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Propos d'artistes sur la collection
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Sens ou non-sens de la collection

par Suzanne Joly
Version intégrale publiée dans Parcours désordonné

Fait incontestable, il y a tant d'objets sur notre planète qu'une vie ne réussirait pas à les répertorier tous. Aussitôt produits, aussitôt achetés, consommés, échangés ou collectionnés.

Nous vivons dans un univers d'objets et chacun le parcourt à sa manière, selon des usages et des coutumes différents. Nous nous entourons d'objets par besoins, qu'ils soient utilitaires, affectifs, intellectuels, religieux... et ceux que nous choisissons portent une marque, celle de notre identité. Je ne m'attarderai pas à la nature de ces objets mais à un système qui nous lie à eux, la collection. Ma motivation face à cette activité a été d'éclaircir certains comportements humains qui s'y rattachent. C'est pourquoi je vous propose de l'aborder par l'expérience que vous en avez. Le sujet est si vaste et si complexe qu'il vaut mieux ne pas se perdre de vue.

Si vous êtes collectionneur, vous me parlerez de votre collection. Sinon vous vous souviendrez de la collection d'éléphants miniatures d'une tante, de votre désir d'enfant de bâtir un herbier (sans succès) ou d'amasser des monnaies étrangères, du cousin qui passe des heures à classer ses timbres rares ou de votre voisin chez qui des armoires entières garnies de tiroirs cachent des milliers d'insectes épinglés... et je ne sais quoi encore. Si vous creusez un peu, vous raconterez vos visites dans les musées d'art, d'histoire naturelle, vos découvertes, vos frustrations. Vous oeuvrez dans l'un d'eux! La question de la recherche vous préoccupe sûrement, le développement de sa collection aussi.

En partageant vos expériences, nous énumérerons une foule de collections possibles d'objets de toutes sortes, précieux ou sans valeur, jusqu'aux plus insolites; très vite s'y ajouteront des histoires de collectionneurs un peu dingues.

Bref, on peut constater sans risque d'erreur que tout objet naturel dont les hommes connaissent l'existence et tout artefact quel qu'il soit figure quelque part dans un musée ou dans une collection particulière. [1]

Cela a-t-il un sens? Quel rôle la collection joue-t-elle dans la vie d'un être, d'une collectivité, dans l'histoire de l'homme? Faut-il aborder la collection par sa fonction ou sa raison d'être? Je l'aborderai par la personne du collectionneur. Pourquoi collectionne-t-il? Est-ce par besoin de possession, de prestige, par instinct de propriété? L'activité est-elle générée par d'autres motifs, tels connaître, échanger, créer...

Dans La vie étrange des objets, Maurice Rheims nous en parle comme d'un désir instinctif. Certains animaux ont des comportements étonnants. La pie voleuse amasse dans son nid des petits objets sans but utilitaire. Le viscache d'Amérique du Sud répand dans son terrier, souvent d'une longueur allant jusqu'à quelques kilomètres carrés, divers petits objets subtilisés à son entourage. L'enfant, lui, dès son jeune âge, entretient avec l'objet un rapport particulier et manifeste des «gestes réflexes de collectionneur». Il choisit des objets aimés et s'en entoure.

L'enfant s'identifie à l'objet qu'il possède, joue avec lui comme avec un double, qui supporte sans dommage les mauvais coups, sert à la fois de bouc émissaire et de grigri protecteur. Son existence confirme celle de son propriétaire, sa plasticité permet de transposer toutes les situations où il y a conflit. [2]

Plus tard, son plaisir est de les classer : la première phase active de collectionnement se situe entre sept et douze ans. Aux différents stades de son développement, sa relation à l'objet et ses conduites de collectionnement changent.

L'enfant passe par une période où son besoin de compréhension, de possession intellectuelle du monde impliquent des rationnalisations qui s'expriment par le désir de classer des objets. [3]

Dans ce système de la collection, les objets sont investis par l'enfant collectionneur et tout autant que le collectionneur il vit parmi et au travers d'eux. Vous vous y reconnaissez peut-être ?

Les rapports entretenus avec la collection notre vie durant sont multiples, qu'il s'agisse de collection privée, publique, de la nôtre ou de celle de l'autre. La collection n'est pas une pratique monolithique, d'où émanent des certitudes, des assises. C'est un système aux multiples visages. Si pour certains elle est une activité ludique et ponctuelle, pour d'autres c'est une pratique ininterrompue ou par étapes, pendant toute leur vie. L'expérience est menée du bout des doigts, d'un oeil distrait ou en plongeon jusqu'à s'y noyer.

Mais toujours le collectionnement est une aventure dont vous êtes le héros. «Comme les grands chasseurs, les collectionneurs tissent leurs exploits de récits plus ou moins fabuleux» [4], racontés avec un plaisir manifeste. Cette aventure peut être vécue telle un «ensemble d'activités, d'expériences qui comportent du risque, de la nouveauté et auxquelles on accorde une valeur humaine» [5] ou comme un piège où les énigmes nous conduisent à l'enfermement. C'est sur le collectionneur, l'«amateur», le «curieux» et l'espace mental qui les habitent que j'attire ici votre attention.

