Rapport de recherche
La polygynie et les obligations du Canada en vertu du droit international en matière de droits de la personne
Septembre 2006
IV. LIMITES DISCUTABLES AUX DROITS DES FEMMES
En matière de polygynie, certaines personnes peuvent soutenir que l'interdiction de la pratique peut priver des hommes, des femmes et des enfants des droits suivants :
A. Le droit à la liberté de religion et le droit à la non‑discrimination relative à la religion et à l'origine ethnique
Le fait que de telles mesures violent le droit à la liberté de religion est un argument couramment soulevé contre l'interdiction ou la restriction de la polygynie. Certains commentateurs ont soutenu, par exemple, que le droit de manifester une religion ou une croyance sous la protection de la Déclaration universelle, du Pacte politique et de la Déclaration sur l'élimination de l'intolérance et de la discrimination relative à la religion ou aux croyances sous toutes ses formes (Déclaration sur l'intolérance religieuse)[275] comprend le droit de respecter et de mettre en pratique la loi religieuse à l'aide des tribunaux religieux autant sur le plan de la vie personnelle que publique[276]. De tels arguments s'appuient souvent sur le fait que certaines interprétations de nombreux systèmes de croyance, y compris l'islam, soutiennent que le respect de la loi religieuse fait partie intégrante de la pratique religieuse[277].
Bien que de tels arguments soient importants à considérer dans le contexte de la polygynie étant donné que de nombreuses interprétations de la loi de la famille islamique et des principes de l'éducation mormone permettent la pratique de la polygynie, quelques raisons expliquent pourquoi cette argumentation est au mieux faible en vertu du droit international. Par exemple, l'article 18 du Pacte politique protège le droit à la liberté de religion, y compris la liberté :
d'avoir ou d'adopter une religion ou une conviction de son choix ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction […] par le culte et l'accomplissement des rites, les pratiques et l'enseignement.
Toutefois, ni ledit texte ni l'observation générale sur l'article de la Commission des droits de l'homme ne comprennent d'indication concernant un droit que des lois religieuses régissent les questions d'ordre familial[278]. Ainsi, le droit à la liberté de religion ne permet pas de loi à statut personnel ou coutumier pour éclipser la loi laïque dans le cas de questions familiales. En effet, la liberté de se conformer à des lois religieuses ne figure pas parmi les nombreuses pratiques religieuses protégées énumérées dans la Déclaration sur l'intolérance religieuse[279].
En outre, la Convention de la femme ne comprend aucune exception pour toute loi religieuse ou coutumière dans son engagement envers l'égalité des sexes. Ainsi, les dispositions d'exécution de l'alinéa 2f) de la Convention définissent l'obligation des États parties de « modifier ou abroger toute loi, disposition réglementaire, coutume ou pratique qui constitue une discrimination à l'égard des femmes »
. De plus, l'obligation de l'article 3 selon laquelle les États parties « prennent […] toutes les mesures appropriées, y compris des dispositions législatives, pour assurer le plein développement et le progrès des femmes »
interdit la défense culturelle ou religieuse de pratiques familiales discriminatoires gênant à ce développement.
Même si un droit de se conformer à des lois religieuses familiales existait, le Pacte politique n'étend pas sa protection de la liberté religieuse à ces pratiques qui violent les droits d'autrui. Le paragraphe 18(3) permet expressément d'établir des restrictions prévues par la loi à la liberté religieuse lorsqu'elles « sont nécessaires à la protection de la sécurité, de l'ordre et de la santé publique, ou de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d'autrui »
. Par exemple, dans l'affaire Sing Binder c. Canada, la Commission des droits de la personne a soutenu que les libertés religieuses relatives à l'article 18 de l'auteur sikh dont la religion oblige le port d'un turban pourraient être restreintes pour de justes raisons par une loi obligeant les travailleurs fédéraux à porter un casque protecteur (un « casque de
sécurité »). En l'espèce, la loi avait pour objectif de protéger les travailleurs fédéraux et donc « semblait raisonnable et destinée à atteindre des objectifs compatibles avec le Pacte[280] »
. Les préjudices liés à la santé associés à la polygynie peuvent précisément découler de tels objectifs raisonnables d'interdire sa pratique.
