Rapport de recherche
La polygynie et les obligations du Canada en vertu du droit international en matière de droits de la personne
Septembre 2006
VI. MOYENS D'INTERDIRE LA POLYGYNIE
A. Défis de la transition
1. Défis transitionnels des États qui veulent interdire la polygynie
L'un des plus grands défis auxquels font face les États qui veulent interdire et même faire disparaître la polygynie touche les inquiétudes liées au processus de transition. Parmi les inquiétudes associées à la transition, en plus de ce qui concerne l'immigration, les familles polygynes ont peur de ne plus pouvoir bénéficier des protections conjugales lorsque l'ordre judiciaire de leur pays décide d'interdire la pratique. La peur des épouses polygynes d'être laissées dans un vide juridique se fait sentir dans les domaines de l'entretien conjugal, de l'héritage, de la sécurité sociale, des prestations de maladie, des pensions alimentaires et de la garde des enfants. Ainsi, ces inquiétudes transitionnelles constituent un autre défi qui peut être surmonté par la création d'un consensus international relatif à l'élimination de la polygynie.
Dans l'histoire, ces types d'inquiétudes ont été bien documentés. Comme le révèle l'étude de Karen Knop sur le traitement de la polygynie au Cameroun au milieu du vingtième siècle, alors que le pays était régi par la Grande‑Bretagne, les préoccupations liées à la transition étaient au centre de la réticence britannique à interdire de façon draconienne la polygynie[424]. Le cas de Fon de Bikom, le roi polygyne d'une tribu de la région, a soulevé une réaction négative de la part de l'Alliance internationale sainte Jeanne d'Arc, une organisation catholique composée de femmes qui promeut l'égalité des femmes dans les colonies[425]. Cependant, l'administration de la Grande‑Bretagne craignait que l'interdiction soudaine de la pratique soit néfaste aux épouses de Fon ainsi qu'aux familles dont les filles avaient la possibilité de vivre près de lui[426]. On craignait également que l'interdiction soudaine entraîne des peurs liées à la superstition, et donne lieu à une objection farouche.
Par conséquent, la politique britannique a été formulée en ces termes : « réaliser une modification graduelle de la coutume tout en assurant la prévention des conséquences sur les individus[427] »
. De cette façon, l'administration britannique se concentrait seulement sur les unions polygynes où il y avait des preuves de vols d'enfants, de séquestration et de voies de fait, et elle se fiait sur l'influence continue exercée par les missionnaires et les responsables du gouvernement afin d'éroder la pratique[428]. Comme l'explique Knop, le traitement de la polygynie par les Britanniques a été double. Premièrement, la pratique a été qualifiée de problème culturel (ce qui pouvait être réglé en « civilisant » les
missionnaires et les responsables du gouvernement), et deuxièmement, on faisait la distinction entre la polygynie « acceptable » et celle inacceptable, selon le degré de contraintes existant dans les unions[429].
Les comptes rendus des Missions en visite sur les territoires sous tutelle de l'Afrique de l'Ouest permettent également de dégager certaines questions liées à la transition et à la culture qui doivent être considérées dans le traitement de la polygynie[430]. La Mission en visite sur les territoires sous tutelle de l'Afrique de l'Ouest de 1950 se disait contre l'application des normes occidentales à la culture ou aux coutumes africaines. Ses membres avaient constaté que la polygynie constituait une forme de sécurité sociale pour les femmes seules vulnérables dans les conditions économiques prévalant à ce moment[431]. Cependant, dans son analyse finale, la Mission en visite a conclu que « les effets néfastes de la polygynie et son incapacité à s'adapter aux
besoins d'une société en évolution »
étaient plus importants que sa signification morale et coutumière, et la Mission a demandé l'interdiction progressive mais rapide de la pratique[432]. Elle a recommandé aux responsables d'encourager l'élimination de la polygynie en faisant la promotion publique du droit des femmes et des filles de refuser de contracter un mariage forcé ainsi que leur droit d'en sortir. De plus, la Mission en visite a insisté sur l'importance d'informer les femmes et les filles de leur droit de quitter une union polygyne à leur guise[433].
