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PublicationsLa polygamie au Canada : conséquences juridiques et sociales pour les femmes et les enfants – Recueil de rapports de recherche en matière de politiques
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Historiquement, au Canada, la Loi constitutionnelle de 186792 prévoyait, à l'art. 93, la protection des écoles confessionnelles. Toutefois, dans cette loi, la liberté de religion ne faisait pas partie des rubriques de compétences. Les tribunaux canadiens ont reconnu que la liberté de religion avait un statut constitutionnel93. Cependant, comme la religion n'était pas inscrite à titre de rubrique de compétence dans la Loi constitutionnelle de 1867, la plupart de la jurisprudence accumulée au fil des ans s'est concentrée à l'assigner à une rubrique de compétence particulière plutôt qu'à définir la « liberté de religion » (Beaudoin et Ratushny 1989, p. 173).
Contrairement à la Loi constitutionnelle de 1867, la religion est inscrite clairement dans la Charte. Le préambule de la Charte stipule que le « Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit ». En outre, l'alinéa 2a) de la Charte garantit la liberté de religion et de conscience. Néanmoins, comme ce sont des termes complexes, il n'existe pas de définition complète des mots « religion » et « conscience » dans la législation canadienne. La jurisprudence canadienne fournit toutefois un certain encadrement de leur portée.
Les décisions judiciaires rendues en vertu de l'alinéa 2a) de la Charte se répartissent en trois catégories générales : les conflits entre les législations ou les règlements (p. ex., les lois de l'observation du dimanche), les droits parentaux (p. ex., dans les décisions médicales) et les questions relatives à l'éducation (p. ex., le financement et l'enseignement de la religion)94. L'arrêt-clé de la Cour suprême du Canada sur la liberté de religion a trait à une contestation de la législation sur l'observation du dimanche. Dans R. c. Big M Drug Mart95, la Cour suprême du Canada (juge Dickson) a statué que la Loi sur le dimanche contrevenait à l'alinéa 2a) de la Charte et n'était pas sauvegardée par l'article premier de la Charte. En définissant la liberté de religion, le juge Dickson a déclaré :
94 Une société vraiment libre peut accepter une grande diversité de croyances, de goûts, de visées, de coutumes et de normes de conduite. Une société libre vise à assurer à tous l'égalité quant à la jouissance des libertés fondamentales et j'affirme cela sans m'appuyer sur l'art. 15 de la Charte. La liberté doit sûrement reposer sur le respect de la dignité et des droits inviolables de l'être humain. Le concept de la liberté de religion se définit essentiellement comme le droit de croire ce que l'on veut en matière religieuse, le droit de professer ouvertement des croyances religieuses sans crainte d'empêchement ou de représailles et le droit de manifester ses croyances religieuses par leur mise en pratique et par le culte ou par leur enseignement et leur propagation. Toutefois, ce concept signifie beaucoup plus que cela.
95 La liberté peut se caractériser essentiellement par l'absence de coercition ou de contrainte. Si une personne est astreinte par l'État ou par la volonté d'autrui à une conduite que, sans cela, elle n'aurait pas choisi d'adopter, cette personne n'agit pas de son propre gré et on ne peut pas dire qu'elle est vraiment libre. L'un des objectifs importants de la Charte est de protéger, dans des limites raisonnables, contre la coercition et la contrainte. La coercition comprend non seulement la contrainte flagrante exercée, par exemple, sous forme d'ordres directs d'agir ou de s'abstenir d'agir sous peine de sanction, mais également les formes indirectes de contrôle qui permettent de déterminer ou de restreindre les possibilités d'action d'autrui. La liberté au sens large comporte l'absence de coercition et de contrainte et le droit de manifester ses croyances et pratiques. La liberté signifie que, sous réserve des restrictions qui sont nécessaires pour préserver la sécurité, l'ordre, la santé ou les moeurs publics ou les libertés et droits fondamentaux d'autrui, nul ne peut être forcé d'agir contrairement à ses croyances ou à sa conscience.
Les décisions judiciaires ultérieures ont retenu le passage ci-dessus comme étant l'essence de la liberté de religion au Canada96. Dans ce passage, le juge Dickson a mentionné trois aspects de la garantie de liberté de religion :
La religion et la conscience englobent donc plus que les croyances des religions organisées du monde; elles comprennent aussi les convictions et les pratiques purement privées (Beaudoin et Ratushny 1989, p. 173). En outre, l'arrêt Big M Drug Mart établit clairement que le Canada reconnaît la liberté de religion et la liberté de ne pas croire (Beaudoin et Ratushny 1989, p. 174).
Dans le jugement rédigé par le juge Dickson, la liberté est l'absence de coercition ou de contrainte. Le juge Dickson mentionne aussi qu'il peut y avoir des limites à une liberté, quand c'est nécessaire pour protéger la sécurité publique, l'ordre, la santé et la moralité ou les libertés et les droits fondamentaux des autres. Ainsi, la liberté de religion prévue dans la Charte n'est pas absolue et comporte un équilibre avec les revendications divergentes des membres de la société97.
Un autre arrêt qui fait autorité sur l'observance du dimanche est R. c. Edwards Books and Art Ltd98. Dans cette cause, la Cour suprême du Canada a statué que la législation de l'Ontario sur l'observation du dimanche violait la liberté de religion de certains détaillants, mais était justifiée en vertu de l'article premier de la Charte, car elle constituait une tentative législative raisonnable et proportionnée de protéger les travailleuses et les travailleurs de la vente au détail en leur assurant une journée de repos commune.
Dans l'arrêt Edwards Books, le juge Dickson a déclaré : « L'alinéa 2a) a pour objet d'assurer que la société ne s'ingérera pas dans les croyances intimes profondes qui régissent la perception qu'on a de soi, de l'humanité, de la nature et, dans certains cas, d'un être supérieur ou différent.99 » Il a poursuivi ainsi : « La Constitution ne protège les particuliers et les groupes que dans la mesure où des croyances ou un comportement d'ordre religieux pourraient être raisonnablement ou véritablement menacés.100 »
Dans un jugement récent sur la liberté de religion, Syndicat Northcrest c. Amselem101, la Cour suprême du Canada s'est prononcée sur les règlements de copropriété qui interdisaient à des propriétaires juifs orthodoxes d'installer des huttes (religieuses) sur leurs balcons et a déclaré qu'ils violaient la liberté de religion en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec102. La Cour suprême du Canada (juge McLachlin et al.) a examiné la liberté de religion en vertu de la Charte québécoise et de la Charte canadienne.
