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La polygamie au Canada : conséquences juridiques et sociales pour les femmes et les enfants – Recueil de rapports de recherche en matière de politiques

Accroître la reconnaissance accordée aux mariages polygames contractés à l'étranger : conséquences politiques pour le Canada


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III. LE CANADA DEVRAIT-IL DÉCRIMINALISER LA POLYGAMIE ET LES UNIONS MULTIPLES?

L'interdiction actuelle de la polygamie est prévue à l'article 293 du Code criminel du Canada.

293. (1) Est coupable d'un acte criminel et passible d'un emprisonnement maximal de cinq ans quiconque, selon le cas :
(a) pratique ou contracte, ou d'une façon quelconque accepte ou convient de pratiquer ou de contracter :
(i) soit la polygamie sous une forme quelconque,
(ii) soit une sorte d'union conjugale avec plus d'une personne à la fois, qu'elle soit ou non reconnue par la loi comme une formalité de mariage qui lie;
(b) célèbre un rite, une cérémonie, un contrat ou un consentement tendant à sanctionner un lien mentionné aux sous-alinéas a)(i) ou (ii), ou y aide ou participe73.

L'article 293 s'applique aux parties qui « pratiquent » la polygamie au Canada. Cela s'appliquerait aux personnes qui sont parties à un mariage polygame valide contracté à l'étranger. La justification pour criminaliser les personnes qui poursuivent une relation conjugale qui a été contractée légalement dans leur pays d'origine n'est pas claire.

Une question en même temps distincte et reliée à cette question est l'application de l'article 293 aux parties à une union multiple dont le mariage est célébré religieusement au Canada. L'article 293 s'applique non seulement aux mariages polygames au sens légal du terme, mais aussi à toute « union conjugale » qu'elle soit ou non reconnue comme une formalité de mariage exécutoire. Ainsi, selon ses termes, la disposition s'appliquerait aux parties qui s'engagent dans une union multiple au Canada, malgré le fait que tout arrangement de ce genre serait une nullité. Cela ne veut pas dire qu'il pourrait n'y avoir aucune conséquence juridique à de telles unions. Tel qu'il a été discuté ci-dessus, certaines des incidences du mariage qui ont été étendues aux partenaires de fait peuvent s'appliquer aux parties à des unions multiples si ces attributs ne sont pas limités aux unions entre deux personnes. Mais, en vertu de la loi, les unions multiples ne seraient pas des mariages; toute conséquence juridique ne se fonderait pas sur l'union multiple, mais plutôt sur la cohabitation durant une certaine période, sur l'enrichissement sans cause ou sur la naissance d'un enfant qui découlerait de cette relation.

La justification de l'utilisation du droit pénal pour s'occuper des problèmes soulevés par les unions multiples n'est pas claire. La Commission de réforme du droit du Canada a recommandé l'abolition de l'article 293 en 1985 (Gordon 2002). La Commission, en discutant des unions multiples célébrées au Canada, a déclaré :

[Traduction]
[L]a polygamie semble si étrangère à nos valeurs et à notre ordre juridique qu'il est aussi inutile qu'excessif de la criminaliser… Abolir le crime de la polygamie ne signifie pas qu'il faut fermer les yeux sur cette pratique. Nos institutions juridiques et l'institution qu'est le mariage préservent adéquatement le principe de la monogamie. L'abrogation de l'infraction de la polygamie est donc une preuve de modération et une marque de confiance en nos institutions. En n'accordant aucune reconnaissance juridique à la polygamie, le droit de la famille assure que ce phénomène n'est pas viable au Canada. Cela devrait donc se refléter dans le Code criminel (Gordon 2002, p. 29).

D'autres analystes ont soupesé les enjeux en cause. Leurs écrits ne présentent pas de distinction claire entre les mariages polygames valides contractés à l'étranger et les unions multiples. Ils semblent plutôt inclure tous ces arrangements dans le terme « polygamie ». Par exemple, Young et Gold (1994) ont appuyé la recommandation présentée en 1985 par la Commission de réforme du droit du Canada qui visait à éliminer la polygamie du Code criminel. Ils ont prétendu que, au regard d'un crime consensuel comme la polygamie, il y avait de forts arguments en faveur de l'adaptation aux valeurs religieuses, sous réserve que les préjudices causés à la société n'étaient pas supérieurs à la préoccupation relative à la liberté religieuse.

