Musée des beaux-arts du Canada / National Gallery of Canada

Bulletin 12  (VI:2), 1968

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Borduas: Sous le vent de l'île

par Bernard Teyssedre

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Par ce retour au figuratif, les tableaux de 1945 sembleraient marquer sur ceux de 1943 un retrait. Le Poisson rouge, (7) (fig. 5), effectivement d'un beau rouge, rehaussé par touches proches, de la verticale en vermillon ou orangé, ocellé de bistre comme dans les miniatures mérovingiennes, évolue au profond des eaux dans une lumière obscure, d'où se détache l'éclat jaune et vermeil des zoophytes. L'île enchantée (8) est une Cythère engloutie: les taches obliques de rouge, d'orangé ou de brun sur vert sourd évoquent un exotisme de polypes et de madrépores, deux trainées horizontales d'ocre, en haut et en bas, établissent une profondeur dans le champ, et en ce cadre « l'ile » prend l'apparence d'un galet sombre et plat, où se gravent, avec la fine calligraphie de Matisse, les lignes rouges d'un corps féminin. Dans Léda, le cygne et le serpent (9) (fig. 6), l'héroïne grecque prend l'aspect d'une Indienne agenouillée, vêtue d'une robe bariolée d'ondes vives; vue de dos, elle retourne son visage à la noire chevelure fleurie et arbore une croupe aux chairs pleines, avec une égale indifférence aux convenances anatomiques et aux convenances puritaines. L'évidence de la représentation ne la rend que plus provocante: les vives couleurs de Matisse, la pâte onctueuse jouent avec les résonances psychanalytiques de l'oiseau tendu, du serpent pointu, confrontés à l'immense oeil sans pudeur et à la bouche gourmande, qui creusent leurs deux trous dans le visage bruni. Érotisme enfin libéré, (10) qui émerge des profondeurs obsessionnelles pour s'afficher avec une truculence rabelaisienne, et qui rend aux flottaisons sous-marines leur sens sexuel bien connu de Klee, de Freud, déjà de Rimbaud; le symbolique Poisson rouge, la nudité aux amples seins de l'Île enchantée trouvent dans les apparitions surréelles de Sous la mer (11) une confirmation sans équivoque.

La renaissance fulgure: hymne à la joie, libération à la fois collective (fin victorieuse de la guerre) et personnelle (la sexualité n'admet plus de se laisser réprimer), tout cela solidaire d'une ouverture dans la pensée, grâce aux discussions stimulantes avec les jeunes peintres du « groupe » sur des problèmes plus philosophiques encore qu'artistiques, sur Breton, Sade, Lautréamont, Kafka, Nietzsche, Freud. (12) Retoucher terre, comme Antée, c'était reprendre des forces, recharger la peinture d'énergie. La figuration était un moyen, plutôt qu'une fin; et nullement le moyen unique, même si pour l'heure il paraît privilégié: tous les degrés sont possibles entre la franche « ressemblance » du Poisson rouge, la sensualité de Léda et la non-figuration psychique d'État d'âme, (13) où les couleurs déploient sur fond sombre, par touches rythmées d'une brosse très large, dans une pâte pétrie à grands gestes sans fondu ni passage, leur luxuriance végétale; ici là spontanéité se porte à la lisière de l'expressionnisme abstrait. (14)

Même d'un point de vue technique, les tableaux de 1945 amorcent des directions nouvelles. A côté, ou à la place, des traînées de couleurs, souvent mêlées à leurs voisines encore liquides, apparaissent des touches d'un caractère opposé, presque cristallin; par leur épaisseur, leur netteté anguleuse, elles préparent, bien qu'appliquées au pinceau, l'usage de la spatule. Les formes qui naguère s'interpénétraient, magma d'où émergeaient une membrure, un éclat, tendent parfois à s'isoler du fond comme des quasi-objets. Enfin les tons vifs, crus, enjoués, par contraste avec la matière tourmentée de 1943, donnent à la spontanéité enfantine un sens plus immédiat, celui de la verve, et l'accordent par là aux bariolages primitifs des Indiens: ainsi le jeune Jean-Paul Mousseau, dans ses dessins, opérait de lui-même la jonction entre les fantaisies d'enfance et un folklore de Peaux-Rouges imaginaires.