Elle a conclu :
... une religion s'entend typiquement d'un système particulier et complet de dogmes et de pratiques. Essentiellement, la religion s'entend de profondes croyances ou convictions volontaires, qui se rattachent à la foi spirituelle de l'individu et qui sont intégralement liées à la façon dont celui-ci se définit et s'épanouit spirituellement, et les pratiques de cette religion permettent à l'individu de communiquer avec l'être divin ou avec le sujet ou l'objet de cette foi spirituelle.103
La cour a indiqué qu'elle avait formulé depuis longtemps une définition extensive de la liberté de religion « qui repose sur les notions de choix personnel, d'autonomie et de liberté de l'individu.104 » Elle a aussi insisté sur le fait qu'il ne lui appartenait pas de juger de la validité ou de la véracité d'une pratique ou d'une croyance religieuses particulières. Elle est toutefois habilitée à soupeser la sincérité de la croyance si cette question se pose105. Dans l'arrêt Ross, le juge La Forest a indiqué qu'il n'appartient pas aux tribunaux d'examiner une croyance religieuse particulière, mais qu'ils doivent simplement protéger toutes les croyances sincères. La cour a déclaré qu'il ne lui appartenait pas de juger de la validité d'une croyance106. En somme, une personne qui revendique sa liberté de religion doit démontrer à la cour qu'elle a une pratique ou une croyance qui a un lien avec la religion et qui exige une conduite particulière à l'égard du sujet ou de l'objet de sa foi spirituelle et que sa croyance est sincère107.
Beaudoin et Ratushny (1989, p. 174) ont prétendu que la manière extensive d'aborder l'alinéa 2a) de la Charte est appuyée par le terme « conscience » qu'on y trouve. L'affaire R. c. W.H. Smith Ltd. et al108 en est un bon exemple. La cour a déclaré que l'inclusion de la notion de conscience dans l'alinéa 2a) de la Charte visait à englober les croyances qui sont fondamentales aux personnes qui y adhèrent, mais qui ne comprennent pas le « [traduction] concept d'un centre théiste parmi les principes primordiaux de la croyance.109 »
Horwitz (1996, p. 2-3) a prétendu que la liberté de religion n'est pas bien définie dans la jurisprudence canadienne. Il a suggéré les critères minimaux qui suivent pour qu'une prétention relève de l'alinéa 2a) de la Charte :
[traduction]
(i) une croyance de nature spirituelle, supranaturelle ou transcendante, qu'elle soit ou non partagée avec d'autres personnes, pourvu qu'elle soit sincère;
(ii) la croyance est mieux servie ou honorée par un certain comportement, que ce soit individuellement ou en groupe;
(iii) si le comportement n'est pas une obligation qui découle de la croyance, il devrait faire partie d'une pratique régulière d'un groupe d'adhérents à une foi commune.
La liberté de religion au Canada semble englober le droit positif d'avoir des croyances religieuses et de les manifester ainsi que le droit négatif de ne pas avoir de religion. Dans le cas du libre exercice de la religion, la Cour suprême du Canada envisage l'application large de l'alinéa 2a) de la Charte à une ingérence, « qu'elle soit directe ou indirecte, délibérée ou involontaire, prévisible ou imprévisible110 ». En même temps, les entraves « négligeables ou insignifiantes » à la liberté de religion n'entrent pas dans la portée de l'alinéa 2a)111.
Comme nous l'avons mentionné ci-dessus, des lois criminelles au Canada s'appliquent de manière générale, mais peuvent limiter la liberté d'une personne de manière indirecte ou insignifiante. Par exemple, certaines religions soutiennent que les épouses doivent obéir à leurs maris. Cependant, le Code prévoit qu'une épouse peut refuser son consentement aux rapports sexuels et, si le mari ne respecte pas ce refus, il peut être accusé et reconnu coupable d'agression sexuelle. Cette disposition peut sembler contrevenir au droit à la liberté de religion du mari, mais le préjudice contre lequel se dresse cette protection l'emporte sur ces préoccupations. Les croyances religieuses d'une personne peuvent donc devoir être limitées par la réalité qu'il est illégal de forcer une personne à avoir un rapport sexuel, même s'il s'agit de l'épouse. De la même manière, on peut prétendre que le préjudice ainsi prévenu par les lois anti-polygamie l'emporte sur toute inscription dans la charte de la liberté de religion pour les personnes qui croient sincèrement que la polygamie est un précepte religieux.
Il est invraisemblable, toutefois, que les lois anti-polygamie soient considérées comme des ingérences insignifiantes ou négligeables pour les communautés religieuses qui pratiquent la polygamie. Selon leurs pratiques, il semble que la polygamie soit une partie fondamentale de la religion qu'elles pratiquent et que les lois anti-polygamie soient plus qu'une ingérence insignifiante ou négligeable pour la communauté. À la première analyse, il semblerait donc que les lois anti-polygamie contreviennent à l'alinéa 2a) de la Charte.
En ce qui concerne la liberté de religion, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIRDCP)112, auquel le Canada a adhéré en 1976, contient certaines dispositions qui sont semblables à celles de la Charte. L'article 18 se lit comme suit :
Beaudoin et Ratushny (1989, p. 190) ont signalé que la disposition du paragraphe 18(3), qui est le reflet de l'article premier de la Charte, est cohérente avec la décision de la Cour suprême du Canada dans Big M Drug Mart selon laquelle la liberté, en vertu de la Charte, est sujette à « des restrictions qui sont nécessaires pour préserver la sécurité, l'ordre, la santé ou les moeurs publics ou les libertés et droits fondamentaux d'autrui.113 » Le PIRDCP a été mentionné par la Cour d'appel de l'Ontario dans l'arrêt R. c. Videoflicks114, titre de la décision de la cour de première instance sous l'intitulé Edwards Book. La cour a observé que l'article 18 prévoyait un droit à plusieurs facettes d'observer et d'exprimer les croyances religieuses « au-delà de la capacité d'entretenir certaines croyances sans coercition ni contrainte115. »
En se fondant donc sur la jurisprudence intérieure soutenue par le droit international, si les personnes au sein d'un groupe, comme celui de Bountiful, affirmaient que la polygamie est un précepte religieux fondamental, les tribunaux canadiens accepteraient cette affirmation et concluraient, au premier abord, que la liberté de religion du groupe est engagée. Cependant, comme nous l'avons mentionné, l'analyse ne serait pas encore complète.