Hamid (1994), d'un autre côté, a rejeté la notion qu'il devrait y avoir une adaptation à la polygamie obligatoire pour des motifs religieux. Il a prétendu qu'une telle adaptation soutiendrait les pratiques religieuses patriarcales qui discréditent le statut des femmes dans la société et causent un préjudice considérable aux participantes et à d'autres. Currie, dans un rapport subséquent, s'est dit d'accord avec Hamid, et a déclaré :

[Traduction]
Malgré la reconnaissance de la diversité croissante des formes nouvelles de familles et de ménages au Canada en raison du divorce et du remariage, de la monoparentalité et de la cohabitation de couples homosexuels et hétérosexuels, la polygamie présente un problème du point de vue de l'inégalité de genre. Traditionnellement, les mariages polygames semblent être associés presque universellement à l'inégalité entre les sexes (Currie 1994, paragr. 3.1.3).

Dans son document daté de 2001 et intitulé Au-delà de la conjugalité - La reconnaissance et le soutien des rapports de nature personnelle entre adultes, la Commission du droit du Canada s'est interrogée sur la nécessité des sanctions pénales.

Il y aurait lieu d'étudier davantage les effets de la polygamie et la réponse adéquate du gouvernement, par exemple en matière d'inégalité et d'équilibre des pouvoirs pouvant exister au sein de la relation. Toutefois, il est raisonnable de se demander si le recours au Code criminel fournit la meilleure réponse à ces questions (IRC 2001, n. 32).

La British Columbia Civil Liberties Association (BCCLA) a aussi appuyé l'idée d'abroger l'article 293. Son raisonnement est que [Traduction] « c'est une affaire d'autonomie personnelle que de choisir le type de rapport conjugal qu'on préfère » (BCCLA 2001, p. 7). Le conseil d'administration de la BCCLA (2001, p. 7) a adopté la résolution qui suit :

[Traduction]
La BCCLA s'oppose à l'interdiction de la polygamie pour les motifs que tous les autres actes allégués de violence et d'exploitation (violence contre les enfants et les femmes) sont clairement interdits par les dispositions pénales ordinaires actuelles - dispositions qui, selon la BCCLA, devraient être appliquées strictement, que les rapports en question soient monogames, bigames ou polygames. Lancer une nouvelle attaque contre les rapports polygames en soi n'ajoute rien à cette équation, sauf de nouveaux empêchements aux importantes libertés de la personne que sont les libertés d'association, de conscience, d'expression et de religion.

Ces différents rapports montrent que les points de vue sont divisés sur la question de la criminalisation. Les personnes qui favorisent la conservation de l'article 293 le font en général sur la foi que la polygamie et les unions multiples sont préjudiciables aux femmes et associées à l'inégalité de genre. Nous trouvons les arguments en faveur de la décriminalisation plus persuasifs. La décriminalisation n'indique pas une acceptation de la pratique de la polygamie ou des unions multiples. La criminalisation n'est pas le moyen le plus efficace d'aborder la question de l'inégalité de genre dans les rapports polygames. D'autres dispositions de nature pénale traitent des problèmes que pose la violence conjugale et à l'endroit des enfants. Bien que nous recommandions d'abroger l'article 293 entièrement, cela pose un problème, particulièrement dans l'application aux parties à un mariage polygame valide contracté à l'étranger qui poursuivent une relation conjugale au Canada. C'est peut-être le cas particulièrement à la lumière du fait que ni la prostitution ni l'adultère ni la cohabitation sans mariage ne sont une infraction de nature pénale au Canada74. Pourquoi alors une relation conjugale reconnue légalement (quoique dans un autre pays) devrait-elle être l'objet d'une sanction de nature pénale? Il en est de même pour les personnes qui s'engagent dans une union multiple au Canada - à la lumière des moeurs sexuelles permissives au Canada, pourquoi mettre cette activité particulière à part et la rendre passible de sanction pénale? Il est excessif et non nécessaire d'imposer des sanctions pénales aux personnes qui s'engagent dans une union multiple au Canada quand cette union multiple est considérée comme une nullité. Enfin, on peut prétendre que la criminalisation des unions multiples viole le droit à la liberté de religion des parties, comme nous en discutons dans la prochaine partie du présent rapport.

