Rapport de recherche

La polygynie et les obligations du Canada en vertu du droit international en matière de droits de la personne

Septembre 2006

III. LA POLYGYNIE COMME VIOLATION DU DROIT INTERNATIONAL EN MATIÈRE DE DROITS DE LA PERSONNE

À la lumière des torts faits aux femmes et aux enfants associés à la polygynie, cette section passera en revue les divers droits des femmes et des enfants auxquels la pratique contrevient en vertu du droit international en matière de droits de la personne. Si la présente analyse des droits porte sur des droits de la personne étant par définition universels, il est clair que la violation des droits, à l'instar des torts causés par les unions polygynes, varie selon le contexte. Cependant, il est important de garder en tête que peu importe le contexte religieux et culturel de la pratique, la polygynie viole le droit à l'égalité dans le mariage et la famille.

A. Traité international et Convention sur la loi

Dans l'évaluation des obligations du Canada en vertu des divers traités qui protègent les droits des femmes et des enfants, quatre principes directeurs sont utilisés dans l'interprétation des traités : le principe textuel, le principe contextuel, le principe de l'objet et du but et le principe dynamique[134].

Le principe textuel concerne le sens ordinaire du texte. Comme l'indique Cook, il est plus approprié, pour les traités relatifs aux droits de la personne, d'adopter une approche textuelle centrée sur les critères objectifs plutôt qu'une approche centrée sur les critères subjectifs qui viserait uniquement à établir l'intention des parties[135]. Le principe contextuel va au‑delà du texte même et exige l'évaluation de la relation entre les différentes composantes du texte, y compris le préambule, les annexes et les accords et pratiques ultérieurs, comme il est établi dans les paragraphes 31(2) et 31(3) de la Convention de Vienne sur le droit des traités.

Le principe de l'objet et du but exige que les traités soient interprétés de façon à accorder l'importance à l'objet et au but en lien avec le sens ordinaire des mots et les autres composantes du texte. L'articulation la plus claire de l'objet et du but de la Convention de la femme se trouve dans la recommandation générale n25[136] du CEDEF :

Les États parties à la Convention [de la femme] sont juridiquement tenus de respecter, protéger, promouvoir et garantir le droit à la non‑discrimination et de veiller à la promotion et à l'amélioration de la condition de la femme afin de la rapprocher de l'égalité de droit et de fait avec celle de l'homme[137].

Quand des clauses limitatives sont en vigueur, elles sont interprétées de façon stricte afin de laisser une grande marge à la protection des droits. Dans la détermination de l'objet ou du but plus précis, les travaux préparatoires peuvent être utiles pour clarifier des incertitudes textuelles, spécialement lorsqu'une interprétation de la signification du texte ou de l'objet et du but du traité, conformément au paragraphe (1) de la Convention de Vienne sur le droit des traités « a) laisse le sens ambigu ou obscur; ou b) conduit à un résultat qui est manifestement absurde ou déraisonnable[138] ».

Parce que l'objet et le but des conventions sur les droits de la personne évoluent avec le temps, le principe dynamique de l'interprétation revêt une importance particulière. Dans l'affaire Marckx c. Belgique[139], la Cour européenne des droits de l'homme a appliqué ce principe pour permettre de légitimer l'enfant d'une mère célibataire, ce qui n'apparaissait pas dans la Convention, et la Cour a déclaré que « la Convention devait être interprétée à la lumière des conditions actuelles[140] ». Le mécanisme de communication de la Convention de la femme permet d'assurer qu'elle conserve « une composante élastique ou dynamique » au fur et à mesure que les parties font état de le leur progrès en matière de dispositions législatives, de juridisme et d'administration dans l'élimination de la discrimination contre les femmes[141]. Lorsque l'on applique le principe dynamique, il est essentiel de vérifier quelles sont les « conditions actuelles »; l'une des façons les plus efficaces d'y arriver est d'examiner la manière dont d'autres appareils judiciaires analysent certains types de pratique, surtout dans le contexte d'un traité donné.

Comme le soutient ce rapport, en vertu du droit international conventionnel, la polygynie est une forme de discrimination à l'égard des femmes qui doit être abolie par les États. L'articulation la plus concise à ce sujet se trouve dans la recommandation générale no 21 du CEDEF sur l'égalité dans le mariage et les rapports familiaux[142]. On y fait également référence dans les observations générales et les obligations finales de plusieurs organismes créés en vertu de traités dont le CEDEF, le CDH, le CDESC et le CDE, qui ont tous déclarés que la polygynie portait atteinte au droit de la femme à l'égalité ainsi qu'à l'intérêt supérieur de l'enfant[143].

B. Vie familiale

1. Droit à l'égalité dans le mariage et la famille

Depuis son entrée en vigueur, le droit international en matière de droits de la personne moderne appelle à l'égalité entre les genres dans les dispositions législatives et le mariage[144]. Dans le préambule de la Charte des Nations Unies de 1947, on fait mention de la « résolution… à proclamer à nouveau notre foi dans les droits fondamentaux de l'homme… dans l'égalité de droits des hommes et des femmes…[145] ». L'article 55 de la Charte établit que les Nations Unies « favoriseront… le respect universel et effectif des droits de l'homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinction de… sexe…[146] ». En outre, la Commission de la condition de la femme des Nations Unies, dont la première rencontre a eu lieu en 1947, s'est engagée à travailler pour :

la liberté de choix, la dignité de l'épouse, la monogamie et le droit commun de dissoudre un mariage[147].

On fait référence à ce mandat dans l'article 16 de la Déclaration universelle, qui établit que :

(1) À partir de l'âge nubile, l'homme et la femme, sans aucune restriction quant à la race, la nationalité ou la religion, ont le droit de se marier et de fonder une famille. Ils ont des droits égaux au regard du mariage, durant le mariage et lors de sa dissolution.

Cet engagement relatif à la non-discrimination entre les genres est également clair dans le Pacte politique et le Pacte économique. Le paragraphe 2(1) du Pacte politique exige des États parties qu'ils assurent le respect des droits énoncés dans le Pacte politique sans distinction aucune, notamment de sexe. De façon similaire, l'article 3 exige que les États parties « s'engagent à assurer le droit égal des hommes et des femmes de jouir de tous les droits civils et politiques énoncés dans le présent Pacte ». Le Pacte politique comprend également un engagement important quant à l'égalité dans le mariage, basé sur l'engagement de la Déclaration universelle, mais ajoutant aux droits égaux des responsabilités égales dans le mariage. Le paragraphe 23(4) du Pacte politique requiert des États parties qu'ils :

 [prennent] les mesures appropriées pour assurer l'égalité de droits et de responsabilités des époux au regard du mariage, durant le mariage et lors de sa dissolution.

Le Pacte économique contient également une clause générale portant sur la non‑discrimination à l'égard du sexe (article 2). De plus, les États parties, en vertu de l'article 3, ont l'obligation :

[d'] assurer le droit égal qu'ont l'homme et la femme au bénéfice de tous les droits économiques, sociaux et culturels qui sont énumérés dans le présent Pacte.

Bien que le Pacte économique ne garantisse pas clairement l'égalité dans le mariage et la vie familiale, il est possible d'affirmer que l'obligation d'assurer le droit égal de l'homme et de la femme de bénéficier des droits énoncés dans ce pacte engage les États parties à abolir les pratiques discriminatoires, telle la polygynie, qui nuisent à la capacité des femmes de jouir de ces droits.

Cependant, c'est dans la Convention de la femme que l'on peut constater l'engagement international le plus important quant à l'atteinte de l'égalité entre les genres et dans le mariage. Dans le préambule de la Convention de la femme, on peut lire que :

le rôle traditionnel de l'homme dans la famille et dans la société doit évoluer autant que celui de la femme si on veut parvenir à une réelle égalité de l'homme et de la femme.

Comme le CEDEF l'explique dans sa recommandation générale no 25 sur les mesures temporaires spéciales :

La condition féminine ne pourra s'améliorer tant que les causes sous‑jacentes de la discrimination et de l'inégalité de traitement ne seront pas éliminées. Il faut envisager la vie des femmes et des hommes dans leur contexte et adopter des mesures susceptibles de favoriser une réelle mutation des perspectives d'avenir, des institutions et des systèmes pour que les femmes puissent se libérer des paradigmes masculins du pouvoir et des modes de vie historiquement déterminés[148].

C'est cet engagement en regard d'une réelle mutation des institutions, comme la polygynie, qui constitue la plus grande protection des femmes au sein de la famille. Les États parties qui encouragent, permettent ou ignorent simplement les pratiques familiales inégales de la polygynie sur leur territoire contribuent à perpétuer l'idée des paradigmes masculins de la puissance, ce qui entraîne l'inégalité de fait et de droit de la femme.

Dans la lutte pour parvenir à cette mutation, spécialement dans la sphère familiale, l'article 16 de la Convention de la femme exige des États parties qu'ils :

prennent toutes les mesures nécessaires pour éliminer la discrimination à l'égard des femmes dans toutes les questions découlant du mariage et dans les rapports familiaux et, en particulier, assurer, sur la base de l'égalité de l'homme et de la femme :

  1.   Le même droit de contracter mariage;
  2.   Le même droit de choisir librement son conjoint et de ne contracter mariage que de son libre et plein consentement;
  3.   Les mêmes droits et les mêmes responsabilités au cours du mariage et lors de sa dissolution;
  4.   Les mêmes droits et les mêmes responsabilités en tant que parents, quel que soit leur état matrimonial, pour les questions se rapportant à leurs enfants; dans tous les cas, l'intérêt des enfants sera la considération primordiale;
  5.   Les mêmes droits de décider librement et en toute connaissance de cause du nombre et de l'espacement des naissances et d'avoir accès à l'information, à l'éducation et aux moyens nécessaires pour leur permettre d'exercer ces droits;
  6.   Les mêmes droits et responsabilités en matière de tutelle, de curatelle, de garde et d'adoption des enfants, ou d'institutions similaires, lorsque ces concepts existent dans la législation nationale; dans tous les cas, l'intérêt des enfants sera la considération primordiale;
  7.   Les mêmes droits personnels au mari et à la femme, y compris en ce qui concerne les choix du nom de famille, d'une profession et d'une occupation;
  8.   Les mêmes droits à chacun des époux en matière de propriété, d'acquisition, de gestion, d'administration, de jouissance et de disposition des biens, tant à titre gratuit qu'à titre onéreux.