La jurisprudence américaine peut jeter un éclairage sur l'interprétation de la liberté de religion et de la polygamie, même s'il faut garder à l'esprit les différences importantes qu'il y a entre le cadre constitutionnel de la liberté de religion aux États-Unis et celui établi par la Charte canadienne.
Le Premier amendement de la Constitution des États-Unis116 garantit le libre exercice de la religion et assure que le gouvernement fédéral se conforme au principe du non-établissement. Selon ce principe, le gouvernement ne doit pas parrainer, soutenir ou participer activement à une religion particulière ni à la religion en général. (Le Canada n'a pas véritablement de clause de non-établissement.) La jurisprudence sur le libre exercice de la religion est plus pertinente pour la jurisprudence canadienne. Aux États-Unis, il y a une liberté absolue de croyance religieuse ou de non-croyance. De plus, l'expression de la religion ou sa pratique n'est généralement sujette qu'aux limites qui sont de toute évidence nécessaires pour la protection de la société.
Le libre exercice de la religion aux États-Unis est protégé si la croyance est sincère et est une croyance religieuse de quelque nature117. La croyance n'a pas à être associée à une religion organisée et comprend les convictions de religions non traditionnelles, comme les religions indigènes, l'humanisme laïque, l'athéisme et le polythéisme118. Une manière ouverte d'aborder la liberté de religion a été adoptée à la cour de la Californie dans l'arrêt Re Hinckley's Estate119. Dans cette affaire, la cour a affirmé : « [traduction] le mot « religion », selon son sens premier... signifie, lorsqu'appliqué aux questions morales, seulement la reconnaissance d'une obligation consciente d'obéir à des principes de conduite contraignants. En ce sens, nous supposons que personne n'admettra qu'il est sans religion. »
Comme nous l'avons déjà mentionné, en général, la jurisprudence des États-Unis établit une différence entre croyance religieuse et pratique religieuse. La liberté de croyance religieuse est absolue, mais l'immunité accordée aux pratiques religieuses par le Premier amendement ne l'est pas.
Les tribunaux des États-Unis s'appuient sur l'une ou l'autre de deux vérifications pour établir si une loi contrevient au libre exercice de la religion. La première est « [traduction] la vérification de l'examen minutieux ». L'État ne peut limiter les pratiques religieuses que s'il est démontré qu'un intérêt impérieux de l'État l'emporte sur l'intérêt de la personne en matière de liberté de religion. Dans ces cas, la cour effectue une analyse en deux étapes. D'abord, elle établit si la loi constitue une entrave à l'exercice de la liberté de religion de la requérante ou du requérant; ensuite, si un intérêt impérieux de l'État justifie la violation. La deuxième vérification effectuée dans les causes aux États-unis a trait à « [traduction] la neutralité apparente des lois d'application générale dont le but premier n'est pas d'entraver la pratique religieuse ». Un résumé de ces décisions se trouve à l'annexe A.
La jurisprudence des États-Unis en matière de polygamie a été critiquée parce qu'elle repose sur la rhétorique de la moralité publique plutôt que d'offrir une analyse détaillée de l'intérêt légitime du gouvernement à l'égard de la criminalisation de cette pratique (Vazquez 2001-2002, p. 244). Certaines personnes ont aussi fait remarquer que les lois anti-polygamie originales ont été adoptées en réaction aux sentiments anti-mormons aux États-Unis et ne se fondaient pas sur un intérêt légitime de l'État120. (Il faut remarquer que le Canada n'a pas un historique semblable de lois qui visent la polygamie des mormons.) Certaines personnes ont prétendu qu'il y a peu de preuves factuelles que la polygamie est dangereuse, qu'elle ne dégrade pas les femmes, que les femmes sont libres de mettre fin aux rapports polygames et qu'elle peut offrir des avantages par rapport aux rapports monogames (Donovan 2002, p. 566-586). Les personnes qui proposent de conclure que les lois anti-polygamie sont inconstitutionnelles indiquent aussi la difficulté d'engager des poursuites relatives à la polygamie, car celle-ci est semblable à la simple cohabitation. De plus, si les services policiers devaient appliquer les lois en matière de polygamie, des familles seraient brisées puisque les parents iraient en prison (Gillett 1999-2000, p. 520). Enfin, il faut remarquer que l'American Civil Liberties Union a déclaré qu'elle « [traduction] croit que les lois de nature pénale et civile qui pénalisent la pratique des mariages multiples contreviennent aux protections constitutionnelles accordées à la liberté d'expression et d'association, à la liberté de religion et au caractère privé des rapports personnels entre adultes consentants » (ACLU, sans date).
Bien que les opposants aux lois anti-polygamie prétendent que les poursuites sélectives de crimes particuliers sont préférables, car elles violent moins le libre exercice de la religion, Vazquez (2001-2002, p. 246-247) prétend qu'il peut être impossible de cibler les crimes commis en vertu du « cloaque de la religion » sans cibler du tout la religion, ce qui pourrait être inconstitutionnel.
Comme nous l'avons vu, on a appliqué la vérification de « l'intérêt impérieux de l'État » ou la « vérification de l'examen minutieux » à la question de la liberté de religion et, plus tard, on a élaboré la vérification de la « neutralité apparente ». Il faut se rappeler qu'il n'y a pas d'équivalent de l'article premier de la Charte dans la Constitution américaine. Toutes les limites à un droit sont déterminées par l'application interne des doctrines, comme celles de l'intérêt impérieux de l'État ou de ce qui est « apparemment neutre » par rapport au droit lui-même. Par ailleurs, au Canada, la Charte prévoit des dérogations explicites aux libertés et aux droits garantis aux articles 1 et 33. Alors que l'article premier de la Charte peut avoir une certaine ressemblance avec la doctrine de l'intérêt impérieux de l'État, il n'est pas clair dans quelle mesure la jurisprudence américaine s'applique, particulièrement au vu de l'élaboration plus récente du critère de la neutralité apparente.