Possibilité de contestation de l'article 293 en vertu de la Charte

Une autre question consiste à déterminer si l'article 293 pourrait être contesté en s'appuyant sur des motifs constitutionnels. Avec l'adoption de la Charte canadienne des droits et libertés75, des questions ont été soulevées au sujet de la constitutionnalité de cette interdiction76. Une contestation constitutionnelle devrait résoudre cinq questions juridiques.

  • La Charte s'applique-t-elle à l'interdiction de la polygamie et des unions multiples?

  • La partie qui entreprend cette contestation en vertu de la Charte a-t-elle qualité pour agir?

  • L'interdiction de la polygamie et des unions multiples viole-t-elle un droit reconnu par la Charte?

  • Le Canada peut-il justifier la violation de ce droit reconnu par la Charte?

  • Quel recours est possible?
La Charte s'applique-t-elle à l'interdiction de la polygamie?

Le Code criminel a été adopté par le Parlement du Canada et la Charte s'applique à toutes les questions qui relèvent de la compétence du Parlement77. Par conséquent, tout article du Code criminel qui est incompatible avec la Charte est inconstitutionnel.

La partie qui entreprend cette contestation en vertu de la Charte a-t-elle qualité pour agir?

Plus particulièrement, les parties qui ont contracté un mariage polygame valide dans leur pays d'origine et qui se sont installées au Canada par la suite ont-elles qualité pour contester la constitutionnalité de l'interdiction de la polygamie? Établir qu'une personne a ou n'a pas « qualité pour agir » (c.-à-d. pour entreprendre des procédures légales) [Traduction] « consiste à savoir si la personne a un intérêt suffisant dans le résultat pour invoquer une procédure judiciaire » (Hogg 1997, p. 56-63). La réponse simple est que si une personne était accusée d'une infraction à l'article 293, elle aurait qualité pour invoquer la Charte pour contester la constitutionnalité de cette disposition dans sa défense.

Cependant, les procureurs de la Couronne ont été réticents à intenter des poursuites dans les cas d'infraction en matière de polygamie. Par conséquent, la question à se poser est de savoir si les parties à un mariage polygame valide contracté à l'étranger pourraient entreprendre une contestation de l'article 293 en vertu de la Charte en l'absence de poursuite. [Traduction] « La règle générale est que seul le Procureur général a qualité pour intenter des poursuites pour revendiquer l'intérêt public » (Hogg 1997, p. 56-64). Il y a une exception à cette règle pour une personne qui peut montrer qu'elle subit un [Traduction] « préjudice exceptionnel » (Hogg 1997, p. 56-64). Ainsi, une personne aurait qualité pour entreprendre une contestation de la constitutionnalité de l'article 293 pour montrer que [Traduction] « la loi s'applique à elle différemment qu'au public dans son ensemble » (Hogg 1997, p. 56-65).

Les parties qui ont contracté légalement des mariages polygames dans leur pays d'origine et qui se sont installées par la suite au Canada devraient être en mesure de démontrer qu'elles ont subi un « préjudice exceptionnel » en raison de l'article 293 du Code criminel. On peut facilement les identifier à partir de leurs dossiers d'immigration et de réfugié de manière à ce que toute modification à la politique en matière de poursuite les rende immédiatement vulnérables à des accusations au criminel en vertu de l'article 293. À l'opposé, non seulement la plupart des membres du public canadien sont monogames, mais il n'y a aucun mécanisme pour identifier les personnes qui ne le sont pas, particulièrement si elles optent pour cacher leur situation familiale78. Dans ces circonstances, les femmes qui ont contracté légalement des mariages polygames dans leur pays d'origine et qui se sont installées par la suite au Canada devraient être en mesure qu'on fasse droit à leur prétention voulant qu'elles subissent un « préjudice exceptionnel » en raison de l'article 293 du Code criminel et devraient se voir accorder « qualité pour agir » dans une contestation de sa constitutionnalité. Les parties à des unions multiples qui vivent dans des communautés facilement identifiables où on accepte la pratique des unions multiples pourraient établir le bien-fondé de leur prétention selon laquelle elles subissent un « préjudice exceptionnel » en raison de l'article 293.