Dans cet extrait, la Convention de la femme établit le régime de droits et responsabilités auxquels ont droit de façon égale l'homme et la femme au sein de la famille. C'est à cette égalité des droits et des responsabilités que des pratiques conjugales asymétriques comme la polygynie portent préjudice. Comme l'a noté Susan Deller Ross, si un mari possède plusieurs épouses, chacune d'elles possède seulement une fraction de mari, ce qui fait que l'entretien conjugal et les ressources destinées aux enfants se trouvent divisés de façon inégale entre le mari polygyne et chacune de ses épouses pendant le mariage ou lors de sa dissolution[149]. Ces maris ne peuvent accorder qu'une fraction de leur attention émotionnelle, sexuelle et financière à chaque femme, ce qui signifie que les épouses d'union polygyne possèdent moins de droits conjugaux de fait, et leur mari, moins de responsabilités[150].

Pour ces raisons, le CEDEF a proclamé que la polygynie violait les droits de la femme à l'égalité dans le mariage. Dans sa recommandation générale no 21 sur l'égalité dans le mariage et les rapports familiaux, le Comité a déclaré que :

La polygamie est contraire à l'égalité des sexes et peut avoir de si graves conséquences affectives et financières pour la femme et les personnes à sa charge qu'il faudrait décourager et même interdire cette forme de mariage. Il est inquiétant de constater que certains États parties, dont la Constitution garantit pourtant l'égalité des droits des deux sexes, autorisent la polygamie, soit par conviction, soit pour respecter la tradition, portant ainsi atteinte aux droits constitutionnels des femmes et en infraction à la disposition 5(a) de la Convention[151].

Bien que les recommandations générales du CEDEF ne soient pas des interprétations de la Convention même, elles ont de l'influence[152]. Byrnes affirme que les recommandations générales offrent du matériel utile pour construire des arguments fondés sur la Convention, et ce, dans les domaines politique et juridique[153]. On les a invoquées devant des tribunaux nationaux, notamment en Nouvelle‑Zélande[154], au Canada[155] et en Inde[156].

Dans l'affaire Vishaka et al., la Supreme Court of India a invoqué la recommandation générale n19 au sujet du harcèlement sexuel afin de combler une lacune de la loi indienne qui faisait en sorte que les femmes n'étaient pas protégées adéquatement en milieu de travail[157]. La Cour a souligné le fait que l'Inde avait ratifié la Convention de la femme et que le pays s'était officiellement engagé, lors de la Quatrième Conférence mondiale sur les femmes, à Beijing, « à formuler et à rendre opérationnelle une politique nationale des femmes qui guidera et influencera de façon continue les moyens d'action à tous les paliers et dans tous les secteurs[158] ». La Cour a ajouté qu'elle n'avait « aucune réticence à ce que l'on se serve de celle‑ci [recommandation générale] pour interpréter la nature et la portée de la garantie constitutionnelle de l'égalité entre les genres contenue dans notre Constitution[159] ».

En plus des recommandations ci‑dessus, le CEDEF a également suggéré que les États rendent obligatoire l'enregistrement de tous les mariages, qu'ils soient contractés civilement ou suivant la coutume ou un rite religieux, dans le but :

de faire respecter les dispositions de la Convention et les lois qui garantissent l'égalité entre les partenaires ainsi qu'un âge légal pour le mariage et qui interdisent la bigamie ou la polygamie et qui garantissent la protection des droits des enfants[160].

En dépit de l'existence de la recommandation du CEDEF concernant l'enregistrement, ce dernier demeure l'un des obstacles les plus importants à l'interdiction de la polygynie. Dans le contexte ougandais, où la majorité des mariages sont célébrés selon la coutume, on a fait la preuve qu'un petit nombre seulement des unions étaient enregistrées malgré l'obligation de le faire en vertu de l'ordonnance sur l'enregistrement des mariages coutumiers[161]. De la même façon, la majeure partie des unions polygynes des mormons fondamentalistes contractées au Canada et aux États‑Unis ne sont jamais enregistrées[162]. Pour ne pas avoir l'air de se moquer ouvertement de l'interdiction criminelle de la bigamie, la majorité des maris mormons fondamentalistes se marient légalement avec une femme, puis contractent des mariages selon le rite religieux avec les femmes subséquentes[163].

2. Droit à la vie privée et familiale

Le droit à la vie privée et familiale, à la fois reconnu dans la Pacte politique[164] et la Convention européenne[165], était auparavant invoqué dans les affaires de violation de la vie privée en vertu des dispositions législatives des États, y compris les lois qui interdisaient les rapports homosexuels entre hommes consentants[166]. Le CDH, dans son observation générale no 16 portant sur l'article 17 (droit à la vie privée) du Pacte politique, a fait remarquer que le droit à la vie privée et familiale engageait une obligation positive qui allait au‑delà de l'interprétation traditionnelle sans immixtion. Le CDH a déclaré :

Les obligations imposées par cet article exigent de l'État l'adoption de mesures, d'ordre législatif ou autres, destinées à rendre effective l'interdiction de telles immixtions et atteintes à la protection de ce droit[167].

Parce que les États parties sont dans l'obligation de garantir ce droit contre toute immixtion et atteinte, « qu'elles émanent des pouvoirs publics ou de personnes physiques ou morales[168] », le droit à la vie privée et familiale ne peut plus être considéré uniquement comme un problème entre l'État et l'individu. Les États parties ont plutôt l'obligation d'interdire les immixtions d'individu à individu, en plus d'assurer la protection de ce droit de façon générale.

Cependant, au‑delà de cette conception positive, l'important contenu actuel du droit à la vie privée et familiale a récemment été modifié. C'est pourquoi il est important d'articuler certains des intérêts qui peuvent influencer ce droit, notamment la dignité, la sécurité et les intérêts relationnels de la famille.

La dignité d'une relation conjugale exclusive, les intérêts juridiques et les intérêts relatifs à la sécurité économique sont tous des éléments essentiels à la vie familiale. En ce sens, la situation du taux élevé de divorces et de remariages dans le cadre juridique de la monogamie ne peut être comparée à celle prévalant dans les contextes polygynes, car la dissolution d'un mariage ou un remariage, dans le cadre de la polygynie, ne sont pas encadrés de structures formelles qui assureraient la protection de ces intérêts relatifs à la sécurité et aux biens.

Lorsqu'elle est pratiquée « patrilocalement » (quand les épouses vivent ensemble avec le groupe familial ou le clan du mari), la polygynie va à l'encontre du droit à la vie privée de la famille et nuit à la sécurité de la femme et à ses intérêts relationnels en plus de lui imposer les difficultés inhérentes au fait de devoir partager un seul mari. Une femme condamnée à l'emprisonnement à vie pour avoir tué son mari polygyne a avoué lors d'une entrevue :

Comment est-ce possible d'aller dormir quand on sait que son mari se trouve avec une autre femme dans la pièce voisine? Le fait de savoir que son mari a une autre femme peut rendre fou; imaginez l'avoir devant les yeux chaque jour[169].

En réponse à ces types de problèmes en lien avec la vie privée de la famille, le paragraphe 27(2) de la Constitution ougandaise garantit maintenant le droit à la vie privée. En vertu de la loi ougandaise, tout homme qui pratique la polygynie « patrilocalement » avec ou sans le consentement de la première épouse porte préjudice à son droit à la vie privée[170].

Dans la majorité des cas, le fait d'obliger les épouses à cohabiter viole non seulement leur droit à la vie privée, mais constitue une attaque à leur honneur, à leur réputation et à leur dignité[171]. Dans l'affaire Itwari c. Asghari, la High Court of India d'Allahabad a constaté qu'en raison de la mobilité croissante des femmes musulmanes, le fait d'introduire une autre femme dans leur domicile constituait une insulte beaucoup plus grande qu'avant[172]. Associant cette constatation au bien-être émotionnel des épouses, la Cour a fait remarquer que :

Le fait d'intégrer une deuxième épouse à la demeure d'origine constitue une grave insulte à la première… dont l'estime baisse aux yeux de la société. Si elle est contrainte de vivre avec son mari dans ces circonstances, cela risque de miner son moral et sa santé[173].

Dans cet extrait, la Cour a été claire quant au fait que la polygynie « patrilocale », en plus de contrevenir au droit à la vie privée de l'épouse, pouvait avoir un effet néfaste sur son honneur. Le CDH a interprété l'article 17 de manière à obliger les États parties d'assurer que « l'honneur et la réputation des individus [soient] protégés par la loi…[174] ». Si l'on se fie au contenu des observations finales de 2002 sur le Yémen du CDH, selon lequel la persistance de la pratique de la polygamie est « attentatoire à la dignité humaine et discriminatoire au regard du Pacte[175] », le fait de permettre de façon légale ou d'encourager la pratique sans restriction en ce qui a trait à la résidence contrevient à l'article 17.

Des exigences relatives à des résidences distinctes permettent au moins de réduire certaines des tensions psychologiques associées au domicile partagé. Cependant, comme l'a noté l'organisation non gouvernementale « Femmes sous lois musulmanes » (FSLM), les dispositions législatives des territoires où la polygynie est permise abordent rarement l'obligation d'avoir des habitations séparées[176]. En outre, l'expression « habitations séparées » peut être interprétée de diverses façons : des résidences distinctes à différents endroits, différentes maisons situées à l'intérieur d'une même communauté résidentielle ou d'une même enceinte, ou des cuisines ou chambres à coucher séparées mais des installations communes[177]. Même là où les États, comme le Mali, exigent qu'en principe chaque épouse possède son propre domicile, les maris insistent souvent pour que leurs épouses habitent sous le même toit, sous l'autorité du « chef de famille »[178].