Beaudoin et Ratushny ont indiqué que l'article premier de la Charte et la jurisprudence qui a été élaborée pour interpréter la nature des limites implicites à cet article ont vraiment une ressemblance avec le critère de l'intérêt impérieux de l'État, tel que défini dans l'arrêt Sherber121. Les auteurs notent que le juge Dickson, dans l'arrêt Big M Drug Mart, a dit :
Les libertés énoncées dans le Premier amendement de la Constitution des États-Unis, à l'al. 2a) de la Charte et dans les dispositions d'autres documents relatifs aux droits de la personne ont en commun la prééminence de la conscience individuelle et l'inopportunité de toute intervention gouvernementale visant à forcer ou à empêcher sa manifestation... C'est précisément parce que les droits qui se rattachent à la liberté de conscience individuelle se situent au coeur non seulement des convictions fondamentales relatives à la valeur et à la dignité de l'être humain, mais aussi de tout système politique libre et démocratique, que la jurisprudence américaine a insisté sur la primauté ou la prééminence du Premier amendement. À mon avis, c'est pour cette même raison que la Charte canadienne des droits et libertés parle de libertés « fondamentales ».122
Cependant, comme nous l'avons noté antérieurement, l'alinéa 2a) de la Charte n'a pas de clause d'établissement clairement définie. La jurisprudence américaine en matière de polygamie et de liberté de religion peut donc être de quelqu'utilité, mais devrait être appliquée avec prudence aux questions de liberté de religion au Canada.
Alors que les juges de la Cour suprême du Canada semblent en désaccord sur la question de savoir si les limites à la liberté de religion devraient être appliquées en fonction de l'analyse de l'alinéa 2a) de la Charte ou en vertu de l'article premier, ils reconnaissent qu'il y a des limites à ce droit. Ces limites semblent se répartir en trois catégories : les conflits avec d'autres droits, le préjudice (sécurité personnelle ou publique) et les intérêts sociaux importants. Bien qu'aucune décision judiciaire n'indique comment la cour pourrait envisager le droit relativement à la polygamie en tant que limite imposée à la liberté de religion, d'autres causes offrent un aperçu de la façon dont on décidera d'une telle question.
Dans l'arrêt Amselem, la Cour suprême du Canada a observé qu'il arrive souvent que les droits individuels se concurrencent les uns les autres. En fait, bien qu'une interprétation large et extensive de la liberté de religion soit nécessaire au premier abord, la cour a signalé ceci : « Toutefois, notre jurisprudence n'autorise pas les gens à accomplir n'importe quel acte en son nom.123 » Et elle poursuit ainsi :
Par exemple, même si une personne démontre qu'elle croit sincèrement au caractère religieux d'un acte ou qu'une pratique donnée crée subjectivement un lien véritable avec le divin ou avec le sujet ou l'objet de sa foi, et même si elle parvient à prouver l'existence d'une entrave non négligeable à cette pratique, elle doit en outre tenir compte de l'incidence de l'exercice de son droit sur ceux d'autrui. Une conduite susceptible de causer préjudice aux droits d'autrui ou d'entraver l'exercice de ces droits n'est pas automatiquement protégée. La protection ultime accordée par un droit garanti par la Charte doit être mesurée par rapport aux autres droits et au regard du contexte sous-jacent dans lequel s'inscrit le conflit apparent.124
Dans l'arrêt Amselem, les juges de la Cour suprême ont majoritairement conclu que les intrusions ou l'effet sur le droit de l'intimé à la sécurité personnelle et sur son droit de jouir de ses biens (en permettant aux appelants d'exercer leur liberté de religion) étaient minimaux et ne pouvaient pas être considérés comme une imposition de limites valables à l'exercice de la liberté de religion125. Dans le cas de la polygamie, on ne peut pas dire que les intrusions relativement aux droits à l'égalité entre les sexes sont minimales. En conséquence, la cour devrait soupeser le droit à la liberté de religion et les droits à l'égalité entre les sexes en procédant à une analyse complète en vertu de l'article premier.
L'arrêt Congrégation des témoins de Jéhovah de St-Jérôme-Lafontaine c. Lafontaine (Village) peut aussi être indicatif126. Dans cette affaire, un groupe de témoins de Jéhovah s'est vu refuser un changement de règlement de zonage qui leur aurait permis de se construire un temple. En majorité, les juges de la Cour suprême du Canada ont traité cette question en s'appuyant sur les principes du droit administratif. Toutefois, les juges dissidents (juge Bastarache) ont discuté en profondeur de la liberté de religion. Insistant sur le fait que l'État est un intermédiaire essentiellement neutre entre les différentes appartenances religieuses et entre les appartenances religieuses et la société civile127, le juge Bastarache a mis l'accent sur le fait que le droit à la liberté de religion n'est pas absolu. « En effet, cette liberté est limitée par les droits et libertés des autres. La diversité des opinions et des convictions exige la tolérance mutuelle et le respect d'autrui. La liberté de religion est aussi sujette aux limites nécessaires afin de "préserver la sécurité, l'ordre, la santé ou les moeurs publics". . . » [citations omises]128.
Les affaires qui traitent du rôle de la liberté de religion dans les questions familiales jettent un certain éclairage sur la façon dont la Cour suprême du Canada pourrait envisager le préjudice dans le contexte de la liberté de religion. Dans la cause B. (R.) c. Children's Aid Society of Metropolitan Toronto129, la Children's Aid Society a présenté une requête pour prendre un enfant en charge, car, pour des raisons religieuses, les parents refusaient de permettre à l'enfant d'avoir une transfusion de sang. Cinq des neuf juges de la Cour suprême du Canada qui ont entendu la cause ont été d'accord pour dire que l'ordonnance de protection de l'enfant violait la liberté de religion des parents, concluant que l'alinéa 2a) de la Charte protégeait les croyances religieuses même si ces croyances pouvaient causer un préjudice à une autre personne. Néanmoins, la législation attaquée a été sauvegardée en vertu de l'article premier de la Charte. Au nom de la majorité, le juge La Forest a dit :
107 - Toutefois, comme la Cour d'appel l'a fait remarquer, la liberté de religion n'est pas absolue. Bien qu'il soit difficile d'imaginer quelque limite aux croyances religieuses, il n'en va pas de même pour les pratiques religieuses, notamment lorsqu'elles ont une incidence sur les libertés et les droits fondamentaux d'autrui. La Cour suprême des États-Unis en est venue à une conclusion semblable; voir Cantwell c. Connecticut, 310 U.S. 296 (1940). Dans l'arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, notre Cour a souligné que la liberté de religion pouvait être assujettie aux « restrictions qui sont nécessaires pour préserver la sécurité, l'ordre, la santé ou les moeurs publics ou les libertés et droits fondamentaux d'autrui » (337). De même, dans l'arrêt P. (D.) c. S. (C.), précité, le juge L'Heureux-Dubé écrit, à titre d'opinion incidente, à la p. 182:
J'estime, enfin, qu'il n'y aurait pas de violation de la liberté de religion prévue à l'al. 2a) même si la Charte s'appliquait à de telles ordonnances lorsqu'elles sont émises dans le meilleur intérêt de l'enfant. Comme la Cour l'a réitéré à maintes occasions, la liberté de religion, comme toute liberté, n'est pas absolue. Elle est limitée de façon inhérente par les droits et libertés des autres. Alors que les parents sont libres de choisir et de pratiquer la religion de leur choix, ces activités peuvent et doivent être restreintes lorsqu'elles contreviennent au meilleur intérêt de l'enfant, sans pour autant violer la liberté de religion des parents.