L'interdiction de la polygamie viole-t-elle un droit reconnu par la Charte?

Une contestation constitutionnelle de l'article 293 serait fort vraisemblablement fondée sur le droit à la liberté de religion qui est prévu à l'alinéa 2(a) de laCharte, et qui se lit comme suit : « Chacun a les libertés fondamentales suivantes : a) liberté de conscience et de religion79 ».

Les parties qui, pour des raisons religieuses, ont contracté des mariages polygames dans leur pays d'origine avant de s'installer au Canada ou qui se sont engagées dans une union multiple au Canada devraient démontrer leur adhésion à une « religion » au sens de la définition adoptée par la Cour suprême du Canada. Dans l'arrêt Anselem, le juge Iacobucci, au nom de la majorité des juges, a conclu :

Une religion s'entend typiquement d'un système particulier et complet de dogmes et de pratiques. En outre, une religion comporte généralement une croyance dans l'existence d'une puissance divine, surhumaine ou dominante. Essentiellement, la religion s'entend de profondes croyances ou convictions volontaires, qui se rattachent à la foi spirituelle de l'individu et qui sont intégralement liées à la façon dont celui-ci se définit et s'épanouit spirituellement, et les pratiques de cette religion permettent à l'individu de communiquer avec l'être divin ou avec le sujet ou l'objet de cette foi spirituelle80.

Une partie qui prétend que le mariage polygame est compatible avec ses croyances religieuses « n'est pas tenu[e] de prouver l'existence de quelque obligation, exigence ou précepte religieux objectif81 ». Plutôt, la cour ne peut que vérifier « la sincérité de la croyance du demandeur, lorsque cette sincérité est effectivement une question litigieuse82 ». De plus, « le tribunal doit s'assurer que la croyance religieuse invoquée est avancée de bonne foi, qu'elle n'est ni fictive ni arbitraire et qu'elle ne constitue pas un artifice.83 » Il ne serait donc pas difficile pour les parties qui ont contracté des mariages polygames valides à l'étranger ou des unions multiples au Canada pour des motifs religieux de montrer qu'elles croient que cette pratique a un lien avec leur religion et que leur croyance est sincère.

Une fois qu'une cause relative à la liberté de religion est déclenchée, le demandeur n'a qu'à « démontrer que la disposition législative… contestée entrave d'une manière plus que négligeable ou insignifiante sa capacité d'agir en conformité avec ses croyances religieuses84 ». Bien que le degré d'interférence puisse faire l'objet de débats dans certains contextes, il n'y a même pas à se demander si le fait pour une personne d'être accusée et reconnue coupable d'une infraction punissable par voie de mise en accusation et pour laquelle la peine d'incarcération est de cinq ans (comme l'article 293 le prévoit) est une interférence futile.

Somme toute, ces demandeurs pour motif de religion devraient être en mesure de défendre le fait que l'article 293 entrave leur droit à la liberté de religion prévu dans la Charte. Toutefois, la question n'en reste pas là. Comme pour les autres droits prévus dans la Charte, le droit à la liberté de religion n'est pas absolu. Le gouvernement du Canada peut prétendre que l'article 293 impose une restriction valide à l'exercice du droit à la liberté de religion. Si c'était le cas, le Canada devrait recourir à la Charte pour justifier sa prétention.

Le Canada peut-il justifier la violation de ce droit reconnu par la Charte?

Pour justifier l'article 293 du Code criminel qui interdit la polygamie, le gouvernement du Canada doit prétendre qu'il est compatible avec l'article 1 de la Charte, qui prévoit ce qui suit : « La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique85. »

La Cour suprême du Canada a élaboré le processus Oakes pour déterminer quelles prétentions au sujet de la restriction des droits sont justifiables en vertu de l'article 1. Le processus Oakes comporte deux critères fondamentaux auxquels le gouvernement doit répondre pour justifier de restreindre un droit prévu dans la Charte. Premièrement, l'objectif de la disposition contestée « doit être suffisamment important pour justifier la suppression d'un droit ou d'une liberté garantis par la Constitution »; c'est-à-dire qu'il doit « se rapporte[r] à des préoccupations sociales, urgentes et réelles86 ». Deuxièmement, il y a une « sorte de critère de proportionnalité » qui comporte trois éléments importants : les mesures doivent « avoir un lien rationnel avec cet objectif »; elles doivent « porter le moins possible atteinte au droit en question »; et « il doit y avoir proportionnalité entre les effets de la mesure restrictive et l'objectif poursuivi »87. Il incombe donc au Canada de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que l'article 293 répond à ces quatre exigences relatives à l'article 1 : préoccupations sociales, urgentes et réelles; un lien rationnel; porter le moins possible atteinte; et, enfin, plus les effets préjudiciables d'une mesure sont graves, plus l'objectif doit être important.