Dans le contexte moderne, certains États ont tenté de diminuer la vulnérabilité juridique des personnes ayant déjà contracté des unions polygynes en reconnaissant celles qui avaient été contractées avant une certaine année ou avant l'adoption d'une nouvelle législation relative à la famille. Par exemple, la Côte d'Ivoire, l'un des seuls États qui a interdit la polygynie, reconnaît les mariages polygynes qui ont été contractés avant 1964[434]. Ce type d'inquiétude peut expliquer la répugnance des rédacteurs du protocole à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples relative aux droits de la femme en Afrique à interdire de façon explicite la polygynie. L'article 6 indique plutôt que :
la monogamie est encouragée comme forme préférée du mariage. [Les États doivent s'assurer que] les droits de la femme dans le mariage et au sein de la famille y compris dans des relations conjugales polygamiques sont défendus et préservés[435].
En l'espèce, on peut lire un encouragement à la monogamie combinée à un semblant de répugnance à interdire la polygynie qui font craindre que des droits de la femme, notamment ceux qui ont trait au mariage et à la famille, soient minés ou totalement ignorés.
2. Défis transitionnels des personnes qui veulent quitter une union polygyne
En plus des défis que doivent surmonter les États qui veulent interdire la polygynie tout en assurant la protection des personnes qui évoluent dans une famille polygyne, les personnes vivant dans des États qui interdisent depuis longtemps la pratique se heurtent à des obstacles importants lorsqu'elles veulent quitter une union ou une communauté polygyne pour entrer dans la société.
Par exemple, dans le contexte des mormons fondamentalistes, un rapport sur les droits de la personne publié par la New York University Law School Human Rights Clinic a fait état des nombreux obstacles auxquels doivent faire face les femmes et les filles qui quittent ces communautés, notamment des obstacles de nature économique, psychologique et juridique. Bien souvent, ces femmes et ces filles sont dans l'ignorance des structures sociales nécessaires pour assurer leur bien‑être psychologique et économique à l'extérieur de leur communauté[436].
Il existe un certain nombre de soucis juridiques à l'égard des femmes et des enfants qui quittent de telles unions, notamment en ce qui a trait à l'entretien conjugal, aux pensions conjugales/alimentaires et à l'héritage. Ainsi, comme l'a soutenu Nicholas Bala, il n'y a aucune raison de refuser d'offrir des protections juridiques aux épouses et aux enfants d'unions polygynes[437]. Si une épouse qui dépend financièrement d'une union polygyne tente de faire une revendication sur la propriété en vertu d'une fiducie constructive ou présente une requête à un tribunal pour recevoir une pension alimentaire pour conjoints ou pour enfants, elle devrait pouvoir bénéficier d'une protection judiciaire[438].
Cependant, les régimes de biens matrimoniaux provinciaux qui limitent le partage égal systématique des biens familiaux nets au moment de la rupture de la relation entre des personnes légalement mariées demeurent des préoccupations importantes. Bien que l'Ontario, le Yukon, les Territoires du Nord-Ouest et le Nunavut autorisent le partage égal des biens dans le cas d'unions polygames ayant célébré leur mariage dans un État étranger qui prévoit que la polygamie est visée par la définition d'« époux »[439], celui-ci ne s'appliquerait pas aux unions polygynes de facto formées au Canada. Il faudrait que les législatures provinciales qui n'ont pas en même temps prévu de façon expresse dans la définition du terme « époux » d'étendre leurs régimes de biens matrimoniaux et de pensions alimentaires pour conjoints aux époux polygynes de facto[440] et aux mariages polygynes de jure contractés dans un État étranger aux fins du partage égal des biens et des pensions alimentaires remédient à la situation. Étant donné que de nombreuses épouses polygynes n'auront pas enregistrés beaucoup de biens en leur nom pendant leur mariage de facto, leur incapacité d'avoir recours aux régimes de partage des biens matrimoniaux les rend particulièrement vulnérables au moment de la rupture du mariage. C'est le cas dans l'affaire Bountiful, par exemple, où les femmes n'ont pas la permission de posséder des biens.