Les intérêts relationnels et en matière de sécurité des femmes au sein de la famille sont violés même dans les familles polygynes où les épouses ont des domiciles distincts. Le cas de Natakunda, une femme ougandaise accusée d'avoir planifié le meurtre de la femme qui était proposée à son mari, permet de constater à quel point la polygynie peut saper les intérêts en matière de sécurité économique de la femme dans le mariage[179]. En raison de la grossesse qu'elle a eue très jeune, Natakunda n'avait pas pu terminer ses études ni obtenir de qualification professionnelle. Elle et son mari avaient donc décidé de placer tout ce qu'ils possédaient dans une opération commerciale à risques élevés, et elle espérait que les produits de cette opération pourraient servir à subvenir aux besoins de son enfant[180]. Par la suite, lorsque son mari l'a menacée de prendre une autre femme, une enfant d'âge scolaire qu'il avait mise enceinte, Natakunda a vécu cette situation comme une attaque dévastatrice non seulement à sa dignité personnelle, mais également à ses intérêts en matière de sécurité économique. Dépourvue d'une forme de protection des biens matrimoniaux telle celle qui existe dans bon nombre de régimes de droit de la famille au sein des systèmes monogames, Natakunda risquait de perdre ce qui constituait sa seule forme de sécurité économique. Selon les mots du procureur de l'État, le crime que prévoyait Natakunda « [constituait] un cas d'émotion extrême… de désespoir[181] ».

Ainsi, bien que selon l'article 18 de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples, « la famille… l'élément naturel et la base de la société… doit être protégée par l'État qui doit veiller à sa santé physique et morale », l'existence d'une forme tacite d'acceptation de la polygynie dans l'article 6 de la Charte, malgré une certaine désapprobation, met en relief une tension dans le document. Étant donné que les mariages ultérieurs perturbent l'unité familiale du couple d'origine, le fait que la Charte oblige les États à protéger les familles issues de ces mariages semble signifier que les États doivent restreindre et devront éventuellement abolir la pratique de la polygynie.

3. Droit d'être libre de toute forme de stéréotype

En plus d'affecter le droit à la vie privée et familiale, la polygynie telle que pratiquée dans bon nombre de contextes culturels contrevient au droit des femmes d'être libre de toute forme de stéréotype.

En vertu de l'article 5 de la Convention de la femme, les États parties doivent prendre :

toutes les mesures appropriées pour modifier les schémas et modèles de comportement socioculturel de l'homme et de la femme en vue de parvenir à l'élimination des préjugés et des pratiques coutumières, ou de tout autre type, qui sont fondés sur l'idée de l'infériorité ou de la supériorité de l'un ou l'autre sexe ou d'un rôle stéréotypé des hommes et des femmes.

Les facteurs spécifiques aux contextes comme les enseignements culturels ou religieux qui sanctionnent la polygynie en tant que moyen de maximiser la reproduction contribuent clairement au stéréotypage du rôle de la femme dans la famille[182]. De façon plus générale, la polygynie tend à caractériser la capacité de reproduction de la femme de condition essentielle au succès conjugal. Dans beaucoup de cas, la polygynie est vue comme une solution à l'infertilité d'une épouse, à son incapacité d'avoir suffisamment de fils, à son état post‑ménopausique, ou simplement comme un moyen de maximiser la reproduction. Dans tous ces scénarios, la valeur de l'épouse au sein du mariage est proportionnelle à sa capacité de reproduction (et surtout à sa capacité de donner naissance à des fils). De cette façon, la polygynie et le stéréotype de la reproduction se renforcent l'un l'autre.

Les États parties ont l'obligation de se pencher sur les stéréotypes patriarcaux existant dans le domaine de la famille ainsi que sur les cadres législatifs et sociaux qui les perpétuent. En soulignant l'importance des mesures temporaires spéciales contre la discrimination entre les genres, le CEDEF a indiqué que :

[les États parties ont l'obligation] d'aménager les relations qui prédominent entre les sexes et de lutter contre la persistance des stéréotypes fondés sur le sexe qui sont préjudiciables aux femmes et dont les effets se manifestent non seulement dans les comportements individuels mais également dans la législation, les structures juridiques et sociales et les institutions[183].

Dans l'application de ce raisonnement au problème particulier que pose la polygynie, le CEDEF souligne invariablement le besoin d'abolir les normes juridiques, coutumières et culturelles qui contribuent à la propagation de la pratique. Dans ses observations finales de 2001 sur la Guinée, le Comité note :

avec préoccupation que, bien que le droit écrit les interdise, des pratiques comme… la polygamie et le mariage forcé, y compris le lévirat (qui oblige le beau-frère à épouser la veuve de son frère mort sans enfant afin de perpétuer le nom de ce dernier) et le sororat (coutume selon laquelle un homme marie la sœur ou les sœurs de son épouse défunte ou infertile)… sont largement acceptées dans la société et ne sont pas sanctionnées. Il [le Comité] se déclare préoccupé par le fait que le Code civil contient des dispositions discriminatoires à l'égard des femmes en matière de droit de la famille, qui viennent renforcer les pratiques sociales négatives… [et] de voir le gouvernement invoquer les pratiques et les coutumes de la société pour justifier le fait que le Code civil n'est pas appliqué[184].

Dans cet extrait, le Comité met l'accent sur les liens entre les dispositions discriminatoires, la non‑application du droit civil et les pratiques et coutumes sociales négatives. Les pratiques négatives et discriminatoires comme la polygynie sont souvent fondées sur des stéréotypes à l'égard de la femme et elles contribuent donc à les renforcer; par la suite, les gouvernements utilisent ces stéréotypes pour justifier les dispositions discriminatoires en matière de droit de la famille et la non‑application des dispositions relatives à l'égalité.

Dans la lutte contre ces stéréotypes, le Comité encourage les campagnes de sensibilisation du public qui visent à « éliminer le fossé entre le droit écrit et les coutumes et pratiques, notamment en ce qui concerne le droit de la famille[185] ». Ce combat pourrait se révéler très utile pour les femmes vivant dans une union polygyne à Bountiful, en Colombie‑Britannique, et partout au Canada où les pratiques familiales ne respectent pas le droit écrit. Le segment à l'effet que le gouvernement de la Guinée doit veiller « à ce que les femmes connaissent leurs droits » est pertinent dans le contexte canadien; en effet, certaines femmes ne sont peut être pas au courant de la protection juridique dont elles pourraient bénéficier si elles désiraient quitter une union polygyne.

4. Droit de choisir librement son conjoint et de ne contracter mariage que de son libre et plein consentement

L'importance de choisir librement son conjoint et de ne contracter mariage que de son libre et plein consentement transparaît dans la recommandation générale no 21 du CEDEF sur l'égalité dans le mariage et les rapports familiaux, où l'on indique : « Il est capital pour la vie d'une femme et pour sa dignité d'être humain à l'égal des autres que cette femme puisse choisir son époux et se marier de sa propre volonté[186] ». On trouve écho à ce droit dans les instruments internationaux en matière de droits de la personne régionaux. Dans le paragraphe 6(a) du Protocole relatif à la Charte africaine relative aux droits de la femme en Afrique, on demande aux États d'adopter « les mesures législatives appropriées pour garantir qu'aucun mariage n'est conclu sans le plein et libre consentement des deux [l'homme et la femme][187] ». Dans cet extrait, le Protocole est clair à l'égard du fait que le libre et plein consentement est un préalable obligatoire à la réalisation de l'objectif de l'article 6 qui est d'assurer que l'homme et la femme jouissent de droits égaux et soient considérés comme des partenaires égaux dans le mariage. L'égalité dans le mariage ne peut se réaliser sans que les deux partis donnent leur plein et libre consentement.

La notion de dignité, élément essentiel impliqué dans un tel consentement, est clairement violée dans les cas où les femmes ou les jeunes filles sont forcées de contracter un mariage polygyne, sans qu'elles aient la possibilité de choisir leur conjoint ou de refuser de se marier. Dans les contextes polygynes des mormons fondamentalistes du Canada et des États-Unis, les prêtres organisent des mariages pour des jeunes filles parfois âgées de quatorze ans seulement[188].

Même s'il existe des endroits où on ne peut forcer une femme à se marier, les défauts en matière d'information et d'éducation présents dans certains contextes polygynes nuisent au consentement libre et éclairé. Comme l'affirment des rapports sur les droits de la personne portant sur le contexte des mormons fondamentalistes des États‑Unis, il est possible qu'il n'y ait d'autre avenue que l'union polygyne pour les femmes et les jeunes filles, vivant dans des communautés polygynes fermées, à qui l'on refuse le droit à l'éducation en dehors du cadre de la religion et que l'on entraîne à l'obéissance des enseignements religieux[189]. En ce sens, les femmes et les jeunes filles qui n'ont pas accès à de l'information objective n'ont pas l'occasion d'exercer leur droit au « libre et plein consentement » dans le mariage, comme l'exige le droit international en matière de droits de la personne[190].

Depuis longtemps, l'importance de l'accès à l'information dans le choix conjugal est un sujet abordé par les membres de l'Assemblée générale des Nations Unies. Dès 1954, dans sa résolution 843 (IX) sur la Condition de la femme en droit privé : coutumes, anciennes lois et pratiques portant atteinte à la dignité de la personne humaine de la femme, on peut lire :

certaines coutumes, anciennes lois et pratiques intéressant le mariage et la famille auxquelles les femmes sont soumises, sont incompatibles avec les principes énoncés dans la Charte des Nations Unies et la Déclaration universelle des droits de l'homme.[191]

Pour appuyer l'urgence d'abolir de telles pratiques, la Résolution reconnaissait l'importance « d'assurer l'entière liberté dans le choix du conjoint[192] ». Cette notion d'« entière liberté » laisse entendre la notion de liberté « éclairée ». Étant donné les conséquences néfastes de la polygynie, on peut étendre le raisonnement relatif à la dignité humaine afin d'y inclure le choix du type d'union conjugale et le choix de s'unir à plus d'une épouse.