Préoccupations sociales, urgentes et réelles

On peut présumer que le Canada prétendra que la préoccupation sociale, urgente et réelle de l'article 293 est l'égalité de genre. En particulier, le Canada peut prétendre que l'interdiction de la polygamie et des unions multiples vise la protection des femmes et des enfants. Cette prétention remonte à il y a longtemps (Kames 1796; Hume, sans date). À la fin du XIXe siècle, les États-Unis ont rejeté une contestation fondée sur la liberté de religion présentée par un polygame mormon dans une affaire de bigamie. Le juge de première instance s'était adressé au jury en leur demandant de [Traduction] « considérer quelles seront les conséquences pour les victimes innocentes de cette idée délirante. À mesure que cette contestation se poursuit, elles se multiplient et il y a des femmes à l'âme pure et des enfants innocents - innocents dans un sens au-delà même du degré d'innocence de l'enfance elle-même. Ce sont elles et eux qui vont en souffrir88 ». Cependant, aucun rapport n'a été fait avec cet objectif dans les sept causes canadiennes dans lesquelles on a interprété l'interdiction de la polygamie89. Bien que peu nombreuses, ces causes ne devraient pas être minimisées, particulièrement parce que quatre d'entre elles attribuent explicitement l'interdiction à existence de la polygamie des mormons aux États-Unis90.

Le Canada pourrait tenter de renforcer son argumentation au sujet de l'égalité de genre en invoquant une autre affaire historique, le renvoi relatif à la bigamie. Jugée par la Cour suprême du Canada, en 1897, longtemps avant l'entrée en vigueur de la Charte, cette cause avait trait à la constitutionnalité de caractéristiques extraterritoriales de l'interdiction de la bigamie qui se trouvait dans la même partie du Code criminel que la polygamie. [Traduction] « Le Canada ayant des frontières avec plusieurs États étrangers dans lesquels les lois relatives au mariage et au divorce sont lâches, démoralisantes et dégradantes pour le statut du mariage, a observé le juge en chef Strong, la législation telle qu'elle apparaît dans les articles [bigamie] du Code criminel semble être absolument essentielle à la paix, à l'ordre et au bon gouvernement du Canada et, en particulier, au maintien dans le Dominion de la pureté et de la sainteté du statut du mariage.91 » Bien qu'il ne fasse pas référence directement à la polygamie, aux unions multiples ou aux sexes, cet énoncé au sujet de l'objectif d'une disposition connexe comportait une forte consonance de rapports sociaux. En outre, le Canada pourrait invoquer un appui contemporain en indiquant la position de l'Organisation des Nations Unies, qui veut que la polygamie aille à l'encontre des droits des femmes à l'égalité (CEDAW, ONU, 1992, p. 1).

En effet, le gouvernement du Canada doit faire la promotion de l'objectif de l'égalité de genre, car c'est le seul argument possible pour établir un objectif laïque pour l'article 293. Le contre-argument est que l'article 293 a un but religieux qui ne peut être retenu comme préoccupation sociale, urgente et réelle. Pour soutenir ce contre-argument, il est nécessaire de revoir brièvement l'historique de l'interdiction de la polygamie et la jurisprudence pertinente relative à la Charte.

Les origines historiques de l'interdiction de la polygamie, des unions multiples et de la bigamie sont de nature ecclésiastique et remontent au XIIIe siècle, en Angleterre, lorsque [Traduction] « [l]a polygamie… n'était recevable que dans les cours ecclésiastiques où on peut présumer qu'elle était sujette aux peines normales pour immoralité92. » Il faudrait signaler ici qu'historiquement, l'expression « unions multiples » n'était pas utilisée; ces arrangements étaient généralement inclus dans le terme « polygamie ». À compter de 1547, environ, [Traduction] « l'utilisation du terme polygamie commence à diminuer alors que le terme bigamie commence à être utilisé au sens d'un homme marié à deux épouses simultanément » (Bartholomew 1958, p. 260). La première loi anglaise à faire de la bigamie un acte délictueux grave a été adoptée en 1603 (Bartholomew 1958).

