Accueil
English
Introduction
Histoire
Index annuel
Auteur et Sujet
Crédits
Contact |
Borduas: Sous le vent de l'île
par Bernard Teyssedre
Pages 1 | 2
| 3 | 4
Par ce retour au figuratif, les tableaux de 1945 sembleraient
marquer sur ceux de 1943 un retrait. Le Poisson rouge, (7)
(fig. 5), effectivement d'un beau rouge, rehaussé par touches
proches, de la verticale en vermillon ou orangé, ocellé de bistre
comme dans les miniatures mérovingiennes, évolue au profond des
eaux dans une lumière obscure, d'où se détache l'éclat jaune et
vermeil des zoophytes. L'île enchantée (8) est une Cythère
engloutie: les taches obliques de rouge, d'orangé ou de brun sur
vert sourd évoquent un exotisme de polypes et de madrépores, deux
trainées horizontales d'ocre, en haut et en bas, établissent une
profondeur dans le champ, et en ce cadre « l'ile » prend l'apparence
d'un galet sombre et plat, où se gravent, avec la fine calligraphie
de Matisse, les lignes rouges d'un corps féminin. Dans Léda, le
cygne et le serpent (9) (fig. 6), l'héroïne grecque prend
l'aspect d'une Indienne agenouillée, vêtue d'une robe bariolée
d'ondes vives; vue de dos, elle retourne son visage à la noire
chevelure fleurie et arbore une croupe aux chairs pleines, avec une
égale indifférence aux convenances anatomiques et aux convenances
puritaines. L'évidence de la représentation ne la rend que plus
provocante: les vives couleurs de Matisse, la pâte onctueuse jouent
avec les résonances psychanalytiques de l'oiseau tendu, du serpent
pointu, confrontés à l'immense oeil sans pudeur et à la bouche
gourmande, qui creusent leurs deux trous dans le visage bruni. Érotisme
enfin libéré, (10) qui émerge des profondeurs obsessionnelles pour
s'afficher avec une truculence rabelaisienne, et qui rend aux
flottaisons sous-marines leur sens sexuel bien connu de Klee, de
Freud, déjà de Rimbaud; le symbolique Poisson rouge, la nudité aux amples seins de l'Île enchantée trouvent dans
les apparitions surréelles de Sous la mer (11) une
confirmation sans équivoque.
La renaissance fulgure: hymne à la joie, libération à la fois
collective (fin victorieuse de la guerre) et personnelle (la
sexualité n'admet plus de se laisser réprimer), tout cela
solidaire d'une ouverture dans la pensée, grâce aux discussions
stimulantes avec les jeunes peintres du « groupe » sur des problèmes
plus philosophiques encore qu'artistiques, sur Breton, Sade, Lautréamont,
Kafka, Nietzsche, Freud. (12) Retoucher terre, comme Antée, c'était
reprendre des forces, recharger la peinture d'énergie. La
figuration était un moyen, plutôt qu'une fin; et nullement le
moyen unique, même si pour l'heure il paraît privilégié: tous
les degrés sont possibles entre la franche « ressemblance » du Poisson
rouge, la sensualité de Léda et la non-figuration
psychique d'État d'âme, (13) où les couleurs déploient sur
fond sombre, par touches rythmées d'une brosse très large, dans
une pâte pétrie à grands gestes sans fondu ni passage, leur
luxuriance végétale; ici là spontanéité se porte à la lisière
de l'expressionnisme abstrait. (14)
Même d'un point de vue technique, les tableaux de 1945 amorcent des
directions nouvelles. A côté, ou à la place, des traînées de
couleurs, souvent mêlées à leurs voisines encore liquides,
apparaissent des touches d'un caractère opposé, presque
cristallin; par leur épaisseur, leur netteté anguleuse, elles préparent,
bien qu'appliquées au pinceau, l'usage de la spatule. Les formes
qui naguère s'interpénétraient, magma d'où émergeaient une
membrure, un éclat, tendent parfois à s'isoler du fond comme des
quasi-objets. Enfin les tons vifs, crus, enjoués, par contraste
avec la matière tourmentée de 1943, donnent à la spontanéité
enfantine un sens plus immédiat, celui de la verve, et l'accordent
par là aux bariolages primitifs des Indiens: ainsi le jeune
Jean-Paul Mousseau, dans ses dessins, opérait de lui-même la
jonction entre les fantaisies d'enfance et un folklore de
Peaux-Rouges imaginaires.