Au confluent de ces données nouvelles se situe, en 1946, Éternelle Amérique (15) (fig. 7). Sur les tracés enveloppants mais amortis du fond se détachent les touches claires, parfois allongées, parfois incurvées, mais à l'occasion presque carrées; leur assemblage discontinu évoque des formes dansantes, elles-mêmes interprétées selon une imagerie d'Iroquois, avec leur hutte empanachée, le mat-totem où est liée la victime propitiatoire, la gesticulation belliqueuse et rythmique du sorcier-guerrier. Les phantasmes surréalistes se résolvent en rêveries sur un passé national de fantaisie, qui n'a rien perdu de son actualité puisqu'il dévoile la permanence du « primitif » sous les strates humanistes du « civilisé ». Les innovations formelles, pour être moins apparentes, n'en sont pas moins décisives. La profondeur tend à changer de signification, ce n'est plus le relief d'une matière d'où émergent les formes animées, c'est un espace indéfini, reculé, sur lequel les objets ou quasi-objets s'inscrivent à la façon de signes. Ce fond a gardé sa touffeur, n'a pas encore acquis de légèreté aérienne, et pourtant, la pesanteur physique s'atténue, qui soulignait l'opposition du haut et du bas en concentrant les masses près de la base: elles sont librement réparties dans le champ du tableau.

Parmi les oeuvres de 1946, il en est de plus fidèles à la perspective naturaliste, comme La Banquise; (16) d'autres au contraire distribuent à peu près également sur la surface leurs masses calmes, comme dans un espace sans réalité ni limite. (17) Mais quand Borduas présente, du 23 avril au 3 mai, dans l'auditorium des magasins Morgan, un ensemble de vingt-trois tableaux échelonnés de 1943 à 1946, l'évolution est si frappante que la critique s'en avise - au risque de la mal comprendre: « il s'est départi des roses et des pourpres éclatants qui lui étaient habituels; l'impression dominante est de bleus et verts foncés, presque ténébreux. » (18) Un « paysage », en très petit format, (19) d'aspect émaillé, est travaillé dans la pâte par la spatule, associée aux larges traînées du pinceau; l'harmonie est en brun, beige, vert, noir et blanc; les trouées du fond sont terreuses, et non pas claires; la plastique est très équilibrée. Point d'autre figuration que l'allusion paysagiste, ni d'autre « caractère indien » que le panache de plumes, à l'angle supérieur droit. Les deux petits tableaux exposés en novembre avec la Société d'Art Contemporain (S. A. C.) devaient être de cette même veine sobre; Claude Gauvreau souligne leur « intensité », en dépit de « dimensions modestes »: «...la lumière est dans la peinture. » (20) « Sévères et nus », ainsi apparaissent aussi à Gabriel La Salle les deux envois de mars 1947 au Salon du Printemps, (21) où  l'élément figuratif n'est plus que de rêve, où l'écart entre formes flottantes et fond irréel s'accentue: ce sont les Parachutes végétaux et Carquois fleuris. L'arrière-plan, en brun ou en terre verte, ondoie par nappes horizontales et lisses, à distance indéfinie, avec une luminosité sourde, voilée, toute intérieure, un peu oppressante: abyses marins, profondeurs de l'inconscient. Au premier plan, les couleurs empâtées se groupent en formes individualisées: algues en suspension, d'un vert-jaune avivé de rouge sanglant et enténébré de sépia, qui semblent descendre dans l'abîme avec une infinie lenteur, vivants ludions ou parachutes aquatiques; cylindres tronqués, sans assise, sans recul, dans leur immobilité verticale, que varient les touches colorées, carquois indiens ou tronçons de totem, et que contrebattent des efflorescences ramifiées, fleurs du désert ou flèches empennées, mystérieusement agitées par un souffle transverse. Que s'estompent les réminiscences figuratives ou folkloriques, que les rehauts colorés renoncent à configurer des formes séparées et quasi-naturelles, que l'arrière-plan devienne, d'opaque et suffocant, aérien et léger, que l'organisation baroque, avec son agitation contenue, cède à une plastique calme, par coups de spatule verticalement ordonnés, et nous aboutissons à Sous le vent de l'Île: « il faut, dit Borduas, qu'un tableau soit un objet sur un fond allant jusqu'à l'infini. ». (22)

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