Bien que la majorité ait indiqué que la liberté de religion pouvait être limitée, dans cette affaire particulière, la cour a conclu qu'elle ne pouvait pas formuler des limites internes à l'étendue de la liberté de religion; elle devrait plutôt laisser la question de l'équilibre des droits divergents (intérêts de l'État par rapport aux droits individuels) à l'analyse en vertu de l'article premier de la Charte130, car celui-ci est un outil plus souple quand il s'agit d'équilibrer les restrictions imposées par l'État relativement à des droits avec les droits individuels.
Quatre juges ont prétendu que le droit à la liberté de religion ne devrait pas permettre une conduite qui mette en danger la vie ou mette en danger grave la santé des enfants. Au nom de la minorité, le juge Iacobucci a dit :
224 - La liberté de religion n'est toutefois pas absolue. Bien que le juge La Forest ait estimé que les restrictions de ce droit sont mieux analysées dans le cadre de l'article premier, nous sommes d'avis que le droit lui-même doit être défini et que, même s'il convient de lui donner une définition large et souple, il doit avoir une limite. La conduite qui outrepasse cette limite n'est pas protégée par la Charte. Cette limite est atteinte dans les circonstances de la présente affaire.
La minorité a conclu que l'alinéa 2a) de la Charte pouvait être limité quand on l'invoque pour protéger une activité qui « menace le bien-être physique et psychologique d'autrui131 ». Elle a aussi conclu que « bien que la liberté de croyance puisse être vaste, la liberté d'agir suivant ces croyances est beaucoup plus restreinte, et c'est cette liberté qui est en cause en l'espèce.132 »
En somme, cinq des juges chercheraient à offrir une protection large de la liberté de religion et à exiger que toute restriction soit justifiée en vertu de l'article premier de la Charte. Quatre des juges prétendraient qu'il y a certaines limites au droit à la liberté de religion, qui peuvent être appliquées pour limiter la portée du droit.
Epp Buckingham (2001, p. 477) a observé que la Cour suprême du Canada a défini la liberté de religion dans l'arrêt Big M Drug Mart, mais n'a pas défini clairement les limites qui lui sont pertinentes. Horwitz (1996, p. 2-3) a aussi fait remarquer que le conflit entre la religion et l'État n'a pas porté, habituellement, sur la question de savoir si l'État et ses lois peuvent entraver les obligations religieuses, forçant ainsi une personne à obéir à la loi qui entre en conflit avec ses croyances religieuses. Horwitz (1996, p. 3) a laissé à entendre que l'influx d'immigrantes et d'immigrants qui ont des croyances religieuses variées peut fort bien exiger la reconnaissance qu'il y aura plus de conflits entre les pratiques des minorités religieuses et les lois écrites par la majorité. Il a comparé la situation du Canada à celle des États-Unis, où les décisions judiciaires récentes mettent l'accent sur le fait que la législation et les objectifs de l'État l'emportent habituellement sur la liberté de religion133.
Les droits prévus par la Charte, comme le droit à la liberté et le droit à l'égalité134, peuvent entrer en conflit les uns avec les autres. L'enjeu est alors de savoir si un droit doit l'emporter sur l'autre, si les droits devraient être conciliés ou si une autre démarche devrait être suivie.
La communauté internationale a traité de la question de la hiérarchie des droits. Le document Déclaration et Programme d'action de Vienne, adopté par la Conférence mondiale sur les droits de l'homme, en 1993135, déclare, à la partie 1, paragraphe 5 : « Tous les droits de l'homme sont universels, indissociables, interdépendants et intimement liés. La communauté internationale doit traiter ces droits de l'homme globalement, de manière équitable et équilibrée. » Le Canada a participé à la rédaction de la déclaration.
Comment les tribunaux canadiens ont-ils concilié les conflits de droits apparents qui découlent de la Charte dans les différentes affaires à ce jour? Le principe général est énoncé dans l'arrêt Dagenais c. Société Radio-Canada136, dans lequel la Cour suprême du Canada a statué que la Charte n'instaure pas une hiérarchie de droits137. De plus, quand les droits protégés de deux personnes entrent en conflit, les principes de la Charte « commandent un équilibre qui respecte pleinement l'importance des deux droits138 ». Le fait qu'il n'y a pas de hiérarchie des droits et des libertés prévus par la Charte et la nécessité de soupeser adéquatement les droits divergents sont des éléments importants pour le présent document.
Epp Buckingham a affirmé que les tribunaux n'ont pas encore établi de cadre cohérent ou adéquat pour résoudre les conflits de droits dans le domaine de la liberté de religion139. Il y a certaines causes reliées à la liberté de religion qui sont en conflit apparent avec un autre droit de la Charte.
Dans l'arrêt Ross, la cour a ordonné qu'un enseignant soit relevé de ses fonctions d'enseignement en raison de déclarations discriminatoires qu'il avait faites alors qu'il n'était pas en devoir. La Commission des droits de la personne du Nouveau-Brunswick avait accepté que l'ordonnance violait le droit à la liberté de religion de Ross en vertu de l'alinéa 2a) de la Charte, mais le Congrès juif canadien a prétendu que ce n'était pas le cas. La Cour suprême du Canada a conclu qu'une interprétation large du droit est préférable, laissant les droits en conflit être conciliés par l'analyse reliée à l'article premier et adoptée dans la décision R. c. Oakes. La cour a statué que cette démarche est préférable sur le plan de l'analyse, car elle offre la portée la plus vaste possible au contrôle judiciaire en vertu de la Charte et « une méthode plus complète d'évaluation des valeurs opposées pertinentes140 ». Cela étant dit, la cour a affirmé que si l'effet sur la croyance religieuse était négligeable ou insignifiant, il ne serait pas nécessaire d'appliquer minutieusement le processus Oakes141. Dans l'arrêt Ross, la Cour suprême du Canada a décidé que l'ordonnance violait le droit à la liberté de religion (et à la liberté d'expression) de Ross et devrait être examinée pour voir si elle pouvait être justifiée en vertu de l'article premier de la Charte. En appliquant l'article premier, la cour a conclu que le gouvernement avait un objectif légitime, un milieu de l'éducation libre de discrimination, confirmant ainsi, en vertu de l'article premier de la Charte, le bien-fondé des mesures qu'il avait prises.