Il est encore plus pertinent de mentionner que la Commission des droits de l'homme a noté dans son observation générale no 22 que dans la restriction des pratiques religieuses :
les États parties devraient s'inspirer de la nécessité de protéger les droits garantis en vertu du Pacte, y compris le droit à l'égalité et le droit de ne faire l'objet d'aucune discrimination fondée sur les motifs spécifiés aux articles 2, 3 et 26[281].
Étant donné que la Commission des droits de l'homme elle-même a conclu que la polygamie violait ces garanties d'égalité, le droit international condamne clairement la législation nationale qui interdit sa pratique en vue de protéger les droits, la santé et la sécurité des femmes et des enfants[282].
La Cour suprême de Maurice a appliqué précisément ce raisonnement dans l'affaire Bhewa c. gouvernement de Maurice en interprétant la garantie de liberté religieuse de la Constitution ainsi que les exigences du Pacte politique selon lesquelles les droits des femmes sont égaux à ceux des hommes en ce qui concerne le mariage[283]. En agissant de la sorte, la Cour a refusé à une communauté musulmane le droit d'appliquer des lois islamiques personnelles régissant le mariage, le divorce et l'héritage. La Cour a remarqué l'équilibre important dans :
…la dualité entre la religion et l'État dans un système laïque. L'État laïque n'est pas contre la religion, mais il reconnaît la liberté de religion dans le champ qui lui appartient. L'État et la religion ont tous deux leur champ respectif : la confection des lois pour le bien du public dans le cas du premier et le culte et l'accomplissement des rites, les pratiques et l'enseignement dans le cas de la deuxième. Dès l'instant ou l'on cherche à conférer aux principes et commandements religieux la force et le caractère de la loi, la religion sort de son propre champ et empiète dans celui de la confection des lois dans le sens qu'elle existe pour forcer l'État à adopter les principes et commandements religieux dans la loi…[284]
Compte tenu de cet équilibre dans la dualité entre l'État et la religion à l'intérieur d'un système laïque, la Cour a rejeté la demande du plaignant selon laquelle la liberté de pratiquer sa religion nécessitait l'imposition de règlements islamiques sur le mariage par le gouvernement mauricien. En outre, la Cour a indiqué que, même si l'on interprétait la liberté religieuse de la façon qu'a fait valoir le plaignant, les exceptions de la Constitution de Maurice concernant la liberté religieuse (les mêmes que celles indiquées ci-dessus dans le paragraphe 18(3) du Pacte politique) obligeaient le pays à interdire la polygynie. À titre de signataire du Pacte politique, la Cour a indiqué que le paragraphe 23(4) sur l'obligation à l'égalité des époux ainsi que les paragraphes 2(1) et 2(2) et les articles 3, 24 et 26 obligent tous Maurice à s'assurer de :
conserver la monogamie, y compris par des mesures tendant à sauvegarder la famille et à assurer le mieux possible une non-discrimination contre les femmes, qu'il s'agisse des épouses ou des enfants…[285]
Dans le contexte canadien, une reconnaissance judiciaire semblable des limites entre la liberté de religion des personnes et l'État à l'intérieur d'un système laïque est évidente dans l'affaire Kaddoura c. Hammoud [286]. En l'espèce, la Cour de justice de l'Ontario (division générale) décidait si une épouse devrait pouvoir récupérer le mahr (un présent ou une contribution promise par un futur mari musulman à sa future épouse dans l'éventualité de la dissolution de leur mariage) au moment de son divorce[287]. En rejetant la demande de l'épouse, la Cour a indiqué que « l'obligation du mahr est une obligation religieuse et ne devrait pas être considérée comme une obligation justiciable dans les
tribunaux civils de l'Ontario[288] »
. En ce sens, la Cour a reconnu que l'État n'agirait pas à titre d'agent positif pour faire valoir les obligations de nature religieuse. Elle a indiqué que :
étant donné que le mahr est une question religieuse, la résolution d'un litige s'y rattachant ou les conséquences de l'omission d'honorer cette obligation sont également religieuses en leur contenu et en leur contexte… Ils lient la conscience à titre de principe religieux, mais pas nécessairement à titre d'obligation exécutoire en vertu du droit civil[289].