Dans les cas où les femmes et les jeunes filles ne sont pas suffisamment mûres ou n'ont pas en main l'information appropriée au sujet de leurs droits conjugaux et de leurs besoins en matière de santé sexuelle et reproductive, la possibilité d'avoir l' « entière liberté éclairée » en ce qui concerne le mariage est sévèrement compromise. En ce qui a trait à cette réalité, la Résolution 843 (IX) fait également la recommandation suivante :

Que des efforts spéciaux soient faits, au moyen de l'éducation de base, à la fois dans les écoles publiques et dans les écoles privées, et des différents organes d'information, pour faire connaître à la population de toutes les régions du monde mentionnées au deuxième alinéa du préambule ci-dessus la Déclaration universelle des droits de l'homme et les décrets et textes législatifs existants qui ont trait à la condition de la femme[193].

En ce sens, l'exercice du consentement libre et éclairé, de la même façon que d'autres droits, dépend de la connaissance de l'existence de ce droit. Des pays tel le Canada devraient encourager les campagnes de sensibilisation portant sur les droits, surtout celles qui visent les femmes et les enfants évoluant dans des contextes où ils sont vulnérables : par exemple, ceux qui vivent dans des communautés religieuses fermées, les nouveaux arrivants et les jeunes filles. Ce segment de la population ignore souvent les droits nationaux et internationaux qui les concernent.

C. Sécurité

1. Droit d'être protégé contre toute forme de violence

La violence fondée sur le sexe est définie, dans la recommandation générale no 19 du CEDEF, comme la « violence exercée contre une femme parce qu'elle est une femme ou qui touche spécialement la femme[194] ». Si l'on se fie à cette recommandation, selon laquelle la « violence fondée sur le sexe » comprend des actes qui infligent des tourments ou des souffrances d'ordre physique, mental ou sexuel, la polygynie telle que pratiquée dans bon nombre de contextes constitue une forme de violence.

En outre, l'Assemblée générale, à l'instar du CEDEF, dans sa Déclaration sur l'élimination de la violence à l'égard des femmes de 1993, inclut dans sa définition de la « violence à l'égard des femmes » :

désignent tous actes de violence dirigés contre le sexe féminin, et causant ou pouvant causer aux femmes un préjudice ou des souffrances physiques, sexuelles ou psychologiques[195]

En plus de cette définition précise de la violence à l'égard des femmes, l'attention particulière portée sur les pratiques traditionnelles qui sont néfastes pour les femmes vise bel et bien la polygynie. Dans une liste non exhaustive, l'alinéa 2a) spécifie que la violence à l'égard des femmes englobe :

La violence physique, sexuelle et psychologique exercée au sein de la famille, y compris les coups, les sévices sexuels infligés aux enfants de sexe féminin au foyer, les violences liées à la dot, le viol conjugal… et autres pratiques traditionnelles préjudiciables à la femme[196]

Comme on associe souvent des torts physiques, sexuels et psychologiques à la polygynie, on peut la considérer comme une « pratique traditionnelle préjudiciable à la femme » et donc comme une forme de violence à l'égard de la femme conformément à l'alinéa 2a) de la Déclaration.

En plus de la classification de la violence à l'égard de la femme contenue dans la Déclaration, la recommandation générale no 19 du CEDEF ajoute que :

La violence fondée sur le sexe, qui compromet ou rend nulle la jouissance des droits individuels et des libertés fondamentales par les femmes en vertu des principes généraux du droit international ou des conventions particulières relatives aux droits de l'homme, constitue une discrimination, au sens de l'article premier de la Convention [197].

Ainsi, la violence fondée sur le sexe peut constituer une violation des dispositions de la Convention de la femme qui ne font pas clairement référence à la violence. Parmi ces droits et libertés qui sont compromis ou rendus nuls, on compte :

  1. (a)  Le droit à la vie;
  2.   Le droit à ne pas être soumis à la torture et à d'autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants;
  3.   Le droit à l'égalité de protection qu'assurent les normes humanitaires en temps de conflit armé, national ou international;
  4.   Le droit à la liberté et à la sécurité de la personne;
  5.   Le droit à l'égalité de protection de la loi;
  6.   Le droit à l'égalité dans la famille;
  7.   Le droit au plus haut niveau possible de santé physique et mentale;
  8.   Le droit à des conditions de travail justes et favorables[198].

Comme l'indique une analyse sur les droits de la personne dans le contexte de la polygynie, la pratique contrevient à plusieurs de ces droits, y compris, mais sans y être limité, au droit de ne pas être soumis à la torture et à d'autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, le droit à la liberté et à la sécurité de la personne, le droit à l'égalité dans la famille ainsi que le droit au plus haut niveau possible de santé physique et mentale. La rapporteuse spéciale de l'ONU sur la violence contre les femmes, Radhika Coomaraswamy, caractérise la polygynie comme une forme de violence dans son rapport de 2002 portant sur les pratiques culturelles dans la famille qui constituent des formes de violence contre les femmes. Elle indique que « le mari peut user de diverses… formes de menace ou de violence pour s'assurer la soumission de sa femme. Il peut, par exemple, la menacer de prendre une autre épouse[199]… ». Elle déclare que « dans certains pays, la polygamie est, soit légale, soit tolérée[200] ».

Parce qu'elle a des conséquences dans la famille, la polygynie est une forme de violence particulièrement sérieuse. Le CEDEF considère la violence dans la famille comme « l'une des formes les plus insidieuses de violence exercée contre les femmes »; elle constitue donc une violation de l'article 16 de la Convention de la femme[201]. Comme le Comité le note, la violence familiale est « [perpétuée] par la tradition[202] ». Au paragraphe 11, on peut lire :

Les attitudes traditionnelles faisant de la femme un objet de soumission ou lui assignant un rôle stéréotypé perpétuent l'usage répandu de la violence ou de la contrainte, notamment les violences et les sévices dans la famille [et] les mariages forcés… De tels préjugés et de telles pratiques peuvent justifier la violence fondée sur le sexe comme forme de protection ou de contrôle sur la femme[203].

Contrevenant à l'article 5 ainsi qu'aux alinéas 2f) et 10c) de la Convention de la femme, de telles attitudes traditionnelles tendent à renforcer les pratiques familiales patriarcales comme la polygynie, qui elles contribuent à encourager la tolérance de la violence à l'égard des femmes.

En plus de constituer une forme de violence, la polygynie peut également catalyser ou aggraver de façon indirecte la violence familiale en raison de la nature souvent acrimonieuse des relations entre épouses ainsi qu'entre épouse et mari. Par exemple, dans le cadre d'une étude de terrain menée par l'organisme Loi et plaidoyer pour les femmes en Ouganda, 86,7 % des personnes d'un groupe de discussion de la ville d'Iganga et 80 % des personnes d'un groupe de discussion de Kampala ont nommé la polygynie comme cause de violence familiale[204]. Ruth Mukooyo, une représentante du projet d'aide juridique de la FIDA, soutient que :

La constitution parle d'égalité. La polygamie contrevient à ce principe. La majorité de la population d'ici est polygame. Les hommes qui se marient à l'église demeurent tout de même à la recherche d'autres pseudo‑épouses. Ils doivent maintenant faire des compromis en raison du projet de loi sur les relations matrimoniales : le consentement de l'épouse est désormais obligatoire… La polygamie encourage réellement la violence. Pour les épouses, elle constitue une torture psychologique qui mène au conflit[205].

Ce lien entre les relations polygynes et la violence familiale est également pertinent dans le contexte des communautés mormones fondamentalistes du Utah, où des femmes ont déclaré avoir été battues et intimidées par leur mari[206].

De plus, l'incapacité des maris polygynes à donner suffisamment de ressources et d'attention à leur famille constitue également une forme de violence. Dans sa recommandation générale no 19, le CEDEF note que :

Les hommes qui ne s'acquittent plus de leurs responsabilités familiales peuvent aussi exercer de cette façon une forme de violence ou de contrainte. Cette violence met la santé des femmes en péril et compromet leur capacité de participer à la vie familiale et à la vie publique sur un pied d'égalité[207].

Par conséquent, le type de privation économique causé par l'incapacité des maris à s'acquitter de leurs responsabilités de façon appropriée ou égale à l'égard de leurs multiples épouses et enfants, présent dans différents contextes polygynes, peut à lui seul être considéré comme une forme de violence.

À propos du caractère « privé » de ce genre de sévices dans la famille, le CEDEF a clairement indiqué que :

aux termes du paragraphe 2(e) de la Convention, les États parties s'engagent à prendre toutes mesures appropriées pour éliminer la discrimination pratiquée à l'égard des femmes par une personne, une organisation ou une entreprise quelconque. En vertu du droit international en général et des pactes relatifs aux droits de l'homme, les États peuvent être également responsables d'actes privés s'ils n'agissent pas avec la diligence voulue pour prévenir la violation de droits ou pour enquêter sur des actes de violence, les punir et les réparer[208].

Ainsi, on exige des États parties qu'ils prennent les mesures appropriées pour éliminer la violence et la discrimination à l'égard des femmes, qu'elles soient pratiquées par une organisation, une entreprise ou une personne.

La nature coutumière ou religieuse de la polygynie et d'autres formes de violence contre les femmes n'annulent pas l'obligation des États parties à condamner ces pratiques. Le droit international en matière de droits de la personne est clair quant au fait que les considérations d'ordre coutumier ou religieux ne peuvent être invoquées pour justifier la violence contre les femmes. Dans la Convention sur l'élimination de la violence à l'égard des femmes de 1993, on note que :

« Les États…ne [devraient] pas invoquer de considérations de coutume, de tradition ou de religion pour se soustraire à l'obligation de l'éliminer [la violence à l'égard des femmes][209] ».