C'est à l'intérieur d'un laboratoire expérimental sur la collection que je me suis investie avec les artistes des Ateliers convertibles avec l'intention d'y puiser des éléments réflexifs et des matériaux d'échange. Notre désir n'a jamais été de faire une étude exhaustive, le titre de cette publication en témoigne. En fin de processus, le travail d'écriture consiste à mettre en ordre ce désordre et à bâtir un contenu. Il faut avoir un sens certain de l'aventure et une croyance profonde ans le potentiel créateur de l'intersubjectivité. Nous nous sommes servis du sujet pour comprendre davantage l'artiste et son rapport à l'objet.

Ayant peu de caractéristiques distinctes d'une collectionneuse, j'ai donc porté un regard particulier sur ceux qui s'y adonnent, en tout ou en partie. Il est fascinant de constater comment sous ce chapeau de la collection s'abritent des collectionneurs de tout acabit aux oeuvres multiformes, de natures multiples.

Chaque collection est objet de curiosité et captive par sa méthodologie de classement, sa documentation des spécimens, la qualité et la quantité des éléments qui la composent. «Le charme fascinant qu'exerce une collection réside en ce peu qu'elle révèle et en ce peu qu'elle cache de l'élan qui a conduit à la créer.» [6] La personne du collectionneur intrigue. Le temps, l'énergie et l'argent qu'il investit est souvent sans limite. Il y a toujours un côté fastueux à l'entreprise. Mais qu'est-ce qui peut bien stimuler tout ce zèle déployé? Une recherche de l'ordre dans le déroulement hasardeux de nos existences... N'y croyez pas.

«Si les rêves ont pour fonction d'assurer la continuité du sommeil, les objets assurent la continuité de la vie.» [7] Peut-on échapper à la collection? Considérer cette propension à amasser des objets et à les classer comme un passe-temps réduirait l'importance de son rôle dans la vie du collectionneur. Si la collection est un antidote à l'angoisse métaphysique, un régulateur de tensions, une assurance de se survivre, elle déjoue principalement la perception du temps chronologique. Cette problématique du temps est inhérente à la collection. Et c'est en transposant le temps réel en une dimension systématique que le collectionneur se joue de l'irréversibilité de la vie.

Répertoriant le temps en termes fixes qu'il peut faire jouer réversiblement la collection figure le perpétuel recommencement d'un cycle dirigé, où l'homme se donne à chaque instant et à coup sûr, partant de n'importe quel terme et sûr d'y revenir, le jeu de la naissance et de la mort. [8]

On peut collectionner avec le même fanatisme des objets de toutes sortes. Si le temps est une fonction fondamentale à la collection, l'objet manquant ou plutôt la recherche de ce manquant est un véritable leitmotiv qui alimente cette passion. C'est d'ailleurs l'inachèvement qui différencie la collection de l'accumulation pure.

«La présence de l'objet final signifierait au fond la mort du sujet.» [9] En fait, l'activité lui sert à magnifier sa vie. Le collectionneur s'isole-t-il dans un système confortable, évitant ainsi les confrontations douloureuses avec certaines réalités décevantes? Tente-t-il de reconstituer un monde privé où il détient les règles du développement et le contenu? Construction subtile ou monument grotesque, elle est à l'image de son propriétaire. Italo Calvino compare la collection à un journal intime où le collectionneur s'incrit, jour après jour, objet par objet. Lui rend-elle ainsi une certaine liberté, celle d'une écriture personnalisée?

C'est parce qu'il se sent aliéné et volatilisé dans le discours social dont les règles lui échappent que le collectionneur cherche à reconstituer un discours qui lui soit transparent... [10]

Le collectionneur face à sa collection est le seul maître à bord. Sa démarche est authentique: «Une collection est un lieu autobiographique, elle trace le cheminement parcouru par un individu et par la collectivité à laquelle il participe.» [11] Dans l'acte de collectionner, certains s'accommodent de règles fixées, d'autres naviguent à leur guise selon leurs propres critères. Peut-on en dire autant d'une société, d'une collectivité? La collection publique affirme des valeurs, des consensus et une identité sociale.

Complexe, la collection l'est autant que peut l'être son auteur. Elle lui sert de miroir réfléchissant, de prothèse, de bouclier ou d'écran. Le collectionneur raconte son histoire en se racontant des histoires et adapte le support selon ses besoins. La collection est un échafaudage greffé à son propriétaire, qu'on voit volontiers comme un être rangé, systématique, ordonné, lucide, intelligent et tenace; le dépeçage du «sujet» nous fait aussi apercevoir un être excessif, compulsif, obsédé et malade.

Il n'y a pas de portrait type du collectionneur. L'activité de «collectionnement» contribue-t-elle à l'équilibre de ceux qui la pratiquent? Permet-elle une liberté relative ou provoque-t-elle l'aliénation? En soi, elle n'a ni couleur ni saveur. Elle peut tout aussi bien être l'espace où s'exprime une rigidité intellectuelle ou le terrain propice aux développements de sensibilités créatives. Du phénomène, on ne perçoit souvent que la pointe de l'iceberg. À travers les époques, la noblesse et les riches ont collectionné. Aujourd'hui, tous peuvent s'y adonner sans discrimination. La pratique s'en trouve davantage diversifiée.

