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L'inventaire du Nouveau Monde
Au XVIIe siècle, les jésuites étaient au nombre des premiers Français à fouler le sol des nouveaux territoires revendiqués par la France en Amérique du Nord. Comme la plupart des Européens cultivés qui les ont précédés ou suivis, les jésuites étaient fortement tentés de décrire les réalités humaines et naturelles qu'ils observaient, de les classifier et de leur donner un sens. Les Relations des jésuites tiennent ainsi, parfois, du récit de voyage, où l'on trouve, de manière plus ou moins ordonnée, des descriptions géographiques, des observations sur les populations locales, ou encore des remarques sur la faune, la flore et les ressources de ce milieu. L'exotisme est souvent au rendez-vous dans ces écrits, qui répondent aussi à une fascination pour les curiosités du Nouveau Monde, dont les Relations, comme les récits des autres voyageurs européens, contribuent à faire l'inventaire.
Dans cet inventaire, il faut accorder une place particulière aux développements à caractère ethnographique qui parsèment les Relations. Les jésuites figurent parmi les Français du XVIIe siècle qui ont vécu le plus longtemps parmi les populations autochtones de l'Amérique du Nord. Ce contact prolongé en faisait des observateurs privilégiés, qui cherchaient, en raison même de leur objectif missionnaire, à comprendre les sociétés autochtones afin d'agir plus efficacement dans leurs efforts pour les convertir. Grâce à leur maîtrise des langues amérindiennes, les jésuites pouvaient d'ailleurs dépasser le stade de la simple description des aspects de la culture matérielle (habitations, moyens de transport…) pour présenter d'autres facettes, plus difficiles à cerner pour des visiteurs de passage (croyances et pratiques religieuses, organisation sociale, structures politiques…).
Les Relations des jésuites constituent donc une précieuse source d'informations sur les cultures amérindiennes à l'époque des premiers contacts entre Français et Amérindiens. Quelques Relations se démarquent tout particulièrement par leur lot d'informations à caractère ethnographique. C'est le cas, par exemple, de la Relation de 1634, du jésuite Paul Le Jeune. Ce texte est le fruit d'une expérience peu commune pour un Français du XVIIe siècle. À l'automne 1633, avec pour seul bagage quelques effets personnels, le père Le Jeune entreprend de suivre un groupe d'Amérindiens de la nation montagnaise quittant Québec pour retourner sur leurs territoires de chasse hivernaux.
Le Jeune voulait apprendre la langue des Montagnais pour pouvoir les convertir à la religion catholique. Pendant plusieurs mois, privé de tout contact avec les Français de la colonie, le jésuite suivra ces Amérindiens dans leurs pérégrinations sur les terres situées au sud du Saint-Laurent. De cette difficile aventure naîtra l'un des plus beaux et des plus captivants textes de la Nouvelle-France. Combinant l'inventaire ethnographique et le récit de voyage, la Relation de 1634 représente un témoignage inestimable sur la culture et les activités de subsistance des Montagnais de la vallée du Saint-Laurent au début du XVIIe siècle.
D'autres Relations offrent aussi un grand intérêt ethnographique. Ne mentionnons ici que la Relation de 1636, qui consacre plusieurs chapitres à la société huronne (les Wendats). Son auteur, le père Jean de Brébeuf, connaissait les Hurons depuis 1625 et parlait bien leur langue. La Relation recèle une multitude de détails sur la langue des Hurons, leurs croyances, leurs mythes, leurs pratiques religieuses, leur vie sociale (mariages, festins, jeux, danses…) et leur structure politique (conseils, lois et coutumes…). C'est dans ce récit que l'on trouve notamment l'une des descriptions les plus détaillées de la grande fête des morts, cérémonie au cours de laquelle les Hurons, au moment de déplacer leurs villages, plaçaient dans une même fosse tous les ossements des personnes décédées au cours des années précédentes.
Certes, de nombreux Français, notamment les coureurs des bois, ont fait des séjours prolongés parmi les communautés autochtones et s'y sont sans doute mieux intégrés que les missionnaires, car ils ne visaient pas à transformer ces sociétés. Mais, contrairement aux jésuites, ces Français n'ont presque jamais témoigné par écrit de leur expérience. L'importance des récits annuels des jésuites s'en trouve donc accrue; ces récits représentent souvent les seules sources pour reconstituer à grands traits le mode de vie et la culture des sociétés autochtones au moment des premiers contacts avec les Européens.
Reconstituer certains éléments des cultures autochtones à partir des Relations des jésuites commande toutefois la prudence, car les missionnaires du XVIIe siècle n'ont pas l'état d'esprit des anthropologues modernes. Leurs descriptions s'accompagnent généralement d'une série de jugements de valeur négatifs, notamment lorsque les pratiques observées vont à l'encontre de la morale chrétienne, qui forme un prisme déformant à travers lequel sont perçues les cultures autochtones. Mais comme les jésuites ne cherchent jamais à dissimuler leurs points de vue, les pièges que comporte cette littérature missionnaire sont généralement faciles à repérer.
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