Ainsi, les arguments de nature coutumière, religieuse ou culturelle ne peuvent être utilisés pour justifier des pratiques comme la polygynie, qui constituent une forme de violence contre les femmes en vertu du droit international.

2. Droit des femmes à ne pas être soumises à des traitements inhumains et dégradants

En plus du droit d'être protégé contre toute forme de violence, le droit international contient des dispositions relatives à la protection plus générale contre les traitements inhumains et dégradants. Dans l'article 7 du Pacte politique, il est établi que « nul ne sera soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ». Bien que ce droit ait historiquement été invoqué dans des cas d'abus ou de torture de prisonniers, les tribunaux des droits de la personne l'ont récemment appliqué afin d'assurer le respect et la protection de la dignité de la femme[210]. À titre d'exemple, ce droit a été invoqué afin de tenir les États responsables dans l'affaire du viol de femmes par des responsables du gouvernement[211]. Ainsi, quand la polygynie est pratiquée dans un contexte qui encourage l'abus sexuel des femmes et des enfants, comme on croit que c'est le cas chez les Bountiful de la Colombie‑Britannique et chez les mormons fondamentalistes du Utah[212], il est clair que le droit des individus de ne pas être soumis à des traitements inhumains et dégradants est violé.

En outre, le droit de ne pas être soumis à des traitements inhumains et dégradants est de plus en plus utilisé pour protéger le domaine de la sexualité[213]. Dans l'évaluation des pratiques comme la polygynie qui sont néfastes pour la santé mentale, sexuelle et reproductive des femmes, ce droit est particulièrement pertinent, surtout en raison de son interférence avec l'intimité conjugale. Comme il a déjà été expliqué, la sexualité a un rôle important, non seulement sur le plan de la reproduction, mais sur le plan des relations, de l'intimité, de l'affection, de la fidélité et de l'attirance entre conjoints ou partenaires, tout comme elle joue un rôle essentiel dans l'épanouissement et la sécurité des individus[214]. Alors que dans l'histoire, les tribunaux ont souvent considéré la sexualité comme étant du domaine du privé et donc comme un droit négatif sur lequel on ne pouvait légiférer, on soutient maintenant que parce que l'intimité sexuelle est inhérente à l'être humain, le fait de la nier, ou par extension d'y contrevenir par le biais de pratiques sexuelles néfastes, constitue une violation du droit d'être humain des individus[215].

D'ailleurs, dans un récent travail effectué par l'Organisation panaméricaine de la santé, on indique :

La santé sexuelle est l'expérience continue d'un bien-être physique, psychologique et socio‑culturel en regard de la sexualité. La santé sexuelle se manifeste dans l'expression libre et responsable des capacités sexuelles qui favorise le bien‑être personnel et social harmonieux et qui enrichit la vie individuelle et sociale. Elle ne se définit pas uniquement par l'absence d'un dysfonctionnement, d'une maladie ou d'une infirmité. Afin de favoriser la santé sexuelle, il est nécessaire que les droits sexuels de tous les peuples soient reconnus et respectés[216].

Le fait de rendre légitimes des pratiques conjugales qui sont néfastes au bien‑être sexuel des femmes et contraires à leur dignité constitue donc une violation du droit des femmes à ne pas être soumises à des traitements cruels et inhumains.

Ce raisonnement a été utilisé dans l'affaire Itwari c. Asghari, dans laquelle la High Court of India d'Allahabad a appliqué une analyse de la cruauté pour refuser la restitution des droits conjugaux de la première épouse à son mari musulman[217]. En rejetant la possibilité que la notion de cruauté puisse varier selon le droit anglais, hindi ou la loi musulmane, le tribunal a fait remarquer que :

le test de la cruauté est fondé sur des normes universelles et humanitaires qui nous permettent d'affirmer que la conduite d'un mari qui inflige tant de souffrance mentale et corporelle à son épouse qu'il met en péril sa sécurité ou sa santé[218].

À la lumière des conditions sociales actuelles, de la mobilité croissante des femmes musulmanes et des effets négatifs de la polygynie sur le bien‑être des femmes, la Cour a fait le raisonnement suivant :

Il incombe aujourd'hui au mari qui a pris une deuxième femme d'expliquer ses gestes et de prouver que le fait qu'il ait pris une deuxième femme n'est pas la raison de son comportement cruel envers la première[219].

Le fait que même dans un système où la polygynie est légale pour les musulmans, le mari doit prouver que le fait de prendre une deuxième femme ne constitue pas un acte de cruauté envers la première est révélateur de la reconnaissance grandissante du fait que la polygynie constitue souvent un acte de cruauté.

3. Droit au meilleur état de santé susceptible d'être atteint

L'un des droits des femmes le plus important et le plus difficile à faire respecter dans le monde est le droit au meilleur état de santé susceptible d'être atteint. Les pratiques traditionnelles comme la polygynie qui nuisent à la santé mentale, physique, sexuelle et reproductive des femmes les privent non seulement du droit à la santé, mais constituent également une menace à la jouissance d'autres droits de la personne, notamment le droit à la vie, le droit à la liberté et le droit à la sécurité de la personne.

Le droit au meilleur état de santé susceptible d'être atteint a longtemps été reconnu comme un droit fondamental. Dans la Constitution de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), qui date de 1946, on peut lire que :

La possession du meilleur état de santé qu'il est capable d'atteindre constitue l'un des droits fondamentaux de tout être humain, quelles que soient sa race, sa religion, ses opinions politiques, sa condition économique ou sociale[220].

Cet engagement en regard du droit à la santé se retrouve dans d'autres instruments internationaux en matière de droits de la personne comme le Pacte économique, la Convention de la femme, la Convention de l'enfant ainsi que dans divers instruments régionaux[221]. En réalité, selon l'OMS, « chaque pays du monde est maintenant signataire d'au moins un traité sur les droits de la personne qui traite des droits relatifs à la santé, y compris le droit à la santé ainsi qu'un certain nombre de droits relatifs aux conditions nécessaires à la santé[222] ».

Le Pacte économique a élaboré le droit à la santé en y incluant l'obligation positive des États à le reconnaître. L'article 12 établit que :

Les États parties au présent Pacte [économique] reconnaissent le droit qu'a toute personne de jouir du meilleur état de santé physique et mentale qu'elle soit capable d'atteindre.

Étant donné l'association entre la polygynie et divers torts à la santé des femmes ainsi que des problèmes comportementaux et affectifs chez les enfants, la « reconnaissance » du droit au meilleur état de santé susceptible d'être atteint exige des États parties qu'ils interdisent les pratiques discriminatoires néfastes à la santé des femmes et des enfants. Bien qu'en vertu des dispositions du Pacte, les États ne sont pas dans l'obligation d'« assurer » le respect du droit au meilleur état de santé susceptible d'être atteint, ils doivent néanmoins le « reconnaître » de façon tangible. Afin d'être significative, cette reconnaissance exige des États parties qu'ils interdisent les pratiques, comme la polygynie, qui contreviennent au droit au meilleur état de santé susceptible d'être atteint.

À cette fin, bien que le CDESC soit conscient des contraintes en matière de ressources qui empêchent bon nombre d'États parties de fournir des soins de santé appropriés, il est clair quant au fait que :

Les États parties ont des obligations immédiates au regard du droit à la santé : par exemple, celle de garantir qu'il sera exercé sans discrimination aucune (art. 2, par. 2) et celle d'agir (art. 2, par. 1) en vue d'assurer l'application pleine et entière de l'article 12. Les mesures à prendre à cet effet doivent avoir un caractère délibéré et concret et viser au plein exercice du droit à la santé[223].

Par conséquent, les États parties ont l'obligation de prendre des mesures « concrètes et précises » pour abolir les pratiques qui empêchent les femmes de jouir du droit à la santé. Le CDESC note également que l'obligation de prendre des mesures visant la pleine et entière application de l'article 12 comprend la prémunition des femmes contre « les effets de pratiques et de normes culturelles nocives qui les empêchent d'exercer pleinement leurs droits liés à la procréation[224] ».

Précisant ce droit général au meilleur état de santé susceptible d'être atteint, l'article 12 de la Convention de la femme vise à assurer que les femmes aient un accès approprié et non discriminatoire aux soins de santé. Selon les dispositions de l'article 12, les États parties ont l'obligation de :

[prendre] toutes les mesures appropriées pour éliminer la discrimination à l'égard des femmes dans le domaine des soins de santé en vue de leur assurer, sur la base de l'égalité de l'homme et de la femme, les moyens d'accéder aux services médicaux, y compris ceux qui concernent la planification de la famille.

Selon la recommandation générale no 24 du CEDEF portant sur les femmes et la santé, cet article énonce l'obligation des États de « respecter, [de] protéger et [de] garantir la réalisation des droits des femmes en matière de soins de santé[225] ». L'obligation de protéger le droit de la santé des femmes est particulièrement pertinente dans le contexte de la polygynie. Comme l'a noté le CEDEF :

L'obligation de protéger les droits relatifs à la santé des femmes implique que les États parties, leurs représentants et leurs fonctionnaires prennent des mesures pour empêcher la violation de ces droits par des personnes ou des organismes privés et répriment de telles violations[226].

Puisque la polygynie constitue une menace à la santé mentale, physique, sexuelle et reproductive des femmes, les États parties doivent veiller à empêcher et éventuellement à interdire la pratique. De plus, parce que la polygynie est considérée comme une forme de violence fondée sur le sexe, les États parties devraient « [o]rganiser une formation qui tienne compte des sexospécificités afin que les professionnels de la santé puissent détecter et gérer les conséquences pour la santé » de la violence engendrée par la polygynie[227].

