Musée des beaux-arts du Canada / National Gallery of Canada

Bulletin Annuel 2, 1978-1979

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Une très rare tazza romaine
christianisée et néo-classicisée

par Philippe Verdier

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La tazza de la Galerie nationale aurait-elle été utilisée après l'édit de Milan qui, en 313, décrétait la fin de la persécution contre le christianisme, pour administrer le baptême par aspersion combiné avec l'immersion dans les fonts baptismaux? À l'époque paléochrétienne, ses faces concave et convexe furent intaillées d'un double rinceau de vigne. Celui de la partie concave jaillit d'un canthare (fig. 2 à 4) dont le dessin et le tracé du rinceau aux menues feuilles de vigne pointues sont remarquablement semblables à ceux de la vigne de la mosaïque du pavé de la chambre sépulcrale chrétienne d'Ancône (fig. 7). L'inscription de cette mosaïque en explicite le symbolisme: Vinea facta est dilecta in cornum in loco uberi. (18) Elle est empruntée au cantique d'Isaïe (5, 1) qui déjà appartenait à la liturgie paléochrétienne du Samedi saint, comme oraison de la huitième leçon. Le texte de cette oraison diffère par quelques détails de la traduction d'Isaïe selon la Vulgate, réalisée par saint Jérôme, et appartient donc à la série parahiéronymienne des textes liturgiques extraits de la Bible. (19) La vinea dilecta, la vigne bien-aimée, c'est l'Église du Christ. (20) C'est à l'époque de la mosaïque, vers la fin du Ive s., que la tazza a dû être christianisée, l'asymétrie du dessin intaillé de la vigne mystique indiquant clairement qu'il s'agit d'une addition. Vu son poids et la difficulté de l'utiliser pour verser l'eau baptismale en la tenant par les anses, elle n'a pas dû servir aux aspersions, malgré le rapprochement un peu tardif qu'on aimerait bien faire entre notre tazza et la grande tazza de Vienne.

Sur de très nombreux monuments paléochrétiens, le canthare est à la fois source de vie et calice. Il semble donc que la tazza dut faire partie de ces vases d'offrandes - offertoria, vasa offertoria - souvent en or ou en pierres fines, qui accompagnaient les calices et les patènes. Primitivement, on y recueillait l'offrande de la messe dans ces vases et ils étaient rapportés de la sacristie à l'autel au moment de la Préface. (21)

Parmi les plus fameux vases alexandrins, qui parfois étaient sculptés, leur descendance romaine et byzantine où les gemmes sont la matière première et qui furent transformés en vases liturgiques ou en reliquaires, mentionnons la coupe de sainte Cunégonde (trésor de la cathédrale de Bamberg), celle de sainte Hélène (trésor de la cathédrale de Trèves), le vase en sardoine (trésor de Saint-Maurice d'Agaune), la patène en serpentine aux petits poissons d'or (trésor de Saint-Denis), la « coupe des Ptolémées », le calice et la navette en sardoine, la grande burette en agate, disséminés entre la Galerie d'Apollon au Louvre le Cabinet des médailles de Paris et la National Gallery de Washington. Une coupe d'onyx, gemme vénitienne montée en or et offerte, en 1350, par l'empereur Charles IV, se trouve dans le trésor de la cathédrale de Prague. (22) D'autres pièces ont été montées à Florence au temps de Laurent le Magnifique. (23) Une tazza d'agate, maintenant au Louvre, provenant des collections de la couronne de France et que l'on situe entre le IIe et le IVe s., montre sur la panse une inscription en belles capitales romaines (gravée à l'époque carolingienne?): JUSTUS UT PAL(MA) FLO(REBIT), inscription tirée du Psaume 91, verset 13, de la Vulgate. Une autre tazza fut trouvée, avec la couronne de sainte Élisabeth de Hongrie, quand en 1236 l'empereur Frédéric II fit procéder à l'ouverture de la tombe. (24) Dans l'ambon que l'empereur Henri II avait offert à la cathédrale d'Aix-la-Chapelle avant 1014, des patères d'agate furent réutilisées ainsi que des pions d'échiquier en pierre dure et deux coupes en cristal de roche. Toutefois, après la restauration de 1957, il appert qu'une seule serait originale. (25)

Au moyen âge, les inventaires d'églises allemandes font mention d'un urceus [aquamanile] ex onichino, d'un vase liturgique en prime d'émeraude « Greci operis », de calices variés en onyx (agate) ou en pierres fines (in lithin), d'une patera piscea (comme celle de Saint-Denis?) et même d'une navette en forme de crapaud « de lapide onochino concavo », avec l'inscription en grec. (26) Henri II fit don d'une pyxide d'onyx devant servir de ciboire à Saint-Vanne de Verdun. (27) Une tazza en onyx, de l'ancienne collection Stoclet à Bruxelles, a été ornée à Byzance vers 900 d'un médaillon en émail cloisonné d'or représentant la Cène, ce qui réussit à la transformer en patène (fig. 8). (28) En 1593, il y avait au trésor de Notre-Dame de Paris « ung joyau d'agathe cassé en plusieurs endroictz garny d'argent doré et de plusieurs pierreries... fait en façon de couppe, estant sur le couvercle d'iceluy un rond de cassidoine [calcédoine] » et, en 1577, « ung vased'agathe garny de bordeure d'argent, le pied doré et une grosse pierre blanche de cristal au dessus, ledit vaisseau fact en manière de couppe ». (29) Bien que par « couppe » il faille, dans les deux cas, entendre une pyxide d'assez grandes dimensions montée en ostensoir, ne sommes-nous pas invités à supposer qu'au moyen âge la tazza de la Galerie nationale, son rôle terminé avec les changements apportés par la liturgie au rite de l'offrande, ait pu servir de réserve eucharistique placée au-dessus de l'autel?

Elle fut remontée sous forme de lampe à huile antique sous Napoléon 1er par un joaillier qui, malgré l'absence de poinçon, a dû être Philippe J. B. Huguet, connu de 1798 à 1810 (fig, 9), (30) Une Psyché (31) agenouillée verse l'huile de son urne cependant que l'autre extrémité, pour dissimuler la cassure, fut ciselée d'un masque de Méduse et gravée d'étoiles et d'une plante d'acanthe d'où sortent des fleurs de lotus et des rinceaux de lierre.

Addendum

Carlo Gasparri, dans Vasi antichi in pietra dura a Fierenze e Rama*, interprète comme dyonisiaques et contemporains, en principe, du façonnage de la gemme les canthares et rinceaux de vigne intaillés au dedans et au dehors de la coupe Morgan. Il suggère que leur dessin n'apparaissait pas malhabile lorsqu'ils étaient remplis d'une coulure d'or. Il hésite à dater la coupe dans le second siècle de l'empire romain. Peut-être aurait-elle été le remploi d'une gemme alexandrine, comme la mode s'en était implantée à Rome depuis la fondation de la dynastie Julienne. La classification de la coupe Morgan dans la même catégorie que les « canthares » collectionnés par Laurent le Magnifique me paraît sujette à caution. Mais le remarquable article de Carlo Gasparri est extrêmement riche en rapprochements qui jalonnent la problématique des vases précieux de l'antiquité et leur constante culturelle, qui dépasse l'Occident, puisqu'ils ont été imités en Chine, donnant naissance à un jeu de contreinfluences qui ont rejoint l'Europe.

*Carlo Gasparri, Vasi antichi in pietra dura a Firenze e Roma, dans Prospettiva no 19, octobre 1979, p. 11-13, fig. 26-28.

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