Enquête préliminaire sur les crimes dits « d'honneur » au Canada
1. Introduction
Les meurtres prémédités d'un membre de sa famille, principalement une femme, considéré comme ayant déshonoré sa famille en adoptant certains comportements jugés inacceptables (p. ex., relations sexuelles avant le mariage ou extraconjugales, relations avec des garçons que la famille désapprouve), sont souvent désignés, dans les médias, comme des « crimes d'honneur ». Le présent document porte sur trois questions : nous examinerons d'abord ce qu'est un « crime d'honneur » afin d'établir la définition que nous utiliserons ici; nous verrons ensuite où les crimes d'honneur se produisent en nous penchant sur des incidents signalés au Canada; puis, nous nous demanderons pourquoi des crimes d'honneur sont commis en étudiant la psychopathologie qui intervient lorsque de tels actes criminels.
De nombreuses études ont documenté la perception, chez certaines familles habitant dans des collectivités situées hors du Canada, selon laquelle, pour rétablir l'honneur de la famille, un membre de celle-ci doit tuer la personne qui a supposément déshonoré la famille aux yeux de la collectivité1. Si le terme « crime d'honneur » est très répandu2, il importe de souligner d'entrée de jeu qu'il est également controversé. Par exemple, certains auteurs se sont inquiétés du fait que ce terme est souvent associé à quelques collectivités ethnoculturelles précises et peut occulter la triste réalité que les homicides au sein des familles se produisent dans toutes les collectivités3. Pour certains, l'expression est susceptible d'ouvrir la voie à des délinquants qui pourraient tenter d'invoquer le déshonneur pour justifier leurs actions dans le cadre d'une instance judiciaire dans l'espoir de se voir infliger une peine moindre4. D'un autre côté, les meurtres commis au nom de l'honneur comportent des aspects uniques qu'il convient de souligner dans le cadre d'un exercice de description et d'analyse et qui ont des conséquences pratiques sur la protection des victimes, en plus de comporter des éléments de psychopathologie, notamment la préméditation et la complicité.
Un auteur indique que les crimes d'honneur sont différents de la violence familiale pour trois raisons5 :
- Planification —
- Les crimes d'honneur sont planifiés, souvent dans le cadre d'une réunion de famille. Parfois, la famille du meurtrier menace à maintes reprises la victime de la tuer si elle déshonore la famille.
- Complicité familiale —
- Les crimes d'honneur peuvent être commis par de multiples membres de la famille, comme les parents, les frères et les cousins.
- Stigmatisation —
- Souvent, l'auteur d'un crime d'honneur n'est pas stigmatisé dans sa famille ou dans sa collectivité.
En 2000, le Fonds des Nations Unies pour la population (FNUAP) estimait qu'au moins 5 000 crimes d'honneur étaient perpétrés chaque année dans le monde, ce qui constitue sans doute une sous-évaluation de la réalité étant donné que beaucoup de crimes d'honneur ne sont pas signalés ou sont rapportés à tort comme étant des suicides6. Il s'agit d'une pratique principalement associée dans les médias à certaines cultures arabes; toutefois, il existe un éventail de pratiques culturelles préjudiciables axées sur la violence fondée sur le concept de l'honneur dans de nombreuses cultures à l'échelle internationale7 et à diverses époques dans l'histoire.
Au cours des dernières années, il s'est produit au Canada plusieurs cas présumés de crimes d'honneur. En 2009, la Cour supérieure de l'Ontario a déclaré un jeune homme d'Ottawa coupable du meurtre de sa sœur et du fiancé de celle-ci8. La Cour a déclaré que le meurtre reposait sur [TRADUCTION] « un sens tordu des valeurs »
, l'accusé prétendant que le meurtre était justifié parce que sa sœur n'avait pas demandé l'autorisation de son père pour se fiancer, ce qui avait déshonoré la famille. Dans le cadre de l'instance, la Cour a choisi d'admettre une preuve d'expert relativement au phénomène culturel que constituent les crimes d'honneur et à leur existence en Afghanistan, le pays d'origine de la famille de l'accusé. Aussi en 2009, quatre chefs d'accusation de meurtre au premier degré et quatre chefs d'accusation de complot pour commettre un meurtre ont été déposés contre Mohammed Shafi, sa femme Tooba et leur fils Hamed à la suite du décès des trois adolescentes du couple et de Rona Amir Mohammed, la première femme du père. Les quatre victimes ont été trouvées mortes dans une voiture jetée à l'eau près de Kingston (Ontario). Les membres de la famille vivant en Europe ont avancé qu'il s'agissait d'un crime d'honneur, car l'une des adolescentes était rebelle et fréquentait un garçon que son père ne jugeait pas acceptable9. Nous donnerons un aperçu préliminaire de la fréquence apparente des crimes d'honneur au Canada au moyen d'un résumé de la jurisprudence publiée et des rapports médiatiques.