Au cours des dix dernières années, l'attention internationale s'est tournée de plus en plus vers la santé des femmes et les facteurs qui la définissent. Ainsi, il a été écrit, dans le programme d'action de Beijing de 1995, dans le cadre de la Quatrième Conférence mondiale sur les femmes :

Les femmes ont le droit de jouir du meilleur état possible de santé physique et mentale. La jouissance de ce droit est d'une importance cruciale pour leur vie et leur bien‑être, et pour leur aptitude à participer à toutes les activités publiques et privées. La santé est un état de total bien‑être physique, psychologique et social et non pas seulement l'absence de maladies ou d'infirmités. Le bien‑être affectif, social et physique est déterminé aussi bien par le contexte social, politique et économique que par la biologie[228].

Cette définition exhaustive de la santé des femmes est un argument de poids à l'égard de l'élimination des pratiques familiales néfastes; la polygynie, par exemple, comme il a été expliqué dans la section sur les torts située au début de ce rapport, peut avoir des conséquences sur la santé des femmes, et ce, sur divers plans — physique, mental, émotionnel, psychologique et sexuel. Selon l'approche holistique, une interférence à toute facette de la santé de la femme a un impact négatif sur l'habileté de celle‑ci à atteindre un certain degré de bien‑être en privé et en public.

Ainsi, si le droit à la santé est souvent abordé sous l'angle de l'accès à des soins de santé efficaces et appropriés, il est également étroitement lié à l'élimination des pratiques qui sont néfastes pour la santé des femmes. En effet, on assiste à l'augmentation de la reconnaissance internationale des effets nuisibles sur la santé de certaines pratiques traditionnelles, particulièrement sur la santé sexuelle et reproductive. Dans le programme d'action de 1995 de Beijing, on note que :

Nombreux sont ceux qui ne peuvent jouir d'une véritable santé en matière de procréation pour des raisons diverses : défaut d'éducation sexuelle; insuffisance qualitative ou quantitative des services et de l'information; comportements sexuels à risque; pratiques sociales discriminatoires; préjugés contre les femmes et les filles; limitation du droit des femmes de prendre librement leurs décisions en matière de sexualité et de fécondité[229].

En ce sens, le manque d'éducation, la désinformation, le pouvoir limité des femmes et des filles sur leur vie sexuelle et les pratiques sexuelles à risque comme celles ayant lieu dans le contexte de la polygynie sont tous des éléments qui nuisent à la santé des femmes et des filles.

Dans l'histoire, les constitutions ont généralement contenu des clauses portant sur les droits civils et politiques; l'importance accordée à la santé est récente. À titre d'exemple, la constitution de l'Afrique du Sud de 1996 assure, entre autres, la protection des droits économiques, sociaux, culturels et de la santé[230]. Cependant, en raison de la sensibilisation croissante à l'égard de l'interdépendance des droits, les tribunaux des États dont la constitution protège des droits plus traditionnels commencent à y ajouter des notions relatives à la santé. Ainsi, dans certains systèmes nationaux, si l'État néglige les besoins en matière de santé d'un individu, cela peut être interprété comme la dénégation de son droit à la sécurité de la personne[231].

Au Canada, on a pu observer un raisonnement semblable dans la décision relative à l'affaire Morgentaler[232]de 1988, dans laquelle la Cour suprême a établi que la criminalisation de l'avortement, en vertu de quoi une femme enceinte serait dans l'obligation de mener un enfant à terme, violait le droit à la sécurité de la personne. Ainsi, même si le droit à la santé n'est pas protégé sur un territoire, il demeure possible de prouver qu'en exposant davantage la femme aux maladies transmissibles sexuellement au moyen de réseaux sexuels concurrents, la polygynie porte atteinte au droit à la sécurité de sa personne. Lorsque la polygynie est pratiquée comme moyen de maximiser la reproduction et qu'elle est tolérée par l'État, l'incapacité de la femme d'espacer de manière saine ses grossesses peut également être interprétée comme une atteinte au droit à la sécurité de sa personne.

4. Droit de ne pas être soumis à l'esclavage

À la suite de l'examen des inégalités présentes dans les familles polygynes, certains spécialistes ont remarqué que la polygynie telle que pratiquée dans certains contextes ressemblait de très près à l'esclavage en empêchant les femmes de refuser d'occuper des rôles de services[233]. Comme le note Weisbrod, les liens entre la notion d'esclavage et celle de mariage sont le lieu commun de plusieurs écrits et chansons du folklore[234]. Cette analogie à l'esclavage est particulièrement pertinente dans les familles polygynes où les femmes et les filles sont restreintes à des rôles stéréotypés de services et de reproduction.

Par exemple, chez les Bountiful vivant en Colombie‑Britannique, des inspecteurs des écoles de cette province ont reconnu que dans les écoles privées de la communauté, les filles étaient seulement autorisées à « préparer les repas et ramasser » et à « coudre et apprendre d'autres types de travaux de couture[235] ». En exigeant des filles et des femmes qu'elles adoptent des rôles de service à un jeune âge, la polygynie, dans ce contexte, restreint la femme à un rôle de soumission.

De plus, parce que dans beaucoup de cultures polygynes, la reproduction est essentielle au salut ou à l'atteinte d'un bien‑être général, les femmes risquent d'être des esclaves sexuelles et de perdre le contrôle sur leur propre fécondité. Par exemple, chez les mormons fondamentalistes, les unions polygynes sont régies par la « Loi de la chasteté » en vertu de laquelle les rapports sexuels servent uniquement à la reproduction et ont donc lieu uniquement pendant l'ovulation des filles et des femmes[236]. De tels enseignements privent donc les femmes de l'accès à des choix en matière de reproduction qui leur permettraient d'empêcher ou d'espacer les grossesses. Dans certains contextes islamiques et arabes, ce n'est pas le nombre d'enfants qui importe, mais bien le nombre de fils[237]. Les femmes sont donc restreintes à un rôle de reproduction qui peut être néfastes pour leur santé physique et psychologique.

En outre, même si les mariages impliquant des enfants ne sont pas une réalité dans tous les contextes polygynes, le fait qu'ils soient célébrés dans certaines communautés contrevient au droit des filles de ne pas être soumis à l'esclavage en raison d'un mariage précoce ou forcé[238].

5. Droit à un niveau de vie suffisant

Il n'y a qu'à regarder les torts économiques que cause la polygynie pour comprendre qu'elle nuit à la capacité de l'individu d'atteindre un niveau de vie adéquat. Parce qu'à certains endroits, la polygynie empêche des familles d'atteindre un niveau de vie adéquat et qu'elle est une source de tension pour les épouses multiples en raison de l'inégalité économique avec les hommes et la reproduction excessive, elle ébranle l'habileté des femmes et des enfants de bénéficier de soins médicaux, de nourriture et de vêtements en quantité suffisante, et même d'un toit.

Le droit à un niveau de vie adéquat a été reconnu pour la première fois dans l'article 25 de la Déclaration universelle :

Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l'alimentation, l'habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires…

L'existence de ce droit a été réitérée dans le Pacte économique, qui, en vertu de l'article 11, exige des États parties qu'ils le reconnaissent :

Les États parties au présent Pacte reconnaissent le droit de toute personne à un niveau de vie suffisant pour elle-même et sa famille, y compris une nourriture, un vêtement et un logement suffisants ainsi qu'à une amélioration constante de ses conditions d'existence.

Bien que le terme « reconnaître » ne revête pas le même sens de l'obligation que le terme « assurer », il exige néanmoins des États parties qu'ils luttent contre les pratiques néfastes, comme la polygynie, qui empêchent l'individu d'atteindre un niveau de vie suffisant.

En outre, l'article 13 de la Convention de la femme oblige les États parties à :

prendre toutes les mesures appropriées pour éliminer la discrimination à l'égard des femmes dans… [les] domaines de la vie économique et sociale, afin d'assurer, sur la base de l'égalité de l'homme et de la femme, les mêmes droits et, en particulier : a) Le droit aux prestations familiales…

Il est manifeste que le droit égal aux « prestations familiales » comprend tout bénéfice que peut recevoir une famille par le biais d'un emploi, de la sécurité sociale ou des soins médicaux protégés en vertu d'une politique gouvernementale. Au sein des familles polygynes, les épouses n'ont pas droit à leur part quand le mari bénéficie d'une prestation destinée à être divisée entre deux conjoints; en effet, le mari s'accapare la moitié des prestations et le reste doit être divisé entre les épouses, ce qui fait que celles‑ci ne reçoivent qu'une fraction de ce que reçoit leur mari.

Là où des pratiques familiales néfastes comme la polygynie sont acceptées et même encouragées par la législation nationale ou la non-application de dispositions relatives à la criminalité, le droit des femmes de ne pas subir de discrimination économique et sociale, surtout en regard des prestations familiales, est violé.

D. Citoyenneté

1. Droit de recevoir et de répandre l'information

Quand la polygynie est pratiquée dans un contexte social où les femmes et les enfants sont privés d'un accès à l'information et à l'éducation qui leur permettrait de connaître les dangers de la pratique, les alternatives en matière de relations conjugales et de reproduction et d'autres renseignements plus généraux, leur habileté à faire des choix en toute connaissance de cause et leur participation à titre de citoyen s'en voient menacées. Le droit de recevoir et de répandre l'information est essentiel à la capacité des personnes d'exercer leurs droits. Le paragraphe 19(2) du Pacte politique se lit comme suit :

Toute personne a droit à la liberté d'expression; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre de l'information et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix.

L'importance du droit de recevoir l'information pour assurer le bien‑être des femmes en matière de reproduction est spécialement soulignée au paragraphe 10(h) de la Convention de la femme, qui vise à assurer aux femmes « [l]'accès à des renseignements spécifiques d'ordre éducatif tendant à assurer la santé et le bien-être des familles, y compris l'information et des conseils relatifs à la planification de la famille ».

Bien que dans l'histoire, ce droit de recevoir l'information ait été interprété comme un droit négatif allant à l'encontre de l'interférence du gouvernement, certains spécialistes soutiennent maintenant qu'il impose une responsabilité positive aux États d'offrir les renseignements portant sur les choix relatifs à la santé reproductive[239]. En effet, en ce qui concerne le contexte des Bountiful de la Colombie‑Britannique, il se peut que le Canada soit dans l'obligation d'assurer qu'un minimum d'information sur les relations conjugales et la reproduction parvienne aux filles et aux femmes. En général, il est difficile pour les adolescents de trouver des renseignements exacts sur la reproduction; cette difficulté est d'autant plus grande au sein d'une communauté fermée où les autorités religieuses contrôlent le programme éducationnel.