D'un autre côté, la majorité de la Cour suprême du Canada a suivi un modèle d'analyse différent dans l'affaire Université Trinity Western c. British Columbia College of Teachers142.
Dans cette cause, une université religieuse privée (Trinity) offrait un diplôme en éducation. À la cinquième et dernière année du programme, ce dernier a été offert sous l'égide de l'Université Simon Fraser. L'Université Trinity a demandé au British Columbia College of Teachers (BCCT) d'assumer la responsabilité complète du programme en éducation pour les enseignants, mais le BCCT a refusé, car il redoutait que les normes de la communauté trinitaire comportent une discrimination fondée sur l'orientation sexuelle. Ces normes avaient trait aux « péchés sexuels, y compris [. . .] le comportement homosexuel ». Les cours inférieures ont conclu qu'il n'y avait pas de fondement raisonnable pour conclure à la discrimination. En confirmant la décision des cours inférieures, la majorité de la Cour suprême du Canada a statué que le coeur de la question consistait à concilier les libertés de religion des personnes qui souhaitaient fréquenter l'Université Trinity et les préoccupations en matière d'égalité des étudiantes et des étudiants du système scolaire public de la Colombie-Britannique. La cour a observé que ni la liberté de religion ni la garantie contre la discrimination fondée sur l'orientation sexuelle ne sont absolues143. La cour a aussi affirmé que la Charte doit être comprise comme un tout, un droit n'étant pas privilégié par rapport à un autre144. Ainsi, la liberté de religion coexiste avec le droit de ne pas subir de discrimination fondée sur l'orientation sexuelle145. La cour a conclu que l'endroit où tirer la ligne se situait entre la croyance et la conduite et a dit : « La liberté de croyance est plus large que la liberté d'agir sur la foi d'une croyance.146 » La liberté de religion des étudiantes et des étudiants de l'Université Trinity devait être respectée en l'absence d'une preuve concrète que les enseignants formateurs favorisaient la discrimination dans les écoles publiques147. Les portées des droits à la liberté de religion et à l'égalité qui entrent en conflit peuvent être limitées et conciliées, car un enseignant du système public qui a une conduite discriminatoire peut être l'objet de procédures disciplinaires devant le BCCT. Puisqu'elle a été en mesure d'équilibrer les droits divergents, la majorité n'a pas eu à effectuer d'analyse en vertu de l'article premier de la Charte.
La juge L'Heureux-Dubé, dissidente, a clairement préféré le modèle défini dans l'arrêt Ross, par lequel les droits en conflit doivent être examinés à la lumière d'une analyse en vertu de l'article premier de la Charte. Cependant, elle a conclu que le droit à la liberté de religion de la requérante n'était pas violé dans cette affaire.
Epp Buckingham (2001, p. 488) a laissé entendre que la voie empruntée par la majorité dans l'arrêt Trinity, entre croyance et pratique, devrait l'être avec prudence, car toute limite imposée aux pratiques religieuses devrait être circonscrite sérieusement. Autrement, la distinction pourrait servir à limiter des pratiques religieuses légitimes et précieuses qui sont au coeur de l'identité religieuse.
Récemment, la Cour suprême du Canada semble avoir concilié la contradiction apparente entre les méthodologies différentes utilisées pour résoudre les conflits de droits dans les arrêts Trinity et Ross. Le Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe148 comprenait une question sur la liberté de religion des officiers à qui on pourrait demander, à l'encontre de leurs croyances religieuses, de célébrer des mariages entre personnes du même sexe. La Cour suprême du Canada a statué que l'alinéa 2a) de la Charte était suffisamment large pour protéger les officiers religieux, mais en l'absence d'un ensemble de faits particuliers, a refusé de spéculer sur toutes les situations qui pourraient survenir. Le gouvernement a aussi demandé à la Cour d'émettre un avis sur la question de savoir si l'article premier du projet de loi sur le mariage entraînerait un conflit de droits. Cet article prévoit ceci : « Le mariage est, sur le plan civil, l'union légitime de deux personnes, à l'exclusion de toute autre personne.149 » La cour s'est penchée sur ce qui devrait se produire quand il semblerait que deux droits allaient entrer en conflit. Premièrement, la cour a observé que la première question à se poser est de savoir si les droits en conflit allégué peuvent être conciliés, citant l'arrêt Trinity. Si les droits ne peuvent pas être conciliés, il existe un véritable conflit de droits. Dans de tels cas, la cour déterminera une limite à la liberté de religion et interviendra pour équilibrer les intérêts en jeu en vertu de l'article premier (citant Ross). La Cour suprême a aussi fait remarquer que plusieurs, voire tous les conflits de droits seraient résolus en fonction de la Charte « par la délimitation des droits requise par la jurisprudence portant sur l'al. 2a)150 ». Le conflit de droits « peut généralement, au contraire, être résolu à l'aide de la Charte même, au moyen de la définition et de la mise en équilibre internes des droits en cause151 ».
Epp Buckingham (2001, p. 488) considère que la démarche suivie par la majorité dans l'arrêt Trinity (la délimitation des droits) est préférable, car elle est plus souple quand il s'agit de traiter de conflits de droits que l'analyse qui a servi pour l'arrêt Oakes. Puis, si les droits n'ont pu être délimités pour résoudre le conflit, il faudrait recourir à une « [traduction] interprétation souple de la clause générale de limitation » (Epp Buckingham 2001, p. 500-501). Cette analyse semblerait être appuyée, pour l'essentiel, par la démarche suggérée par la Cour suprême du Canada dans le Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe.
Il semble que dans le cas d'un conflit entre la liberté de religion et l'égalité entre les sexes, la tendance de la jurisprudence au Canada soutiendrait une très large définition de la liberté de religion en vertu de l'alinéa 2a) de la Charte, avec une tentative initiale de résoudre tout conflit entre ces droits, suivie d'un examen de tout conflit de droits non résolu par l'analyse en vertu de l'article premier de la Charte.