Ce raisonnement peut s'appliquer de la même façon à des cas où des demandeurs cherchent à se conformer à des lois religieuses familiales permettant la polygynie. Les États laïques ne devraient pas reconnaître ou appliquer positivement des lois religieuses qui autorisent la pratique, en particulier lorsque cette dernière mine les droits et les libertés d'autrui.
En outre, la jurisprudence des États-Unis portant sur la polygynie mormone, en particulier l'affaire Reynolds c. États-Unis[290], a clairement reconnu que, bien que l'état du droit ne puisse intervenir dans le cas de croyance religieuse, il peut le faire lorsque les pratiques religieuses minent les droits d'autrui. Dans l'affaire Reynolds, la Cour suprême a indiqué que, bien que les lois :
ne puissent intervenir dans le cas de simples croyances et opinions religieuses, elles le peuvent dans le cas de pratiques. Si l'on croyait que les sacrifices humains faisaient nécessairement partie du culte religieux, invoquerait-on sérieusement que le gouvernement civil concerné ne peut intervenir pour éviter un sacrifice? Dans le cas d'une épouse qui croirait, dans le cadre de sa religion, avoir l'obligation de s'immoler sur le pieu funéraire de son défunt mari, serait-il au-delà des pouvoirs du gouvernement civil de l'empêcher de mettre sa croyance en pratique[291]?
Comme Deller Ross l'a indiqué, la distinction importante entre croyance et pratique tracée par la Cour suprême des État-Unis s'est reflétée dans d'autres décisions de tribunaux nationaux relativement à la polygynie[292]. Par exemple, dans chacun des deux cas où la High Court of India à Bombay, en Inde, a accueilli les lois régionales interdisant la polygynie hindoue (avant que le droit national ne l'interdise), cette dernière a cité la distinction entre croyance et pratique tracée par la Cour suprême des État-Unis [293].
B. Droit d'avoir une culture
Au-delà des arguments portant sur la liberté religieuse, certains adeptes de la polygynie ont également soutenu que la pratique était partie intégrante du droit à la vie culturelle[294]. Ils peuvent désigner le préambule du Pacte économique, qui stipule que :
conformément à la Déclaration universelle des droits de l'homme, l'idéal de l'être humain libre, libéré de la crainte et de la misère, ne peut être réalisé que si des conditions permettent à chacun de jouir de ses […] droits culturels.
Bien que le droit international reconnaisse clairement un droit à la vie culturelle, ce droit ne comprend pas les pratiques qui violent les droits fondamentaux et la liberté d'autrui. Par conséquent, l'article 4 du Pacte économique remarque que les droits proclamés à cet égard peuvent être limités au moyen des lois par les États parties « en vue de favoriser le bien-être général dans une société démocratique »
. L'élimination des pratiques culturelles qui minent les droits et la dignité des femmes et des enfants convient dans le cadre de cette optique de « bien-être général ». En outre, l'article 3 du Pacte exige des États parties qu'ils « [s']engagent à assurer le droit égal qu'ont l'homme et la femme au bénéfice de tous les droits économiques, sociaux et
culturels »
. L'interdiction des pratiques culturelles telles que la polygynie, qui minent le bien-être des femmes sur les plans de la dignité, de la santé et de l'économie, fait partie de l'équilibre important des droits dont l'État doit se charger.
En plus du Pacte économique, un équilibre calculé entre les libertés culturelles des minorités et la protection des droits des personnes est également présenté clairement dans le Pacte politique. L'article 27 du Pacte politique garantit certains droits culturels aux minorités en exigeant que celles-ci ne puissent « être privées du droit d'avoir, en commun avec les autres membres de leur groupe, leur propre vie culturelle »
. Bien que cette disposition ne s'appliquerait pas aux normes culturelles du groupe majoritaire (par exemple, aux endroits où la polygynie est pratiquée et fait partie de la culture majoritaire[295]), elle accorde un droit négatif de pratiquer leur culture aux groupes minoritaires à l'intérieur d'un État tel que le Canada. Toutefois, lorsque la disposition est lue dans
le contexte de la suite du Pacte, il est évident que ce droit ne comprend pas de pratiques culturelles préjudiciables telles que la polygynie. Premièrement, le paragraphe 23(4) oblige les États parties à prendre « les mesures appropriées pour assurer l'égalité de droits et de responsabilités des époux au regard du mariage, durant le mariage et lors de sa dissolution »
. Ce mandat d'égalité de droits et de responsabilités ne peut être respecté lorsque des pratiques conjugales inégales telles que la polygynie sont permises ou tolérées par la loi. En outre, l'article 2, qui garantit la reconnaissance des droits figurant dans le Pacte « sans distinction aucune, notamment […] de sexe »
ainsi que l'article 3, qui oblige les États à « assurer le droit égal des hommes et des femmes de jouir de tous les droits
civils et politiques énoncés dans le présent Pacte »
, établissent que l'égalité des sexes constitue une composante fondamentale du Pacte.