Un ancien professeur de la communauté des Bountiful de la Colombie‑Britannique a avoué que les élèves savaient peu de choses sur ce qui passait en‑dehors de leur communauté[240]. Si cette ignorance peut s'expliquer en partie par l'isolation des lieux, elle est également le résultat de la désinformation. Par exemple, des rapports ont révélé que dans les cours de sciences, on disait aux élèves que l'homme n'avait jamais marché sur la lune[241]. On rapporte également que dans un examen final de biologie, on demandait aux élèves d'exprimer « leur opinion personnelle » sur « la place et le caractère céleste du mariage, l'obéissance [et] le fait d'élever des enfants…[242] ». Si en plus de priver les filles de l'accès à l'information de base relative à la santé, on leur demande d'adhérer à une conception religieuse de la reproduction au cours de leur éducation, on élimine du même coup la possibilité qu'elles reconnaissent les bienfaits de retarder la procréation jusqu'à ce qu'elles atteignent la maturité physique et mentale, et d'avoir des grossesses espacées ainsi que leur capacité de prendre des décisions en connaissant les conséquences possibles de l'activité sexuelle et reproductive sur la santé. En ce sens, les torts psychologiques aux filles et aux femmes sont renforcés par un manque de connaissance qui empêche toute forme de consentement éclairé.

Si l'État canadien rendait l'éducation sexuelle obligatoire malgré le désaccord des chefs religieux et des parents, le droit international en matière de droits de la personne approuverait sa démarche. Les tribunaux des droits de la personne penchent de plus en plus du côté de l'éducation lorsqu'on leur présente des arguments de nature religieuse ou de liberté morale[243]. À titre d'exemple, la Cour européenne des droits de l'homme, dans une affaire relative à l'éducation sexuelle obligatoire dans les écoles, a exprimé une certaine compréhension à l'égard du point de vue des parents, mais elle a maintenu sa décision relative à l'éducation sexuelle, déclarant que :

le programme doit être transmis d'une manière objective, critique et pluraliste [et ne] doit pas viser l'endoctrinement qui pourrait être considéré comme le non‑respect des convictions religieuses et philosophiques des parents[244].

Même si les écoles des Bountiful sont privées, les normes en droits de la personne devraient faire en sorte que le gouvernement offre aux filles et aux femmes de l'information de base sur la sexualité par le biais du système d'éducation.

2. Droit à l'éducation

Tout comme le droit à l'information, le droit à l'éducation est bien articulé dans le droit international en matière de droits de la personne. L'article 26 de la Déclaration universelle établit que :

Toute personne a droit à l'éducation… L'éducation doit viser au plein épanouissement de la personnalité humaine et au renforcement du respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

Ce droit est défini plus en profondeur dans l'article 13 du Pacte économique :

 [Les États parties] conviennent que l'éducation doit viser au plein épanouissement de la personnalité humaine et du sens de sa dignité et renforcer le respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

Dans son observation générale no 13 sur le droit à l'éducation, le CDESC souligne le rôle particulier que l'éducation peut jouer dans le fait de rendre plus forts les femmes et les enfants. On peut y lire que :

L'éducation joue un rôle majeur, qu'il s'agisse de rendre les femmes autonomes, de protéger les enfants contre l'exploitation de leur travail, l'exercice d'un travail dangereux ou l'exploitation sexuelle, de promouvoir les droits de l'homme et la démocratie, de préserver l'environnement ou encore de maîtriser l'accroissement de la population[245].

De cette façon, le CDESC reconnaît le rôle que peut jouer l'éducation dans la lutte contre les pratiques néfastes aux femmes et aux enfants; cependant, pour qu'elle puisse jouer un tel rôle, il est impératif qu'elle soit accessible de façon égale aux garçons et aux filles et qu'elle ne soit pas utilisée comme instrument social pour renforcer les rôles de genre traditionnels. À cette fin, l'alinéa 10a) de la Convention de la femme stipule que les États parties doivent prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer, sur la base de l'égalité de l'homme et de la femme, « les mêmes conditions d'orientation professionnelle ». De plus, l'alinéa 10c) appelle à « l'élimination de toute conception stéréotypée des rôles de l'homme et de la femme à tous les niveaux et dans toutes les formes d'enseignement ».

Cependant, au Canada, les femmes et les filles de la communauté des Bountiful de la Colombie‑Britannique sont soumises à des normes discriminatoires et inégales en ce qui a trait à l'éducation. Par exemple, les sermons du prophète mormon fondamentaliste Warren Jeffs, dans lesquels l'accent est souvent mis sur l'importance céleste de la polygynie et le devoir du mariage, font partie du programme éducationnel de la communauté[246]. Le gouvernement de la Colombie‑Britannique continue de financer un système d'écoles privées qui apprend uniquement aux filles, comme l'ont admis des inspecteurs du Ministry of Advanced Education, Training and Technology, à « préparer les repas et ramasser » et à « coudre et apprendre d'autres types de travaux de couture[247] », ce qui contrevient au droit à l'éducation des femmes et des filles conformément à l'article 10 et à l'alinéa 14(2)d) de la Convention de la femme, aux articles 13 et 14 du Pacte économique ainsi qu'à l'article 26 de la Déclaration universelle.

3. Droit des femmes à la liberté de religion

Bien que l'on cite souvent des arguments relatifs à la liberté de religion pour défendre la pratique de la polygynie (dans les contextes des mormons fondamentalistes ou des musulmans), il est important de faire remarquer que le respect du droit des femmes à la liberté de religion est également ébranlé par les interprétations religieuses patriarcales qui promeuvent les pratiques néfastes et inégales. Les interprétations religieuses qui donnent le feu vert à la polygynie constituent une source importante de querelle au sein des adhérents à l'islam et au mormonisme (dont la branche principale a redéfini ses principes religieux dans les années 1890 et interdit maintenant la pratique)[248]. À propos du contexte islamique, un spécialiste a parlé de la polygynie comme d'« un exemple de la façon dont l'interprétation patriarcale peut l'emporter et régner[249] ». Amira Mashhour souligne ainsi le fait que bien que l'autorisation de la pratique de la polygynie ait été fréquente dans les sociétés pré­islamiques, la restriction du nombre d'épouses avait constitué un pas important vers la restriction de la pratique et la réalisation de l'égalité entre les genres[250].

En outre, le verset du Coran en vertu duquel la polygynie est permise peut être interprété de différentes façons :

Et si vous craignez de n'être pas justes envers les orphelins… Il est permis d'épouser deux, trois ou quatre, parmi les femmes qui vous plaisent. Mais si vous craignez de n'être pas justes avec celles-ci, alors une seule, ou des esclaves que vous possédez. Cela afin de ne pas faire d'injustice (ou de ne pas aggraver votre charge de famille)[251].

Comme le soutiennent Mashhour et d'autres, le verset peut être interprété non pas comme une recommandation à pratiquer la polygynie ou comme un droit absolu, mais comme une autorisation de la pratiquer uniquement dans des circonstances précises et à la condition que le mari soit juste envers chacune de ses épouses. C'est pour cette raison que certains croient que le Coran autorise la polygynie, mais considère la monogamie comme un idéal[252]. Voilà précisément ce qui a convaincu le chef tunisien nationaliste Habib Bourguiba d'interdire la polygynie. En affirmant que le traitement égal envers les épouses était impossible à respecter, Bourguiba a soutenu que lors de la révélation du Coran, il avait été établi que la polygynie pouvait être pratiquée seulement dans des conditions particulières, et qu'à l'instar de l'esclavage, elle devait être interdite[253].

Comme le montrent ces différentes interprétations, il existe souvent plusieurs systèmes de croyance au sein d'une même religion. Cependant, si l'interprétation patriarcale domine, il se peut que les femmes n'aient pas le droit d'établir leurs propres croyances religieuses ni d'en rejeter d'autres. Dans l'examen du droit à la liberté de religion à travers ce point de vue, il est important de mentionner que même si cela a fait l'objet d'un grand débat, on a finalement ajouté le droit de changer de religion ou de conviction à l'article 18 de la Déclaration universelle[254]. Plusieurs pays islamiques ont d'abord exprimé leur désaccord à l'égard de cet ajout, affirmant que le droit de changer de religion ou de conviction était contraire à leur interprétation du Coran; finalement, tous les États membres musulmans à l'exception de l'Arabie saoudite ont voté en faveur de la Déclaration universelle et du plein exercice de ce droit[255]. La formulation finale de l'article 18 indique le rôle essentiel que doivent jouer les notions de choix et de liberté dans le domaine de la religion et de la conviction :

Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu'en privé, par l'enseignement, les pratiques, le culte et l'accomplissement des rites.

Dans l'analyse de l'article 18, si l'on considère que les différentes croyances religieuses sont de valeur égale, on doit également considérer les croyances de nature non religieuse[256]. À ce sujet, la Déclaration universelle a établi ce qu'on appelle la liberté d'adhérer à une religion, qui est reflétée dans le paragraphe 18(1) du Pacte politique. Dans son observation générale sur l'article, le Comité des droits de l'homme a clairement indiqué que « l'article 18 protège les convictions théistes, non théistes et athées ainsi que le droit de ne professer aucune religion ou conviction[257] ».

Cette liberté d'adhérer à une religion est présente dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Dans l'affaire Kokkinakis c. Grèce, le plaignant a demandé à la Cour européenne des droits de l'homme de décriminaliser le prosélytisme[258]. En soulignant les principes religieux de l'article 9, qui porte sur la garantie de la liberté de religion, de la Convention européenne, la Cour a noté que la liberté́ de pensé́e, de conscience et de religion:

figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l'identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme — chèrement conquis au cours des siècles, consubstantiel à pareille société[259].