Au Canada, la polygamie et les unions multiples ont d'abord été interdites en 189093. Trois ans plus tard, cette interdiction a été incluse dans le premier Code criminel du Canada94. L'interdiction se voulait une réaction aux difficultés que les autorités américaines avaient relativement aux pratiques polygames des mormons en Utah à l'époque (CLR 1985, P. 22; Gordon 2002). Le Congrès américain, dont les membres ont exprimé l'opinion que la polygamie était une pratique aussi repoussante que l'esclavage, a adopté The Edmunds Act en 188295. Cette loi rendait illégales la bigamie et la polygamie dans les territoires des É.-U. (qui, à cette époque, comprenaient l'Utah) et prévoyait de priver de leur droit électoral toutes les personnes qui allaient être reconnues coupables de ces crimes. En 1889, The Globe rapportait l'immigration de mormons en Alberta et la vaine demande du groupe auprès du Parlement du Canada pour obtenir des privilèges particuliers (The Globe 1889, p. 4).

Dans les débats au Parlement sur la disposition du projet de loi qui traitait de la bigamie, Sir John Thomson a expliqué qu'elle [Traduction] « visait à étendre l'interdiction de la bigamie… pour rendre un deuxième mariage punissable s'il avait lieu durant la vie d'une épouse ou d'un mari, que le mariage ait été contracté au Canada ou ailleurs ou qu'il ait été contracté simultanément ou le même jour96 ». À l'égard de l'interdiction de la polygamie, Thomson a déclaré qu'il n'était pas au courant si la pratique existait déjà au Canada, mais qu'elle posait une menace. Il a déclaré [Traduction] : « Je pense qu'il sera beaucoup plus prudent que la législation soit adoptée immédiatement en prévision de l'infraction, s'il y avait une probabilité qu'elle se présente, plutôt que d'attendre qu'elle se soit établie au Canada97. » Une clause qui faisait explicitement référence aux mormons a été insérée dans la disposition qui interdisait la polygamie et est demeurée dans le Code criminel jusqu'à ce qu'il soit modifié en 195498.

Les origines ecclésiastiques de l'interdiction ainsi que sa référence expresse aux mormons laissent à penser que ses préoccupations sociales, urgentes et réelles sont de servir une fin religieuse. Sans nul doute, la justification contemporaine pour conserver la disposition dans le Code criminel ne peut être que l'égalité de genre. Cependant, la Cour suprême du Canada n'accueillera pas des objets changeants, ce qui signifie que le gouvernement ne pourra s'appuyer que sur l'objectif de la disposition au moment où elle a été adoptée99. En réalité, dans une situation semblable, la Cour a refusé de joindre un objectif contemporain à l'interdiction de la diffusion de fausses nouvelles dans le Code criminel après avoir retracé ses origines au XIIIe siècle, en Angleterre100. Pour surmonter l'obstacle que représente la règle des objets changeants, le Canada devrait montrer que son argument relatif à l'égalité de genre n'est pas un objet changeant, mais un « changement acceptable de l'accent101 » par rapport à la fin religieuse originale de la loi.

Si le passage de la fin religieuse à la fin laïc devait s'avérer insurmontable, le Canada aurait l'obligation de soutenir que l'objectif religieux de l'article 293 est une préoccupation sociale, urgente et réelle. Dans la première cause reliée à la liberté de religion qu'elle a entendue, la Cour suprême du Canada a conclu que le but de la loi fédérale qui imposait la fermeture le dimanche était de « rendre obligatoire l'observance du sabbat chrétien », ce qui contredisait directement le droit à la liberté de religion prévu dans la Charte, « et ne pouvait pas être une fin qui justifiait de limiter le droit102 ». De manière analogue, par conséquent, si le but de l'interdiction de la polygamie prévue à l'article 293 du Code criminel est d'obliger à observer la pratique chrétienne du mariage monogame, il ne peut justifier de limiter le droit à la liberté de religion prévu à l'alinéa 2(a) de la Charte pour les femmes qui ont légalement contracté des mariages polygames dans leurs pays d'origine et se sont ensuite installées au Canada.