La rareté des études scientifiques et la visibilité croissante de tels actes de violence figurent parmi les principales raisons qui expliquent pourquoi les recherches dans ce domaine sont cruciales. En examinant les motifs et les tendances épidémiologiques des crimes d'honneur, il serait possible de comprendre le rôle de la psychopathologie et des attitudes socioculturelles dans de tels homicides. Nous examinerons la psychopathologie derrière la perpétration des crimes d'honneur.
2. Fréquence contemporaine apparente des crimes d'honneur à l'extérieur du Canada
Dans la dernière décennie, les groupes de défense des droits de la personne ont accru la visibilité et la médiatisation des crimes d'honneur. De tels crimes peuvent être commis dans différentes collectivités de diverses cultures, religions et origines ethniques; des cas ont été signalés partout dans le monde, notamment en Afghanistan, au Bangladesh, au Brésil, en Égypte, en Inde, en Iran, en Israël, en Jordanie, au Liban, au Nigeria, au Pakistan, en Palestine, au Pérou, aux États-Unis d'Amérique, en Turquie, au Royaume-Uni, en Italie, en Norvège, en Suède et en Allemagne10. Il y a perpétration de crimes d'honneur dans de nombreuses régions du globe; cependant, dans certains pays, les lois reflètent aussi les attitudes socioculturelles qui sous tendent ces crimes.
Un certain nombre de pays possèdent ou ont possédé jusqu'à récemment des dispositions pénales visant à justifier ou à excuser le meurtre d'une épouse, d'une sœur et de descendantes ou d'ascendantes dans le but de rétablir l'honneur de la famille11. Ceci reflète les systèmes d'honneur traditionnels selon lesquels il incombe à la famille d'origine, principalement le père et les frères, de punir la femme ou la fille dont les actions ont déshonoré la famille aux yeux de la collectivité12.
Les experts ont établi une distinction entre les pays dont le code pénal prévoit expressément une exception ou une justification pour un meurtre commis au nom de l'« honneur », comme l'Irak et l'Iran (qui tolèrent véritablement le crime13), et les pays qui prévoient une peine commuée en cas de crime d'honneur, comme le Koweït et l'Égypte (qui excusent le meurtre en partie14).
Cependant, même dans les pays ayant expressément aboli les moyens de défense fondés sur l'honneur, comme le Pakistan, le Liban et la Jordanie, la peine infligée à un délinquant peut encore être commuée sur le fondement de la défense de provocation ou d'accès de colère15. Bon nombre de pays prévoient des peines commuées pour les hommes ayant tué leur femme pour adultère16, y compris, jusqu'à récemment, certains États américains17.
L'Organisation des Nations Unies (ONU) s'est penchée sur la question des crimes d'honneur; la première résolution à ce sujet (55/66) portait sur l'élimination des crimes d'honneur commis contre les femmes et a été adoptée par l'Assemblée générale de l'ONU en 2001. Cette résolution découlait du fait que les femmes continuent de subir diverses formes de violence, surtout au nom de l'honneur, et de la nécessité d'éliminer cette pratique en exhortant les nations du monde à mettre en œuvre des lois efficaces et à collaborer avec l'ONU pour éradiquer le problème18.
Dans le rapport publié en 2002 par le secrétaire général de l'ONU sur les mesures prises par les États membres pour éliminer les crimes d'honneur commis contre les femmes (A/57/169), on pouvait lire que « [l]e Canada a déclaré que les crimes d'honneur, y compris les meurtres, étaient extrêmement rares dans le pays, mais que de tels crimes feraient l'objet d'enquêtes et de poursuites en tant qu'infraction au Code pénal, et que les brutalités, les coups et violences graves ou les agressions sexuelles et le meurtre, qui pouvaient être commis dans le cas d'un crime d'honneur, étaient visés par le Code »
. En ce qui touche la résolution 55/66, le rapport ajoutait que le Canada avait indiqué qu'il « s'est félicité que les crimes d'honneur aient été inclus dans les résolutions de la Commission des droits de l'homme sur l'élimination de la violence à l'égard des femmes, qui avaient été adoptées par consensus »
.