Dans ce paragraphe, la Cour a été claire quant à la portée de la liberté de religion, qui s'étend aux croyants et non‑croyants. En ce sens, au sein d'une société démocratique, la notion de liberté de religion ne peut être distincte de la liberté d'adhérer à une religion. Si l'interprétation patriarcale est présentée comme l'« unique » angle d'une religion et la seule qui bénéficie de la protection du gouvernement au détriment des autres, elle se trouve imposée de manière excessive à ceux qui, s'ils avaient le choix de prendre une décision libre et éclairée, n'adhéreraient pas à cette interprétation.

Si la Cour, dans l'affaire Kokkinakis, a finalement déclaré que la mesure incriminée contrevenait de façon injustifiable à l'article 9 en raison de sa portée trop étendue, elle a accepté l'argument de la Grèce à l'effet qu'une telle loi serait justifiée si elle était limitée au « prosélytisme abusif[260] ». Dans la défense de sa loi, le gouvernement grec avait soutenu qu'un État démocratique se devait « d'assurer la jouissance paisible des libertés individuelles de quiconque vit sur son territoire[261] ». Il avait également insisté sur le fait que « [s'il] ne veillait pas a proteger la conscience religieuse et la dignite d'une personne contre des tentatives d'influence par des moyens immoraux et mensongers, l'article 9 par. 2 se trouverait en pratique privée de toute valeur[262] ». Bien que la Cour ait considéré que la portée de la mesure incriminée était trop étendue, elle a déclaré que celle‑ci « poursuivait un but légitime sous l'angle de l'article 9 par. 2 : la protection des droits et libertés d'autrui[263] ».

L'importance de la liberté d'adhérer à une religion a été soulignée par bon nombre de groupes au cours du récent débat qui a entouré l'arbitrage religieux en Ontario. Certains spécialistes ont fait remarquer que la majorité des gens « croyaient que la loi religieuse avait sa place dans les églises, les synagogues, les mosquées et les temples, mais pas dans les tribunaux administratifs[264] », ce qui fait écho à l'argument selon lequel les États non théocratiques comme le Canada ne devraient pas permettre les enseignements et les lois religieuses particulières[265].

De façon plus importante, le Conseil canadien de femmes musulmanes (CCFM) répond ceci aux partisans de l'arbitrage religieux qui semblent se soucier du fait que les intérêts des musulmans canadiens soient respectés : « l'introduction de la shari'a pour juger des affaires relatives aux familles musulmanes ne résoudra pas de problèmes; au contraire, elle pourrait les exacerber[266] ». Bien qu'il soit en accord avec les inquiétudes religieuses des musulmans canadiens, le CCFM croit que les mêmes lois devraient s'appliquer aux femmes musulmanes et aux autres Canadiennes. Plutôt que de considérer les lois laïques comme étant contraires à l'islam, le CCFM affirme que « les valeurs de compassion, de justice sociale et des droits de la personne, y compris l'égalité, sont à la fois le fondement de l'islam et de la législation canadienne[267] ». Ainsi, le CCFM exprime clairement son désir qu'au Canada, toute personne soit libre de l'imposition de lois religieuses (parmi lesquelles les interprétations qui permettent la polygynie) et que les musulmans bénéficient des lois familiales fondées sur l'égalité dont bénéficient tous les Canadiens.

En plus du droit d'être libre d'adhérer à une religion, le Pacte politique met l'accent sur le rôle de la liberté de choix de pensée, de conscience et de religion. Le paragraphe 18(2) se lit comme suit :

Nul ne subira de contrainte pouvant porter atteinte à sa liberté d'avoir ou d'adopter une religion ou une conviction de son choix.

Cette interdiction de contraintes revêt un sens particulier sur les territoires où les États autorisent la polygynie, ou refusent de l'interdire. En effet, là où les maris bénéficient d'une autorisation légale ou de fait de prendre plus d'une femme, la liberté de croyance des femmes pour qui la polygynie est contraire à leur interprétation de la religion est bafouée.

De plus, même là où les femmes ont exprimé ouvertement que la polygynie faisait partie de leur système de croyances religieuses[268], on peut se poser quelques questions en lien avec la définition de contrainte contenue dans le paragraphe 18(2). Comme l'a noté le CDH, la portée du paragraphe 18(2) s'étend au‑delà des moyens de contraintes traditionnels comme le recours ou la menace de recours à la force physique ou encore les sanctions pénales. Elle comprend également :

les politiques ou les pratiques ayant le même but ou le même effet, telles que, par exemple, celles restreignant l'accès à l'éducation, aux soins médicaux et à l'emploi ou les droits garantis par l'article 25 et par d'autres dispositions du Pacte.[269]

Dans le contexte des Bountiful, l'endoctrinement lié aux croyances religieuses qui a lieu dans le système scolaire privé, combiné à un manque d'information de base, soulève des questions quant aux contraintes relatives aux croyances religieuses. Cela met en relief la nécessité que l'administration provinciale de la Colombie‑Britannique applique des normes objectives en matière d'information et d'éducation, en ligne avec leurs propres lignes directrices et les obligations internationales du Canada.

4. Droit des femmes d'avoir leur vie culturelle

Le droit de jouir d'une culture est garanti par plusieurs instruments internationaux en matière de droits de la personne comme le Pacte politique et le Pacte économique. L'article 27 du Pacte politique protège les droits relatifs aux minorités culturelles en exigeant qu'au sein des minorités linguistiques, ethniques ou religieuses « les personnes appartenant à ces minorités ne [puissent] être privées du droit d'avoir, en commun avec les autres membres de leur groupe, leur propre vie culturelle… ». Le droit des minorités à avoir leur vie culturelle a été défendu dans l'affaire Lovelace c. Canada[270], où le CDH a reconnu que l'on avait injustement porté préjudice au droit de Mme Lovelace d'avoir la culture autochtone. Le Comité a établi qu'une disposition de la Loi sur les Indiens à l'effet qu'à la suite d'un mariage célébré en‑dehors de leur tribu, les femmes autochtones et leurs enfants perdaient leur statut d'autochtone, contrevenait au droit à la culture. Cependant, le Comité n'a pas réussi à attirer l'attention sur la nature discriminatoire de la loi, qui s'applique seulement aux femmes; elle a plutôt choisi de mettre l'accent sur la violation du droit d'avoir une culture[271].

Alors que la violation de l'article 27 dans l'affaire Lovelace impliquait une interférence positive législative dans le droit à la culture, le Comité a par la suite interprété l'article 27 comme un droit négatif sans interférences afin d'y ajouter des obligations pour les États parties. Dans sa recommandation générale no 23 sur le droit des minorités, le CDH précise que les États parties ont l'obligation :

de veiller à ce que l'existence et l'exercice de ce droit soient protégés et à ce que ce droit ne soit ni refusé ni violé. C'est pourquoi, il faut prendre des mesures positives de protection, non seulement contre les actes commis par l'État partie lui-même, par l'entremise de ses autorités législatives, judiciaires ou administratives, mais également contre les actes commis par d'autres personnes se trouvant sur le territoire de l'État partie[272].

À cet égard, là où des pratiques comme la polygynie empêchent les femmes de s'associer librement avec d'autres, d'avoir accès à l'information culturelle et de la répandre et de définir les pratiques qui constituent la « culture », les États parties ont l'obligation de prendre des mesures de protection du droit à la culture.

Le Pacte économique va plus loin que le Pacte politique et propose un droit à la culture dont tout individu peut se prévaloir, indépendamment de la nature minoritaire ou majoritaire de sa culture. L'article 15 se lit comme suit :

Les États parties au présent Pacte [économique] reconnaissent à chacun le droit : a) de participer à la vie culturelle…

Comme c'est le cas pour plusieurs droits abordés plus haut, la capacité de participer à la vie culturelle dépend du respect des autres droits de la personne. Par exemple, dans sa recommandation générale no 11 sur les plans d'action pour l'enseignement primaire, le CDESC qualifie l'éducation d'essentielle à l'exercice efficace des droits économiques, culturels, civils et politiques[273]. En ce sens, là où la polygynie est renforcée par l'accès inégal et subjectif à l'éducation, les femmes et les filles sont non seulement privées de leur droit à l'éducation, mais également de leur capacité d'être activement engagées dans la vie culturelle.

La polygynie empêche les femmes et les filles d'exercer les droits culturels énoncés dans le Pacte économique. Dans l'observation finale de 2002 sur le Bénin du CDESC, celui‑ci a :

déplor[é] le peu de progrès accomplis par l'État partie dans sa lutte contre le maintien de pratiques qui empêchent les femmes et les filles d'exercer les droits qui leur sont reconnus dans le Pacte. Il s'agit notamment de la polygamie et des mariages précoces et forcés des filles[274].

Dans l'évaluation de la capacité des femmes d'avoir leur propre culture au sein des familles ou des communautés polygynes, l'analyse de Courtney Howland portant sur la façon dont les torts « privés » ou familiaux empêchent les femmes d'exercer leurs droits civils et politiques fondamentaux dans le contexte culturel peut se révéler utile. L'habileté des femmes à avoir et à définir leur propre religion, tout comme la capacité de quelqu'un de définir sa religion, peuvent être ébranlées par des interprétations religieuses patriarcales qui permettent ou encouragent les pratiques qui sont néfastes aux femmes.

Dans un pays comme le Canada où vivent des minorités ethniques, religieuses et linguistiques, l'appui à des pratiques comme la polygynie qui prive les femmes et les filles de leurs droits les plus fondamentaux les empêche d'avoir leur propre culture. Par exemple, quand les femmes vivent dans un climat de tension en raison de la situation financière et des responsabilités trop lourdes liées aux enfants, leur capacité de s'associer librement avec d'autres, garantie par l'article 22 du Pacte politique, se voit réduite. Sans la liberté de temps et d'argent qui permet de s'associer librement avec d'autres, la propagation et la jouissance de la culture sont sévèrement compromises.