Il semble hautement probable que, dans le cas de la polygamie, un conflit entre l'égalité entre les sexes et la liberté de religion ne puisse être résolu par l'analyse en vertu de l'alinéa 2a) de la Charte. Parce que la polygamie, en tant que pratique, est préjudiciable et viole le droit à l'égalité entre les sexes prévu par la Charte, toute autre position que l'interdiction est intenable. La cour devra donc soupeser les droits divergents en vertu de l'article premier de la Charte.
Horwitz (1996, p. 56-61) a défini la démarche qu'il suggère relativement à l'analyse en vertu de l'article premier de la Charte dans une cause de liberté de religion. Il a prétendu que la cour devrait aborder tout conflit entre la religion et l'État en prenant le point de vue du croyant, car il n'est pas équitable de comparer la croyance d'une personne avec les intérêts logiques et démontrables de l'État (Horwitz 1996, p. 56). Même si l'analyse en vertu de l'article premier de la Charte était entreprise du point de vue du croyant, Horwitz (1996, p. 57) a admis qu'il y a des situations où l'intérêt de l'État l'emporte sur les devoirs religieux d'une personne. Deuxièmement, l'État devrait démontrer un intérêt impérieux, un intérêt à atteindre un objectif essentiel qui serait relié, par exemple, directement aux valeurs démocratiques les plus profondes, avant de pouvoir l'emporter sur une revendication religieuse conflictuelle (Horwitz 1996, p. 57). Cette exigence s'appliquerait aux lois d'application générale, même si elle devait imposer un lourd fardeau administratif à l'État. Il admet qu'en dépit de ces « protections rigoureuses », il y aura des restrictions justifiables à l'activité religieuse (Horwitz 1996, p. 57-58). Parmi ces restrictions, il y a les préjudices causés aux tierces parties non religieuses ou « [traduction] le préjudice grave à l'endroit de personnes qui sont religieuses, mais qui ne sont pas tout à fait autonomes et reçoivent donc des soins particuliers de l'État » (Horwitz 1996, p. 58). Il a cité l'exemple d'enfants qui ont besoin de transfusions de sang pour illustrer les personnes qui répondraient à cette exigence. Enfin, Horwitz (1996, p. 58) a affirmé que l'État devrait prévoir des exemptions aux lois d'application générale pour des motifs religieux.
Le professeur Etherington (1994, par. 4.2.2.3 ) a signalé que l'opinion était très divisée au sujet de la mesure dans laquelle le droit devrait exempter ou accommoder les pratiques des mariages religieux qui violent les dispositions du Code sur la bigamie et la polygamie. D'une part, la Commission de réforme du droit du Canada (CRD) a recommandé, en 1985, que la polygamie soit éliminée du Code, mais que la bigamie soit conservée152. La CRD a justifié cette recommandation en disant que la polygamie était une pratique marginale (comme l'adultère) qui ne correspondait à « aucune réalité juridique ou sociologique au Canada » (CRD 1985, p. 23). La CRD (1985, p. 23) a aussi prétendu que les institutions civiles étaient suffisantes pour prévoir et « maîtriser le phénomène de la polygamie ». La Commission (1985, p. 23) a aussi indiqué que la polygamie « ne concurrence pas au Canada l'institution du mariage monogamique ». D'autre part, Kazi a prétendu que la polygamie et la bigamie ne devraient pas être légalisées, car cela apporterait un soutien aux pratiques religieuses patriarcales « qui déprécie[nt] le statut des femmes dans la société et, par conséquent, que ces pratiques causent un grand tort à ceux qui les suivent, ainsi qu'à d'autres personnes dans la société153 ».
La recommandation de la CRD pourrait être tempérée par le fait que la polygamie est un phénomène très réel au Canada aujourd'hui, 20 ans après sa recommandation de 1985. Deuxièmement, l'analyse de la CRD ne portait pas sur les conséquences de la polygamie sur le plan des préjudices personnels et pour l'égalité entre les sexes. Enfin, même si une pratique est marginale, si le Parlement détermine que le préjudice qu'elle cause est réel, il légiférera à son sujet. On peut prétendre que la trahison ne se produit pas souvent au Canada154, mais nous reconnaissons qu'elle cause du tort et qu'elle devrait être illégale. Par conséquent, l'argument selon lequel nous ne devons pas légiférer contre la polygamie parce que c'est simplement une pratique marginale présente plusieurs faiblesses sur le plan logique.
Peut-être une décision récente de la cour suprême de l'Utah devrait-elle être considérée comme le fin mot de la question de savoir dans quelle mesure un État démocratique peut pendre des mesures qui peuvent, il est vrai, avoir des incidences négatives sur la croyance religieuse d'une personne ou d'un groupe. Dans l'arrêt State c. Green155, en 2004, la cour suprême de l'Utah affirme sans équivoque :
[traduction]
Ce qui est très important, c'est que la loi sur la bigamie de l'Utah sert l'intérêt de l'État en protégeant les personnes vulnérables contre l'exploitation et la violence. La pratique de la polygamie, en particulier, coïncide souvent avec des crimes dont les victimes sont les femmes et les enfants. Les crimes qui ne sont pas étrangers à la pratique de la polygamie comprennent l'inceste, l'agression sexuelle, le viol au sens de la loi et le défaut de payer la pension alimentaire pour les enfants... De plus, la nature fermée des communautés polygames rend difficile l'obtention de preuves et la poursuite des auteurs de ces crimes.156
La cour a décidé que les intérêts des femmes et des enfants dans cette affaire devraient être primordiaux, même si elle a reconnu la difficulté que les services policiers et les procureurs éprouvent pour établir une preuve en vue de porter des accusations criminelles contre les polygames actifs qui s'appuient sur la liberté de religion pour se justifier. Bien que cette décision de la cour de l'Utah n'ait aucunement valeur de précédent pour une cour canadienne qui pourrait avoir, un jour, à se pencher sur des accusations criminelles pour cause de polygamie en vertu de l'art. 293 du Code, elle constitue un testament éloquent pour contester la jurisprudence à laquelle l'Utah doit s'adapter lorsqu'elle traite de cette question compliquée. Les mots utilisés par la cour suprême de l'Utah peuvent aussi être envisagés comme un rappel aux agentes et aux agents de l'application des lois canadiennes, aux représentantes et aux représentants de la justice, aux juges ainsi qu'aux avocates et aux avocats à savoir quels sont les vrais intérêts en jeu avec, en toile de fond, l'acceptation officielle apparente de la pratique de la polygamie.
