieur de ce cadre, les femmes sont souvent restreintes à des rôles où elles sont asservies, ce qui entrave leur pleine participation à la vie familiale et publique. Les torts physiques, psychologiques, sexuels, reproductifs, économiques et relatifs à la citoyenneté associés à la polygynie portent atteinte à bon nombre des droits de la personne fondamentaux reconnus par le droit international. La pratique des États indique que l'interdiction formelle juridique de la polygynie constitue la norme dans la majorité des systèmes nationaux, entre autres ceux des Amériques, de l'Europe, des pays qui formaient l'ancienne Union soviétique, du Népal, du Vietnam, de la Chine, de la Turquie, de la Tunisie et de la Côte d'Ivoire[9]. De plus, dans le monde, il existe actuellement une tendance marquée à restreindre cette pratique surtout grâce à des exigences relatives à l'obtention d'une permission judiciaire/conjugale. Ces restrictions, en plus de mettre en relief les problèmes socio‑économiques associés à la polygynie, sont le symbole de la reconnaissance croissante du droit des femmes à l'égalité.

Le droit à l'égalité entre les genres a été essentiel à l'évolution post‑Deuxième Guerre mondiale du droit international en matière de droits de la personne. Avant, les déclarations des droits de la personne et les conventions donnaient un sens erroné à l'égalité entre les genres en jugeant les genres selon des motifs de discrimination interdits. La Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 (Déclaration universelle)[10], le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (Pacte politique)[11] et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (Pacte économique)[12] sont tous fondés sur une norme de non‑discrimination contre les sexes. À l'intérieur de ce cadre de non‑discrimination, certaines variations peuvent entraîner le respect d'obligations positives de la part des États parties. Par exemple, le paragraphe 23(4) du Pacte politique exige des États parties qu'ils prennent « les mesures appropriées pour assurer l'égalité de droits et de responsabilités des époux au regard du mariage, durant le mariage et lors de sa dissolution ». Dans le contexte d'un traité, le terme “ assurer » signifie généralement l'imposition aux États parties d'une tâche positive qui vise l'atteinte de l'objectif qui suit ce verbe.

En plus de ces instruments internationaux, divers traités relatifs aux droits de la personne régionaux sont établis selon un cadre de non‑discrimination. La Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (Convention européenne)[13], la Convention américaine relative aux droits de l'homme[14] et la Charte arabe des droits de l'homme[15] interdisent la discrimination fondée sur le sexe, mais pas assez pour assurer l'égalité de fait au sein de la famille et dans la vie publique.

En revanche, l'objectif de la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes (Convention de la femme)[16] révèle un engagement clair quant à l'atteinte d'une nouvelle égalité. Dans sa recommandation générale no 25 sur les mesures temporaires spéciales, le CEDEF indique que la Convention de la femme vise :

l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes en vue d'instaurer une égalité de droit et de fait entre hommes et femmes dans la jouissance effective des libertés et des droits fondamentaux[17].

Dans ce sens, la Convention de la femme s'étend au‑delà du cadre de non‑discrimination qui protège les hommes et les femmes de la discrimination fondée sur le sexe en reconnaissant le caractère spécial de la discrimination subie par les femmes. Dans la disposition de l'article 16 sur l'égalité dans le mariage et les rapports familiaux, on demande aux États parties de prendre « toutes les mesures appropriées pour éliminer la discrimination à l'égard des femmes dans toutes les questions découlant du mariage et dans les rapports familiaux » dans le but d'assurer « la base de l'égalité de l'homme et de la femme ». Par cette disposition, la Convention de la femme formule non seulement un engagement à respecter les droits de la femme dans la famille, mais elle redéfinit la notion d'égalité en soulignant la nécessité du partage des responsabilités conjugales entre l'homme et la femme.

Parmi les instruments régionaux en matière de droits de la personne, la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples (Banjul)[18] et le Protocole relatif à la Charte africaine relative aux droits de la femme en Afrique[19] partagent une nouvelle approche de l'égalité. La Charte africaine interdit non seulement la discrimination fondée sur le sexe[20], mais elle établit également que les États parties ont :

le devoir de veiller à l'élimination de toute discrimination contre la femme et d'assurer la protection des droits de la femme et de l'enfant tels que stipulés dans les déclarations et conventions internationales.[21]

En se basant sur cet article, le préambule du Protocole relatif à la Charte africaine relative aux droits de la femme en Afrique réaffirme :

l'engagement des États africains à assurer la pleine participation des femmes africaines au développement de l'Afrique comme des partenaires égaux.

Ainsi, la Charte africaine et le Protocole contiennent tous deux l'engagement d'éliminer toutes formes de discrimination contre les femmes et d'assurer leur participation efficace dans la famille et la vie publique.

La Convention relative aux droits de l'enfant (Convention de l'enfant) contient une clause de non‑discrimination (article 2) et étend le principe directeur de l'intérêt supérieur de l'enfant. L'article 3 stipule que :

1.   Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu'elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale.