Si la cour confirmait ce contre-argument, les personnes qui auraient cherché à voir leurs droits reconnus auraient contesté avec succès la constitutionnalité de l'article 293; la seule question qui resterait en suspens serait celle du recours. Autrement dit, il ne serait pas nécessaire d'élaborer des arguments qui auraient trait au reste des critères Oakes.

Cependant, l'argument du Canada en faveur de l'égalité de genre, selon lequel l'article 293 est une préoccupation sociale, urgente et réelle, pourrait prévaloir. Si c'était le cas, les critères Oakes exigeraient d'appliquer les trois éléments du deuxième critère, celui de la proportionnalité. Dans la même veine, il resterait trois questions. L'interdiction de nature pénale de la polygamie et des unions multiples est-elle liée de manière logique à l'objectif de l'égalité de genre? Porte-t-elle atteinte minimalement à la liberté de religion? Y a-t-il une proportionnalité entre les effets de la mesure restrictive et l'objectif poursuivi?

Lien logique

Le Canada soutiendrait que l'interdiction de la polygamie et des unions multiples est un moyen logique de réduire l'inégalité de genre en présentant une preuve de la subordination des femmes dans les rapports polygames. La preuve empirique n'est pas difficile à faire. Des groupes comme le Center for Public Education and Information on Polygamy (sans date) ont des sites Web qui donnent les résultats de leur surveillance des pratiques polygames dans le monde. Les épouses et les filles engagées dans des mariages polygames et qui se sont enfuies publient des livres au sujet de leurs expériences (Solomon 2003). De plus, il existe une preuve fournie par les sciences sociales à partir d'études menées auprès des communautés de mormons aux États-Unis, bien que cette littérature ne soutienne pas uniformément la prétention qu'il y ait un rapport entre la polygamie ou les unions multiples et l'inégalité de genre103.

Le lien causal entre la polygamie ou les unions multiples et la subordination des femmes doit toutefois être établi scientifiquement. Dans une décision qui attaquait l'interdiction de la publicité pour les produits du tabac, la Cour suprême du Canada a conclu que le lien causal entre l'interdiction et l'objectif de réduire la consommation du tabac pourrait se fonder sur le sens commun, la raison ou la logique104. Même une manière aussi souple d'aborder le lien de causalité peut ne pas favoriser la prétention du Canada au sujet de l'efficacité de la criminalisation de la polygamie. La raison est que, à l'exception possible des unions multiples des mormons, le lien entre la polygamie ou les unions multiples et la subordination des femmes est en même temps sous-inclusif et sur-inclusif. D'un côté, il est sous-inclusif, car la subordination des femmes est loin d'être un phénomène inconnu dans les mariages monogames. D'un autre côté, l'interdiction de la polygamie et des unions multiples est sur-inclusive, car ce ne sont pas tous les mariages polygames ni toutes les unions multiples qui entraînent la subordination des femmes. Au contraire, le fait que les femmes soient subordonnées dépend des croyances religieuses prévalentes au sujet des rapports entre les sexes. Certaines religions défendent encore avec zèle la domination des hommes; d'autres ne le font plus. Ainsi, la criminalisation de la polygamie et des unions multiples semble être une manière arbitraire d'aborder le problème de l'inégalité de genre, plutôt que de découler des dictats du sens commun, de la raison ou de la logique.