Y aurait-il une transmission héréditaire de ce comportement singulier puisqu'on note que dans les familles de collectionneurs, les enfants s'y risquent plus volontiers? Ils répètent des comportement familiers appris. Il n'y a pas de gène du collectionneur.

Si la collection est l'étendard d'un pouvoir, elle est aussi bien le théâtre de faillites personnelles importantes tant sur le plan psychologique que social. Il y a autant de types de collectionneurs que de styles de collections. L'examen du phénomène me révèle un paradoxe. M'en approcher a contaminé le regard que je porte aujourd'hui sur le monde (ce monde d'objets).

Au début de l'expérience, c'est la collection qui a mobilisé mon attention, elle semblait détenir tous les secrets. Plus tard, c'est le collectionneur qui m'a captivée, de lui surgissaient tant d'énigmes. La collection est à la fois système organisé, architecture, organigramme et organisme vivant. Son autosuffisance la rend particulièrement attirante. Le collectionneur construit de toutes pièces une oeuvre composée d'objets auxquels il a attribué une valeur.

Là est toute la question, autour de ces objets connotés qui créent des langages si différents, perméables ou hermétiques, créatifs ou redondants. Pour moi, tout a basculé à partir du moment où j'ai aussi perçu la collection comme une mise en scène élaborée à partir de comportements mentalement déficients ou perturbés. Au départ, je m'acharnais à l'examiner comme une activité-remède, par la suite j'y découvris l'expression d'autant de travers humains, d'états pathologiques. L'auteur Maurice Rheims en fait état par plusieurs exemples saisissants. Un aristocrate anglais collectionnait des cordes de pendus, accompagnant chacune d'elles d'une note biographique. L'histoire ne dit pas comment se termina sa vie... Suspendue?

Beaucoup recherchent dans le fait de collectionner un climat de clandestinité. [12]

Un numismate aurait investi une petite fortune dans sa collection. Afin de disposer des sommes d'argent nécessaires à l'acquisition de pièces rares et chères, il trompa toute sa vie sa propre femme quant aux sommes dépensées. Il feignait de graves problèmes de santé, inventait des visites fictives chez des spécialistes, et prétextait des honoraires élevés pour justifier ses dépenses. Ce n'est qu'après sa mort que les stratagèmes clandestins furent mis à découvert. On sollicita la veuve pour des pièces uniques mettant en lumière la valeur financière inestimable de la dite collection.

Il y aurait aussi de curieuses histoires autour d'accumulations excessives de journaux, des cas de «collectionnite» maniaque. Un homme d'affaires en apparence équilibré était abonné à des centaines de quotidiens français et étrangers. On retrouva le matériel soigneusement classé et empilé dans neuf pièces de son appartement. Réalistement, la plupart n'avait jamais été consulté.

L'histoire de deux New-yorkais tient de la névrose la plus pure :

Vivant tous deux dans un petit appartement, ils sortaient chaque jour pour aller acheter leurs provisions et les journaux. Ils semblaient, depuis des années, n'avoir d'autre occupation que de lire des dizaines de quotidiens. La concierge ne les voyant plus sortir depuis quelques jours, alerta la police; on les trouva morts, intoxiqués par un chauffage défectueux, couchés sur des piles de papiers. L'état de l'appartement était indescriptible. Jusqu'au plafond, des piles de journaux soigneusement ficelés emplissaient quatre pièces. Pas de meubles, ni chaise, ni table. Pas de lit, ils dormaient confortablement entre des piles d'un mètre de haut de journaux. Pas de couvertures, le papier tient chaud. Seuls deux passages, de plus en plus étroits et dangereux, menaient d'une part vers les w.-c. et de l'autre vers la porte d'entrée. [13]

Je ne sais pas où tout cela me mène, mais je ressens un certain malaise. Comment rééquilibrer mes propos sans faire mon «éloge de la fuite»? La collection est-elle une mécanique de défense devant l'adversité, un terrain de jeux où sens et non-sens font aussi bien l'affaire, dépliant tous ces territoires intimes fascinants et troublants?



Notes

1. Krzysztof Pomian, Collectionneurs, amateurs et curieux, Paris, Gallimard, 1987, p. 15.
2. Maurice Rheims, La vie étrange des objets, Paris, Plon, 1959, p. 25.
3. Rheims, p. 26.
4. Rheims, p. 43.
5. «Aventure», Le Nouveau Petit Robert, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1994.
6. Italo Calvino, Collection de sable, Paris, Seuil, 1986, p. 14.
7. Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris, Gallimard,1968, p.137
8. Baudrillard, p. 135.
9. Baudrillard, p. 130.
10. Baudrillard, p. 149.
11. Chantal Pontbriand, «Collections : Visions d'avenir», Parachute, no 54, mars-juin 1989, p. 6.
12. Rheims, p. 46.
13. Rheims, p. 55.



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