Cette disposition exige que « l'intérêt supérieur de l'enfant » soit toujours une « considération primordiale ». En ce sens, elle constitue une obligation positive pour les États parties de donner à l'intérêt supérieur de l'enfant une importance qui va au‑delà de la non‑discrimination.

Afin d'atteindre ces objectifs, plusieurs des instruments internationaux en matière de droits de la personne importants ont mis sur pied des comités chargés de la surveillance et du respect des obligations en vertu de traités de divers États. La Convention de la femme a créé le Comité sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes (CEDEF) afin de veiller à ce que les lois, les politiques et les pratiques des États respectent la Convention de la femme. De la même façon, le Pacte politique a établi le Comité des droits de l'homme (CDH), le Pacte économique a créé le Comité des droits économiques, sociaux et culturels (CDESC) et la Convention de l'enfant a mis sur pied le Comité des droits de l'enfant (CDE).

Ces comités, qui se rencontrent une à trois fois par année, évaluent les rapports des États membres; ils vérifient ce que les États font pour que leurs lois, leurs politiques et leurs pratiques respectent les obligations en vertu des traités en application. Après l'examen des rapports avec les représentants des États et les discussions, les comités émettent des conclusions finales dans le but de guider les pays afin qu'ils s'acquittent de leurs obligations.

Les comités ont également élaboré des observations ou recommandations générales utiles sur des articles précis qui expliquent le contenu et la signification de droits spécifiques. Là où les comités peuvent entendre des plaintes d'individus ou de groupes provenant de pays consentants (CDH, CEDEF) ou mener des enquêtes à propos d'allégations de violations des droits dans les États consentants (CEDEF), les opinions qu'ils formulent ajoutent également au contenu et à la signification des droits en montrant dans quelles circonstances un droit ou un ensemble de droits s'appliquent.

Plusieurs des organismes créés en vertu de traités, y compris le CEDEF,[22] le CDH[23], le CDESC[24] et le CDE[25], ont clairement indiqué, dans leurs conclusions finales, que la polygynie va à l'encontre des droits énoncés dans leurs traités respectifs. De plus, le CEDEF et le CDH en ont condamné la pratique dans leurs observations et leurs recommandations générales. Dans son observation générale no 28 sur l'égalité des droits entre hommes et femmes, le CDH a déclaré :

Il convient de noter que la polygamie est incompatible avec l'égalité de traitement en ce qui concerne le droit de se marier. La polygamie est attentatoire à la dignité de la femme. Elle constitue, en outre, une inadmissible discrimination à son égard. Elle doit être, en conséquence, définitivement abolie là où elle existe[26].

Pour faire écho à cette déclaration sur le fait que la polygynie contrevient à l'égalité et à la dignité de la femme dans le mariage, le CEDEF a noté, dans sa recommandation générale no 21 sur l'égalité dans le mariage et les rapports familiaux, que :

La polygamie est contraire à l'égalité des sexes et peut avoir de si graves conséquences affectives et financières pour la femme et les personnes à sa charge qu'il faudrait décourager et même interdire cette forme de mariage. Il est inquiétant de constater que certains États parties, dont la Constitution garantit pourtant l'égalité des droits des deux sexes, autorisent la polygamie, soit par conviction, soit pour respecter la tradition portant ainsi atteinte aux droits constitutionnels des femmes et en infraction à la disposition 5(a) de la Convention[27].

Alors qu'il existe un consensus de plus en plus important relativement au fait que la polygynie porte atteinte au droit des femmes d'être protégées contre toute forme de discrimination, l'idée de l'interdiction immédiate de la pratique est moins populaire; en effet, on craint les effets nuisibles qu'une telle interdiction pourrait avoir sur les mariages polygynes déjà existants, sur les unions qui pourraient avoir contribué à sortir des femmes de la pauvreté et, dans une moindre mesure, sur les enfants issus de ces mariages.

Ce rapport tentera de faire la preuve que ces inquiétudes transitionnelles peuvent être éliminées par des mesures législatives de droit familial qui prévoient des pensions alimentaires pour enfants obligatoires et la possibilité de recourir à des mesures de redressement fondées sur une relation peu importe qu'il s'agisse d'un mariage reconnu légalement. Dans la création du consensus en regard de l'interdiction de la polygynie, il est important de tenir compte de la place des femmes dans chaque contexte et de reconnaître l'importance que la religion et la culture peuvent avoir dans leur vie. Comme pour bon nombre de pratiques culturelles et religieuses qui portent préjudices aux femmes, les moyens choisis pour abolir la polygynie, s'ils sont mis de l'avant, doivent tenir compte du milieu de vie des femmes. Cependant, il est important de garder en tête que le manque de consensus relativement aux moyens optimaux de contrer la polygynie n'élimine en rien le fait que de plus en plus de gens s'accordent pour dire que la polygynie est une forme de discrimination et donc qu'elle constitue une violation du droit international.