Atteinte minimale

Le Canada doit aussi démontrer que le recours au droit pénal pour interdire la polygamie et les unions multiples ne limite pas inutilement la liberté de religion, que cette exigence ne porte atteinte que minimalement à ce droit. Autrement dit, le gouvernement doit faire valoir que la criminalisation de la polygamie et des unions multiples représente le moyen le moins radical pour atteindre l'objectif du gouvernement, qui est de réduire les inégalités de genre dans les relations conjugales. Cette caractéristique du critère appliqué à l'article 1 fait en sorte qu'il n'est pas aussi facile d'y répondre, pour les personnes qui cherchent à faire reconnaître leurs droits, qu'il pourrait le sembler. En effet, les cours s'en remettent souvent à la sagesse des législateurs pour qu'ils trouvent les moyens d'atteindre les objectifs gouvernementaux. Toutefois, l'interdiction de la polygamie et des unions multiples est inhabituelle à ce jour, puisque les procureurs de la Couronne l'invoquent rarement. En l'absence de poursuites en cette matière, il n'y a pas de preuve contemporaine qui établisse les conséquences de la criminalisation. Dans ces circonstances, nous ne savons pas si l'interdiction de nature pénale est efficace, c'est-à-dire si elle a des incidences sur les femmes (ou les hommes) qui envisagent la polygamie ou les unions multiples. Il nous reste aussi à nous demander si de telles relations entraîneraient nécessairement la subordination des femmes.

Cependant, les causes d'immigrantes et d'immigrants et de réfugiées et de réfugiés ainsi que les reportages des médias nous disent que l'interdiction de la polygamie n'a pas empêché les femmes qui ont légalement contracté des mariages polygames véritables dans leurs pays d'origine de demander à s'installer au Canada. Si ces personnes réussissent ou, en réalité, si elles visitent simplement le Canada, le fait qu'elles soient susceptibles d'être accusées d'un acte criminel qui est passible d'une peine d'incarcération de cinq ans n'est pas qu'une petite atteinte à leur droit à la liberté de religion prévu dans la Charte. On pourrait prétendre que la criminalisation a un effet disproportionné sur les immigrantes et les immigrants et qu'elle ne parvient qu'à consolider les stratifications sur les plans social, économique et des classes.

Parce que les lois du Canada sur le mariage sont suffisantes pour atteindre l'objectif de refuser la reconnaissance juridique des unions multiples, il est difficile d'éviter la conclusion que la criminalisation impose une peine excessive pour ces unions. Les femmes qui connaissent la violence physique ou mentale dans une relation, qu'elle soit monogame ou polygame, ont et continueraient d'avoir accès aux dispositions générales du Code criminel qui interdit de tels préjudices.

Proportionnalité entre les effets de la mesure restrictive et l'objectif poursuivi

Si le Canada devait atteindre l'objectif de préoccupation sociale, urgente et réelle et satisfaire aux critères du lien logique et de l'atteinte minimale pour justifier l'interdiction de nature pénale de la polygamie et des unions multiples, il resterait à assurer [Traduction] « un équilibre entre l'objectif poursuivi par la loi et la violation de la liberté civile. Il faudrait se demander si la violation de la Charte est un prix trop élevé à payer pour les avantages qu'offre la loi » (Hogg 1997, p. 35-39). La Cour suprême du Canada a précisé cette exigence en stipulant qu'il faut considérer non seulement l'objectif de la loi, mais aussi ses effets salutaires105. Dans le contexte de l'interdiction de la polygamie et des unions multiples, la question est de savoir si le risque de préjudice pour les femmes justifie les coûts sur le plan de la liberté de religion.

Quel est le recours possible?

Les personnes qui contesteraient la loi chercheraient à faire en sorte que l'article 293 du Code criminel soit déclaré insusceptible d'application valable en invoquant le paragr. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, qui prévoit ceci : « La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit106. »

Quand la Cour suprême du Canada a défini les six recours possibles en vertu du paragr. 52(1), la première possibilité était l'infirmation, c'est-à-dire l'annulation (déclaration d'invalidité) de la loi qui est incompatible avec la Charte107. Même si le Canada s'opposait à ce recours, il n'exprimerait vraisemblablement pas une préférence pour aucun autre (c.-à-d. la validité temporaire, la division, considérer comme élément de preuve, l'interprétation conciliatrice ou l'exemption constitutionnelle). Dans le même ordre d'idées, le résultat de la réussite d'une contestation en vertu de la Charte serait l'annulation, ce qui revient à dire la décriminalisation.

Recommandation 6 : La criminalisation n'est pas le meilleur moyen de traiter l'inégalité de genre dans les rapports polygames et les unions multiples. Qui plus est, elle peut violer les droits constitutionnels des parties concernées. Le Canada devrait abroger l'interdiction de la polygamie et des unions multiples prévue à l'article 293 du Code criminel.


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Mise à jour : 2006-01-13
Contenu revu : 2006-01-13
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