À cette fin, la Commission des droits de l'homme a déclaré que les droits culturels des minorités décrits dans l'article 27 « n'autorisent aucun État, groupe ni aucune personne à violer le droit des femmes de bénéficier dans l'égalité de tous les droits du Pacte[296] »
. Il est évident que, comme l'indique l'analyse de Courtney Howland, les pratiques qui constituent et favorisent les inégalités familiales privent les femmes de certains de leurs droits civils et politiques fondamentaux, qui sont garantis dans le Pacte politique, et sont donc restreintes pour de justes raisons par le droit national. Ainsi, bien que la Commission des droits de l'homme ait accepté un argument portant sur les droits culturels dans l'affaire Lovelace, à savoir que le droit de Mme Lovelace à sa culture
autochtone avait été violé par des dispositions discriminatoires sur le mariage figurant dans la Loi sur les Indiens, elle l'a fait dans un contexte où le droit à la culture coïncidait avec le droit à l'égalité des sexes. Dans la décision de l'affaire Lovelace, rien n'indique qu'un droit indépendant à la culture pourrait prévaloir sur les normes en matière d'égalité des sexes.
En s'appuyant sur le Pacte politique et le Pacte économique, la Convention de la femmepermet non seulement la restriction ou l'élimination par la loi des pratiques culturelles discriminatoires à l'égard des sexes, mais l'oblige. L'alinéa 2f) impose aux États parties de :
prendre toutes les mesures appropriées, y compris les dispositions législatives, pour modifier ou abroger toute loi, disposition réglementaire, coutume ou pratique qui constitue une discrimination à l'égard des femmes.
Étant donné que le CEDEF a caractérisé la polygynie de pratique discriminatoire à l'égard des sexes, cette dernière interdit non seulement les arguments relatifs aux pratiques culturelles qui justifient la pratique, mais impose également l'obligation positive de l'abolir aux États parties.
Dans le même ordre d'idées, l'alinéa 5a) fait appel aux États parties afin qu'ils prennent les mesures appropriées pour :
modifier les schémas et modèles de comportement socioculturel de l'homme et de la femme en vue de parvenir à l'élimination des préjugés et des pratiques coutumières, ou de tout autre type, qui sont fondés sur l'idée de l'infériorité ou de la supériorité de l'un ou l'autre sexe ou d'un rôle stéréotypé des hommes et des femmes.
Dans le cas présent, la Convention de la femme s'efforce d'assurer que les pratiques telles que la polygynie, qui s'appuient souvent sur des stéréotypes de reproduction ou sur la perception d'infériorité des femmes, ne sont pas justifiées sur le plan juridique par des normes culturelles ou coutumières.
Finalement, l'appui sur des arguments culturels pour justifier la polygynie sur le plan juridique omet de tenir compte de l'obligation positive de l'article 3 de la Convention de la femme selon laquelle les États parties doivent « assurer le plein développement et le progrès des femmes »
. À cette fin, les États parties doivent prendre :
dans tous les domaines, notamment dans les domaines politique, social, économique et culturel, toutes les mesures appropriées, y compris des dispositions législatives, pour assurer le plein développement et le progrès des femmes, en vue de leur garantir l'exercice et la jouissance des droits de l'homme et des libertés fondamentales sur la base de l'égalité avec les hommes.
Le « développement et l'avancement des femmes »
ne peut être assuré lorsque des pratiques préjudiciables et discriminatoires sont perpétuées au nom de la culture. En fait, la référence de l'article 3 au « domaine culturel » indique clairement que, loin d'en être exclu, le domaine culturel constitue en fait le centre des obligations des États parties pour garantir l'égalité des femmes.