Le rapport de 2002 renferme des commentaires sur les progrès réalisés dans un certain nombre de pays; il y est notamment indiqué que « l'Égypte a déclaré que la loi égyptienne avait érigé en crime tous les actes mentionnés dans la résolution 55/66 de l'Assemblée générale »
et que « le Bélarus a déclaré que ce type de crime n'était pas courant dans le pays »
, mais serait traité conformément au droit pénal général. La Malaisie et Monaco appliquaient à l'égard de tels crimes le droit pénal existant. Le Brésil se servait de ses mesures internes de lutte contre la violence familiale : refuges, mesures progressistes dans le domaine de l'éducation et postes de police spécialisés. La Jordanie a réussi à réduire le nombre de crimes d'honneur grâce à une campagne nationale axée sur les droits de la personne. De même, bon nombre d'État ont depuis lancé des initiatives afin de respecter plus sérieusement l'esprit de la résolution19.
L'Assemblée générale de l'ONU a également porté attention aux crimes d'honneur en adoptant les résolutions 55/111 et 55/68, pour inciter les gouvernements à mener des enquêtes et à prendre des mesures strictes à l'égard de ces crimes. Lors de la 68e session, en 2000, le Comité des droits de l'homme a adopté le commentaire général 28 sur l'article 3 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui dispose que « la commission de "crimes justifiés par l'honneur", et en conséquence impunis, constitue de graves violations du Pacte »
et que « les lois qui prévoient des peines plus sévères pour les femmes que pour les hommes en cas d'adultère ou d'autres infractions violent également l'égalité des sexes devant la loi »
20.
Le 30 avril 2002, le Conseil des Ministres du Conseil de l'Europe a adopté la recommandation « sur la protection des femmes contre la violence, qui contenait des recommandations spécifiques à l'intention des États membres concernant les "meurtres d'honneur" »
. L'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe a également étudié la question des crimes d'honneur et formulé, dans un rapport de la Commission sur l'égalité des chances pour les femmes et les hommes publié le 7 mars 2003, le commentaire suivant :
(l)a plupart des cas de « crimes d'honneur » rapportés en Europe se sont produits au sein de communautés musulmanes ou parmi des réfugiés musulmans. Le paradoxe est que l'Islam ne préconise pas la peine de mort pour inconduite liée à l'honneur et nombre de dirigeants islamiques condamnent cette pratique et affirment qu'elle n'a aucun fondement religieux21.
En outre, seules certaines collectivités musulmanes ont recours à cette pratique, sur le fondement d'une mentalité culturelle qui n'est pas entérinée par la religion.
L'Assemblée a exhorté les États membres du Conseil de l'Europe « à modifier la législation nationale en matière d'asile et d'immigration pour veiller à ce que la politique en matière d'immigration reconnaisse qu'une femme obtienne un permis de séjour, voire le droit d'asile, afin d'échapper aux crimes dits d'honneur et puisse éviter le risque d'être expulsée ou renvoyée s'il y a, ou s'il y a eu, une menace réelle de "crime d'honneur" »
. De plus, elle a demandé aux pays membres « d'aider les victimes de tentatives de crimes dits d'honneur et les victimes potentielles, en leur fournissant notamment une protection personnelle, une assistance juridique et un soutien psychologique »
.
À la suite de certains crimes d'honneur très médiatisés, plusieurs pays européens ont mis sur pied des stratégies ou des plans d'action visant à prévenir la violence fondée sur l'honneur. Au Royaume-Uni, citons la Honour Based Violence Strategy (2008) de la Association of Chiefs of Police Officers of England, Wales and Northern Ireland (ACPO), le Violence Against Women Strategy and Action Plan (2008) du Crown Prosecution Service et le document national de consultation publique du Home Office intitulé « Together We Can End Violence Against Women and Girls » (2009)22. Le Action plan for combating men's violence against women, violence and oppression in the name of honour and violence in same-sex relationships (2007) créé en Suède et la Strategy for Police Action Against Honour-Related Crime (2007) du Danemark sont d'autres exemples23.
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