Au confluent de ces données nouvelles se situe, en 1946, Éternelle
Amérique (15) (fig. 7). Sur les tracés enveloppants mais
amortis du fond se détachent les touches claires, parfois allongées,
parfois incurvées, mais à l'occasion presque carrées; leur
assemblage discontinu évoque des formes dansantes, elles-mêmes
interprétées selon une imagerie d'Iroquois, avec leur hutte
empanachée, le mat-totem où est liée la victime propitiatoire, la
gesticulation belliqueuse et rythmique du sorcier-guerrier. Les
phantasmes surréalistes se résolvent en rêveries sur un passé
national de fantaisie, qui n'a rien perdu de son actualité
puisqu'il dévoile la permanence du « primitif » sous les strates
humanistes du « civilisé ». Les innovations formelles, pour être
moins apparentes, n'en sont pas moins décisives. La profondeur tend
à changer de signification, ce n'est plus le relief d'une matière
d'où émergent les formes animées, c'est un espace indéfini,
reculé, sur lequel les objets ou quasi-objets s'inscrivent à la façon
de signes. Ce fond a gardé sa touffeur, n'a pas encore acquis de légèreté
aérienne, et pourtant, la pesanteur physique s'atténue, qui
soulignait l'opposition du haut et du bas en concentrant les masses
près de la base: elles sont librement réparties dans le champ du
tableau.
Parmi les oeuvres de 1946, il en est de plus fidèles à la
perspective naturaliste, comme La Banquise; (16) d'autres au
contraire distribuent à peu près également sur la surface leurs
masses calmes, comme dans un espace sans réalité ni limite. (17) Mais quand Borduas présente, du 23 avril au 3 mai, dans
l'auditorium des magasins Morgan, un ensemble de vingt-trois
tableaux échelonnés de 1943 à 1946, l'évolution est si frappante
que la critique s'en avise - au risque de la mal comprendre: « il
s'est départi des roses et des pourpres éclatants qui lui étaient
habituels; l'impression dominante est de bleus et verts foncés,
presque ténébreux. » (18) Un « paysage », en très petit
format, (19) d'aspect émaillé, est travaillé dans la pâte par la
spatule, associée aux larges traînées du pinceau; l'harmonie est
en brun, beige, vert, noir et blanc; les trouées du fond sont
terreuses, et non pas claires; la plastique est très équilibrée.
Point d'autre figuration que l'allusion paysagiste, ni d'autre «
caractère indien » que le panache de plumes, à l'angle supérieur droit. Les
deux petits tableaux exposés en novembre avec la Société d'Art
Contemporain (S. A. C.) devaient être de cette même veine sobre;
Claude Gauvreau souligne leur « intensité », en dépit de « dimensions
modestes »: «...la lumière est dans la peinture. » (20) « Sévères et
nus », ainsi apparaissent aussi à Gabriel La
Salle les deux envois de mars 1947 au Salon du Printemps, (21) où
l'élément figuratif n'est plus que de rêve, où l'écart entre
formes flottantes et fond irréel s'accentue: ce sont les Parachutes
végétaux et Carquois fleuris. L'arrière-plan, en brun
ou en terre verte, ondoie par nappes horizontales et lisses, à
distance indéfinie, avec une luminosité sourde, voilée, toute intérieure,
un peu oppressante: abyses marins, profondeurs de l'inconscient. Au
premier plan, les couleurs empâtées se groupent en formes
individualisées: algues en suspension, d'un vert-jaune avivé de
rouge sanglant et enténébré de sépia, qui semblent descendre
dans l'abîme avec une infinie lenteur, vivants ludions ou
parachutes aquatiques; cylindres tronqués, sans assise, sans recul,
dans leur immobilité verticale, que varient les touches colorées,
carquois indiens ou tronçons de totem, et que contrebattent des
efflorescences ramifiées, fleurs du désert ou flèches empennées,
mystérieusement agitées par un souffle transverse. Que s'estompent
les réminiscences figuratives ou folkloriques, que les rehauts
colorés renoncent à configurer des formes séparées et
quasi-naturelles, que l'arrière-plan devienne, d'opaque et
suffocant, aérien et léger, que l'organisation baroque, avec son
agitation contenue, cède à une plastique calme, par coups de
spatule verticalement ordonnés, et nous aboutissons à Sous le
vent de l'Île: « il faut, dit Borduas, qu'un
tableau soit un objet sur un fond allant jusqu'à l'infini. ». (22)
Page Suivante | Janvier
1947
1 | 2
| 3 | 4
Haut de la page
Accueil
| English | Introduction
| Histoire
Index annuel |
Auteur
et Sujet | Crédits |
Contact
Cette
collection numérisée a été produite aux termes d'un contrat
pour le compte du programme des Collections numérisées du
Canada, Industrie Canada.
"Programme
des Collections numérisées, droit d'auteur © Musée
des beaux-arts du Canada 2001"
|