C. Droit au respect de la vie privée et familiale
La violation du droit au respect de la vie privée et familiale constitue un autre argument soulevé contre l'interdiction de la polygynie, et en particulier contre les politiques d'immigration interdisant l'entrée de plusieurs femmes. Lorsque les unions polygynes ne sont pas reconnues dans le pays où une personne immigre[297] ou qu'on interdit aux femmes subséquentes l'entrée dans un pays[298], toutes les personnes concernées par une telle union, y compris le mari, ses femmes et leurs enfants, peuvent soutenir que leur droit à la vie familiale a été violé sans raison.
Certains commentateurs ont soutenu que le droit à la vie familiale fait désormais partie d'une norme juridique internationale contre la séparation involontaire des familles. Starr et Brilmayer affirment que le droit individuel à la vie privée, le droit au mariage, les droits des enfants, les droits parentaux et les dispositions qui protègent la famille à titre d'institution comptent de façon cumulative pour une telle norme[299].
Dans l'affaire de Bibi c. Royaume-Uni, la Commission européenne des droits de l'homme avait traité de la question de la séparation involontaire des familles dans un cas amené par la fille d'une femme bangladaise polygyne[300]. La demanderesse a prétendu que son droit au respect de la vie familiale en vertu du paragraphe 8(1) de la Convention européenne avait été violé par les lois de l'immigration du Royaume-Uni, qui interdisaient l'entrée de plus d'une épouse par immigrant[301]. En l'espèce, le père de la demanderesse avait déjà amené sa deuxième femme au Royaume-Uni avec ses enfants, séparant ainsi ces derniers de leur mère, qui a été contrainte de rester au Bangladesh. Bien que la Commission ait conclu que le droit de la plaignante en vertu du paragraphe 8(1) avait été violé, elle a soutenu que la loi du Royaume-Uni était justifiée dans le but de préserver la définition chrétienne monogamique du mariage dans le cadre de l'exception de la « protection de la morale » en vertu du paragraphe 8(2) de la Convention[302].
En prenant cette décision, la Commission a manqué une occasion importante d'entreprendre une analyse des droits de la polygynie dans le contexte de l'immigration, en particulier parce que l'une des exceptions du paragraphe 8(2) est indispensable à la loi « pour la protection des droits et des libertés des autres »
. Dans une telle analyse, il est permis de penser que la Commission aurait dû tenir compte des violations de droit liées à la polygynie et de la base politique publique consécutive pour exclure de telles familles, d'un côté dans une tentative d'empêcher la pratique, de l'autre côté dans les violations associées à la séparation involontaire d'une famille. Malgré le faible raisonnement de la Cour, le cas demeure tout de même pertinent pour souligner l'un des scénarios de transition les plus difficiles que le droit international et le droit national doivent
prendre en considération.
En effet, la conséquence immédiate pour cette demanderesse et sa mère était qu'elles aillaient demeurer séparées (à moins que la plaignante ne déménage au Bangladesh). Les maris risquent de choisir d'emmener leur femme préférée, souvent plus jeune, laissant la première femme vulnérable et isolée dans leur pays d'origine[303], en particulier lorsque des États tels que le Royaume-Uni ou le Canada interdisent l'entrée de plusieurs épouses en raison de leur propre interdiction nationale de la pratique[304]. Certains commentateurs, notamment Prakash A. Shah, soutiennent que les politiques d'immigration limitatives ne tiennent pas compte de l'extrême vulnérabilité des femmes qui sont laissées dans leur État d'origine[305]. La femme est souvent laissée sans aucun recours juridique pour lui assurer le soutien de son mari. En outre, même si la femme laissée reçoit un jugement d'entretien d'un conjoint dans son pays d'origine, sa capacité d'exécuter ce jugement reposera sur l'application réciproque des jugements émis par son pays d'origine et par le nouveau pays de résidence de son mari. Finalement, étant donné les enjeux économiques auxquels sont confrontées les femmes polygynes, leur pauvreté peut les empêcher d'intenter une action en justice en vue de recevoir ou d'obtenir l'exécution d'un jugement d'entretien d'un conjoint.
