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Borduas: Sous le vent de l'île
par Bernard Teyssedre
English Summary
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Le grand tableau de Borduas, Sous le vent de l'Île (fig. 1),
que possède la Galerie nationale du Canada, est jusqu'ici resté une
énigme. Sa date même est incertaine: « autour de 1948 », indiquent
les catalogues. Je me propose de montrer qu'il s'agit d'une
« oeuvre-charnière », en ce sens qu'elle conclut une évolution de deux années et
inaugure une phase nouvelle; en ce sens aussi qu'elle marque, dans
le groupe « automatiste », ce point de non-retour où la plastique
de Borduas ne pouvait plus s'accorder avec l'art gestuel de Barbeau
et de Riopelle. Quant à la date, je crois qu'il est possible de l'établir;
non pas « autour de 1948 », mais très précisément: janvier 1947.
Considérons ce tableau. Un arrière-plan, à perte de vue; larges
traînées du pinceau, dans le sens horizontal, traces de la vitesse
calme; dans la zone centrale prédominent les gris, teintés de
bleu, de sépia, de bistre; en périphérie, le noir, les verts
glauques et, vers le milieu de la bordure droite, une anfractuosité
de turquoise marine. C'est ce golfe qui, avec ses rappels près de
la bordure supérieure, donne au panorama flou, entrevu de quelque
missile trop rapide, une vague apparence d'île. L'ensemble de
l'arrière-plan, loin d'adhérer à une surface maintenue dans son
cadre, fuit, et fuit doublement: dans le sens transversal, il glisse
de gauche à droite, selon le souffle du « vent » dans le sens
vertical , il s'enfonce vers les lointains à partir de la base. Au
devant de ce spectacle mouvant, non sur lui, mais dans un espace
autre, sans gravité ni profondeur, un espace de fête onirique, se
tiennent en suspension dans la zone focale, des touches vivement
colorées - surtout noir, blanc, vermillon, vert d'émeraude, vert Véronèse;
elles sont appliquées verticalement, comme en contrepoint
du « vent », à la spatule, et non plus à la
brosse. De courts graphismes au pinceau, souvent bruns, d'ordinaire
incurvés ou arborescents, animent cette construction flottante, qui
prend une allure végétale de mousses, d'algues, de lichens, ou
encore évoque une parure de plumes indiennes.
Par l'irréalité diaphane du fond, par la franchise verticale des
coups de spatule, Sous le vent de l'île parait s'écarter
des Parachutes végétaux (fig. 2) et des Carquois fleuris
(fig. 3), que Borduas exposa au Salon du Printemps de 1947, pour
s'apparenter à plusieurs tableaux certainement datés de 1948,
comme Fête à la lune, qui reprend presque la même
composition. Pourtant la touche a moins d'ampleur, les graphismes
ajoutés au pinceau sont plus fréquents, plus menus, la plastique
reste mêlée de pittoresque, les allusions figuratives « l'île
», « le vent ») n'ont pas disparu. Faut-il situer la date dans
l'intervalle? Il serait étrange qu'un tableau de telle qualité, et
de si grand format, n'eût pas été présenté au public, ou
qu'exposé il fût passé inaperçu. Mais la critique d'art à Montréal
n'était ni fort généreuse ni fort précise; prétendrait-elle décrire
une oeuvre, il est fort douteux que cette « description » suffise
pour permettre de l'identifier, à moins qu'elle ne soit nommément
désignée par son titre. Et pourtant...Si nous relisons le
compte-rendu de Tancrède Marsil dans Le Quartier Latin sur
la manifestation du groupe « automatiste », rue Sherbrooke (15 février
-1er mars 1947), nous y apprenons qu'une « toile considérable » de Borduas fut
« sans contredit le centre d'attraction de
l'exposition »; (1) sur cette « toile », et sur ses vertus,
le chroniqueur estudiantin n'est pas des plus explicites:
« c'est
une harmonie de vert, blanc, rouge et noir, d'un effet
renversant », nous informe-t-il, un point c'est tout. Par
bonheur, il s'est conservé quelques photographies du vernissage;
l'une d'elles montre le « groupe » tout entier assemblé devant le
grand tableau de Borduas: il s'agit de Sous le vent de l'ile.
(2) Si
le fait a échappé aux historiens, c'est que le titre indiqué par
Marsil était autre: « I, 47 ». Ou pour mieux dire, il n'y
avait point de titre du tout; Borduas, selon une habitude qu'il
partageait avec Fernand Leduc, et dont les critiques bien-pensants
comme Jacques Delisle avaient fait gorge chaude, (3) se bornait
d'ordinaire à désigner ses ceuvres par l'année et le mois d'exécution.
« I, 47 », cela signifie que Sous le vent de l'ile a
été peint en janvier 1947. Si le style en est plus « évolué »
que celui des Carquois fleuris ou des Parachutes
végétaux,
exposés en mars au Salon du Printemps, il ne faut chercher là
nul mystère: Borduas, en tant que chef de file des « Automatistes »,
présentait avec eux, chez l'un d'eux (Pierre Gauvreau leur avait prêté
son appartement de la rue Sherbrooke), un tableau qu'il jugeait à
la pointe de ses recherches; en tant que membre du Jury II, avec
John Lyman et Gordon Weber, il exposait au Musée des Beaux-Arts
deux oeuvres, originales, certes, mais plus accessibles aux
visiteurs mondains d'un Salon du Printemps. (4)
Ainsi dans l'évolution de Borduas ce début de 1947 correspond tout
ensemble à un aboutissement et à un nouveau départ. Pour mieux le
comprendre il faut remonter de quelques années en arrière.
De la Nature morte (1941) du Musée des Beaux-Arts de Montréal
(fig. 4) aux gouaches de l'Ermitage (printemps 1942) et à Viol
aux confins de la matière (été 1943), la trajectoire avait été
fulgurante. Puis ce fut, pour une quinzaine de mois, la pause: il se
peut que Borduas ait détruit plusieurs tableaux de 1944, (5) mais il
est plus probable que cette année-là il peignit peu. Il s'occupait
alors d'aménager sa maison de Saint-Hilaire; il se délassait plutôt
par la pêche à la ligne et le tir à l'arc; il ne reprit les
pinceaux qu'à la fin de l'automne. Les lettres de Fernand Leduc à
Guy Viau le prouvent: « Borduas n'a pas encore peint, mais il brûle
du désir de s'y remettre; il a eu beaucoup de trouble avec le bois
et les ouvriers. Le travail n'est pas encore fini » (14 novembre
1944); « Il est supposé avoir commencé à peindre cette semaine »
(22 novembre); « J'ai vu Borduas mercredi dernier. Il est
d'excellente humeur - travaille beaucoup - je n'ai pas vu ses dernières
choses, elles sont à ce qu'il m'a décrit très figuratives et
follement lubriques » (30 janvier 1945). (6)
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