En se fondant sur l'analyse du droit canadien qui précède, s'il était possible d'établir qu'une personne pratique la polygamie pour des motifs religieux157, l'art. 293 du Code pourrait susciter une contestation selon laquelle il va à l'encontre du droit à la liberté de religion pévu à l'alinéa 2a) de la Charte. Toutefois, comme nous l'avons mentionné, les tribunaux canadiens peuvent choisir entre trois démarches qui pourraient prévenir une conclusion finale selon laquelle le droit à la liberté de religion aurait été violé. Premièrement, les tribunaux se demanderont si la violation de la liberté de religion par la loi anti-polygamie est « négligeable et insignifiante ». Si c'était le cas, la législation serait constitutionnelle. Deuxièmement, les tribunaux peuvent soupeser et concilier la liberté de religion et le droit à l'égalité entre les sexes en ce qui a trait à la polygamie. Si c'était possible par l'analyse en vertu de l'alinéa 2a) de la Charte, la cour conclurait qu'il n'y a aucune violation du droit à la liberté de religion. Cependant, comme nous l'avons conclu ci-dessus, il est probable que la cour ne souhaiterait pas conclure que la violation est négligeable et qu'elle ne serait pas en mesure de concilier les deux droits. La cour devrait donc passer à la troisième démarche : établir si les lois anti-polygamie peuvent être sauvegardées par l'analyse en vertu de l'article premier de la Charte. Dans ce cas-ci, les tribunaux se demanderaient si la liberté de religion peut être limitée pour des motifs de sécurité publique, de santé, d'égalité entre les sexes ou d'autres préjudices reliés à la pratique de la polygamie.
Comme nous l'avons mentionné plus haut, pour l'analyse en vertu de l'article premier de la Charte, le gouvernement doit établir que l'objectif qui sous-tend la limite est d'une importance suffisante pour justifier une dérogation à un droit ou à une liberté protégés par la constitution et que les moyens choisis pour atteindre cet objectif sont proportionnés158. En procédant à cette analyse, la cour doit accorder une attention particulière au contexte factuel et social qui entoure l'adoption de la législation159. Ces facteurs aident la cour à caractériser l'objectif de la loi qui fait l'objet de l'examen minutieux.
Ainsi, toute analyse en vertu de l'article premier de la Charte exigerait de soupeser le droit à la liberté de religion et celui de l'égalité entre les sexes. Aucun précédent ne traite directement de la façon dont la cour soupèserait la liberté de religion et l'égalité entre les sexes en vertu de l'article premier de la Charte dans le contexte de la législation anti-polygamie. Cependant, des décisions judiciaires montrent comment on a comparé le droit à la liberté d'expression en vertu de l'alinéa 2b) de la Charte par rapport à d'autres droits ou préoccupations sociales considérés par l'article premier de la Charte. Il existe de nombreuses situations pour lesquelles la cour a reconnu des limites à la liberté d'expression. Parmi elles, notons l'interdiction pénale de conseiller à une personne de se suicider; les lois qui régissent les documents et les comportements qui sont considérés obscènes; les lois qui ont trait à la diffamation et aux propos haineux et les lois qui régissent la publicité destinée aux enfants. La caractéristique commune est le fait que la cour s'appuie sur le tort causé pour justifier de limiter la liberté d'expression.
Dans l'arrêt R. c. Butler160, par exemple, la Cour suprême a décidé que la limite imposée à la liberté d'expression par les dispositions sur l'obscénité du Code criminel était justifiée, car elle soutenait un objectif social important, la protection des femmes et des enfants contre tout préjudice. Elle a conclu que la prolifération d'images qui dégradent et exploitent la sexualité porte préjudice aux femmes et aux enfants et que le fait de censurer ces sortes d'images est justifié en tant que mesure de protection et moyen de promotion de l'égalité et de la dignité de tous les êtres humains. Dans l'arrêt R. c. Keegstra161, la cour a conclu que la disposition du Code criminel qui interdit les propos haineux contre les Juifs et les autres groupes minoritaires justifiait de limiter la liberté d'expression, car elle servait à promouvoir deux idéaux importants et reconnus par la Constitution : l'égalité et l'établissement d'une société multiculturelle162. Dans l'arrêt Canadian Newspaper Co. c. Canada163, la cour a accordé une moins grande valeur à la liberté de presse qu'au droit à la vie privée des plaignantes dans les causes d'agression sexuelle et à l'objectif d'encourager un plus grand nombre de victimes à prendre les choses en main et à intenter des poursuites judiciaires contre les agresseurs. Dans cette affaire, la cour a confirmé la disposition du Code criminel qui interdit aux médias de publier les noms des plaignantes dans les causes d'agression sexuelle.
Ces causes s'appliquent à la présente analyse, car, comme la liberté de religion, la liberté d'expression reçoit une reconnaissance extensive de la part des tribunaux canadiens. Aussi, les limites que les tribunaux sont prêts à reconnaître, comme celles reliées à la santé, à la sécurité publique, aux préjudices et aux intérêts sociaux, sont particulièrement semblables.
Il y a aussi des décisions judiciaires de la Colombie-Britannique qui portent sur la violation de la liberté de religion de protestataires qui n'ont pas la permission de se trouver dans certaines « zones libres de manifestations » autour des cliniques d'avortement. Les tribunaux, dans ces cas, ont indiqué qu'il y avait violation de la liberté de religion, mais que la protection des droits à l'égalité des femmes était une raison valable pour aller à l'encontre du droit en vertu de l'article premier de la Charte164.
Comme la préoccupation explicite est le préjudice causé aux femmes et aux enfants par la pratique de la polygamie, il serait très difficile de conclure que les tribunaux écarteraient ce préjudice en faveur de la liberté de religion. Bien qu'il soit très évident que les tribunaux respecteront et confirmeront la liberté de religion chaque fois que ce sera possible, s'il est démontré que l'adoption de dispositions législatives sur la polygamie préviendra le préjudice causé aux femmes et aux enfants, ils auront de la difficulté à ignorer cette preuve. Il est donc tout à fait raisonnable de conclure que les tribunaux canadiens, lorsqu'ils soupèseront la liberté de religion par rapport aux droits à l'égalité dans leur examen de l'art. 293 du Code, concluront que la disposition passe avec succès l'examen minutieux en vertu de la Charte165.
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Mise à jour : 2006-01-13 Contenu revu : 2006-01-13 |
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