Les difficultés de transition que de telles politiques d'immigration soulèvent doivent toutefois être comparées à la vulnérabilité encore plus importante qu'une politique de « libre entrée » des familles polygynes créerait. La situation qui a prévalu pendant plusieurs décennies en France est peut-être plus évidente, qui reconnaissait légalement et autorisait l'immigration de familles polygynes étrangères lorsque les mariages étaient valides dans les ressorts d'origine[306]. Bien que les mariages polygynes ne pouvaient être légalement consolidés en France, le modèle de reconnaissance et d'immigration était motivé par un besoin de main‑d'œuvre étrangère après la guerre. La politique a permis à des immigrants de sexe masculin d'emmener plusieurs femmes dans le pays au moyen de visas de conjoint prolongés[307]. Les Ouest‑Africains étant les principaux à tirer parti de la politique ainsi que les Algériens et les Marocains dans une moins grande proportion[308], plus de 200 000 personnes vivaient dans des familles polygynes en France dans les années 1990. Ces familles se sont entassées dans des enclaves et dans les banlieues pauvres de Paris où elles formaient encore une majorité dans certaines communautés au début des années 2000[309].
Les lacunes d'une telle politique sont devenues visibles dans les années 1980 et au début des années 1990 lorsque les groupes de défense des droits des Africaines en France ont commencé à contester les mauvaises conditions de vie des femmes vivant dans des unions polygynes[310]. Un grand nombre des problèmes soulevés faisaient écho à ceux résumés dans ce rapport, y compris la compétition préjudiciable entre les femmes d'un même mari, la négligence envers la conjointe et le mariage précoce forcé. En outre, les atteintes à la vie privée étaient particulièrement aggravées dans le contexte français où les frais de logement rendaient les ententes de domicile séparé non viables économiquement pour la majorité des familles polygynes[311]. L'animosité découlant de l'aversion de la population de la France envers la pratique qu'ont souvent subie un grand nombre de femmes et d'enfants s'ajoute aux préjudices psychologiques et émotionnels ainsi qu'aux préjudices relatifs à la santé dont ont souffert les femmes vivant dans des unions polygynes[312]. En outre, les deuxième et troisième femmes polygynes éprouvaient parfois de la difficulté à obtenir des prestations d'assurance maladie et de sécurité sociale même si elles détenaient les documents de résidence et de travail adéquats. En réponse à cette accumulation de préjudices, certains groupes de défense des droits des femmes africaines ont commencé à faire pression sur le gouvernement pour que celui-ci modifie sa politique d'immigration en vue de dissuader la pratique de la polygynie[313].
Toutefois, la réponse légale de la France qui a suivi ces mesures a échoué, car les familles polygynes qui vivaient déjà en France devaient être protégées. Plutôt que d'affronter les problèmes de transition qui sont survenus lorsque la France a pris des mesures légitimes pour dissuader une pratique préjudiciable, le gouvernement a tenté d'éliminer la polygynie de façon rétroactive même s'il était à l'origine de l'autorisation, voire même l'encouragement de l'immigration de telles familles. La Loi Pasqua (nommée selon le ministre de l'Intérieur de l'époque, Charles Pasqua), qui a été promulguée en 1993, a modifié la politique d'immigration de façon à ce que des documents de travail et un visa de conjoint ne soient délivrés qu'à une seule épouse par immigrant[314]. Toutefois, l'aspect extrêmement troublant de la Loi était sa nature rétroactive.
Plutôt que d'appliquer la Loi Pasqua uniquement aux nouveaux immigrants, on l'appliquait de façon rétroactive aux familles polygynes qui vivaient déjà en France. Cette situation signifiait qu'à moins que les différentes épouses ne divorcent et ne se séparent physiquement de leurs ménages (ce que la majorité d'entre elles ne pouvaient pas se permettre), elles perdraient leurs documents de résidence et de travail ainsi que leurs prestations de sécurité sociale en plus de risquer la déportation[315]. La sévérité de la politique était atténuée seulement en raison des lois françaises, qui interdisent la déportation de parents dont les enfants sont nés en France[316]. Une circulaire publiée en 2000 a dénoncé davantage
l'injustice de la Loi en officialisant une politique évitant l'application des dispositions rétroactives à la première femme, mais pas aux femmes subséquentes. Cette politique a augmenté la précarité de la situation des femmes subséquentes. Étant donné que les familles polygynes en France et ailleurs sont souvent pauvres, le refus rétroactif de prestations de sécurité sociale pour les deuxièmes femmes était particulièrement dévastateur[317]. En plus, malgré les projets récents du gouvernement en vue d'assouplir la Loi en abaissant les normes pour les épouses polygynes relativement à l'obtention de permis de travail, « les mesures ne répareront pas les dommages[318] »
.
Par conséquent, il est évident que l'interdiction de la polygynie nécessite un équilibre soigné des droits et des intérêts pendant les étapes de transition afin de protéger les membres vulnérables des familles polygynes. La nature rétroactive de la loi française a omis de protéger les épouses en obligeant un grand nombre d'entre elles à la vie et au travail illégaux (« sans papiers »)[319]. En effet, une circulaire du ministre de l'Intérieur en date d'août 2000 et soutenant ces dispositions citait des documents « cohérents » du Conseil d'État selon lesquels les familles polygynes n'étaient pas concernées par l'article 8 de la Convention européenne portant sur la protection de la vie privée et familiale[320]. Ces arrêts sont clairement réfutés par la Commission européenne des droits de l'homme dans la conclusion ci-dessus de l'affaire Bibi,selon laquelle on a effectivement entravé le droit de la plaignante à la vie familiale de l'article 8 (même si, en bout de ligne, l'action était justifiée)[321]. Il est évident que la jurisprudence de la Commission européenne des droits de l'homme considère que les familles polygames ont le droit à la vie privée et familiale. Ceci étant dit, il appartient aux États comme la France de fournir un niveau de protection à de telles familles s'il y a lieu — la Loi Pasqua a échoué sur ce plan.
Cependant, en soutenant que l'exécution par la France de la Loi Pasqua viole les normes juridiques internationales contre la séparation involontaire des familles, des commentateurs comme Starr et Brilmayer ont fait preuve de prudence en se concentrant sur la nature rétroactive de la Loi. Ils indiquent clairement que cette demande :
ne doit pas faire l'objet d'une interprétation selon laquelle les lois françaises ne font aucune distinction entre les mariages polygames et monogamiques ni selon laquelle la France doit autoriser les mariages polygames[322].
Starr et Brilmayer établissent plutôt une distinction entre les lois qui restreignent la formation de certains types de famille et celles qui nécessitent une séparation familiale rétroactive. Ainsi, bien que le droit international interdise clairement aux États de restreindre la formation de certains types de famille (par exemple, les mariages interraciaux[323]), il ne les contraint pas à autoriser la formation d'unions polygynes. En fait, il les invite à éliminer la pratique. Bien qu'il n'y ait pas de consensus international sur les moyens les plus appropriés d'atteindre l'objectif, et ce, précisément en tenant compte du type de problèmes de transition auquel a été confrontée la France, les États s'entendent pourtant pour dire que la polygynie viole le droit des femmes d'être libre de toutes formes de discrimination.
La plupart des États reconnaissent la différence entre l'exclusion proactive et rétroactive. En fait, l'exclusion proactive des épouses multiples, même lorsque leur mariage a été célébré outre-mer de façon valide, constitue actuellement la norme dans de nombreux États de l'Ouest dont la France, les États-Unis et le Canada. Bien que le droit international interdise les politiques d'immigration discriminatoires à l'égard de la race, les commentateurs ont remarqué qu'aucune interdiction de cette nature ne s'applique aux familles polygynes[324].
Le CEDEF n'a émis aucune déclaration significative indiquant si les pays devraient établir la distinction entre les unions monogames et polygynes aux fins de l'immigration. Les problèmes de transition entourant la séparation involontaire des familles et la vulnérabilité particulière des femmes à qui l'on impose de rester dans leur pays d'origine pourraient expliquer pourquoi le consensus relatif à l'immigration est plus lézardé. Malgré l'absence d'une entente portant sur ces difficiles questions de transition, le solide consensus parmi les organes créés par traité, les États nationaux et le droit international en général devrait demeurer à l'égard du fait que la polygynie constitue une violation du droit des femmes d'être libres de toutes formes de discrimination et donc que la polygynie ne devrait pas être favorisée par les lois intérieures qui la permettent ou la reconnaissent dans certains ressorts.
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