Dans les systèmes où les mariages polygynes sont permis en vertu de lois parallèles coutumières ou religieuses, le fait d'assurer la continuation du soutien conjugal et/ou une compensation pour les biens lors de la séparation du couple ou de la mort d'un conjoint est particulièrement difficile. Une affaire se déroule actuellement en Afrique du Sud, où le demandeur demande la reconnaissance des mariages polygynes musulmans à des fins de compensation aux termes de la Intestate Succession Act et de la Maintenance of Surviving Spouses Act[441]. Le Women's Legal Center de l'Afrique du Sud soutient que la réglementation du tribunal de grande instance offrirait une meilleure protection pour les épouses que celle du Muslim Judicial Council, dont les décisions sont souvent inapplicables[442].
En plus de ces inquiétudes juridiques, les enseignements religieux selon lesquels le fait de quitter une union ou une communauté polygyne conduit à la damnation spirituelle peuvent entraîner de graves conséquences psychologiques. Plus inquiétant encore, aux États-Unis, des rapports font état de filles mineures qui auraient fui leur communauté polygyne après qu'on les eut forcées à contracter un mariage et qui ont ensuite été reconduites à leur famille par des employés chargés de l'application de la loi[443]. Bien que l'existence de ce type de cas n'ait pas été confirmée chez les Bountiful de la Colombie‑Britannique, la répugnance actuelle des responsables canadiens à engager des poursuites pour des crimes liés à la polygynie entraîne le même problème transitionnel que celui des États-Unis, à savoir que les filles et les femmes hésitent à quitter leur communauté, car elles craignent que leurs droits de la personne ne soient pas protégés par les instances gouvernementales.
Dans l'analyse de ces inquiétudes transitionnelles, en particulier des obstacles auxquels font face les femmes et les enfants qui quittent les familles ou communautés polygynes, des mesures temporaires spéciales peuvent se révéler nécessaires à la réalisation de l'égalité transformatrice de fait qui constitue le but premier de la Convention de la femme. Les mesures temporaires spéciales sont des mesures positives et valides pour une certaine période conçues pour augmenter les chances des groupes désavantagés par rapport aux autres[444]. L'objectif premier de ces mesures est d'intégrer les membres de ces groupes dans l'ensemble de la société culturelle, économique et civile. Les désavantages qu'endurent depuis longtemps les femmes et les enfants des communautés comme celle des Bountiful (C.‑B.) ainsi que les obstacles importants auxquels elles font face lorsqu'elles veulent réintégrer la société en général sont révélateurs de la nécessité de telles mesures temporaires spéciales.
En mettant en relief le moment où l'application de telles mesures est autorisée, le paragraphe 4(1) de la Convention de la femme stipule que :
L'adoption par les États parties de mesures temporaires spéciales visant à accélérer l'instauration d'une égalité de fait entre les hommes et les femmes n'est pas considéré comme un acte de discrimination tel qu'il est défini dans la présente Convention, mais ne doit en aucune façon avoir pour conséquence le maintien de normes inégales ou distinctes; ces mesures doivent être abrogées dès que les objectifs en matière d'égalité de chances et de traitement ont été atteints.
Le paragraphe 4(1) fait donc la distinction entres les mesures temporaires spéciales acceptables qui visent à l'instauration de l'égalité de fait entre les genres et les mesures permanentes pouvant mener au maintien de normes discriminatoires. Même si le contenu du paragraphe 4(1) ne semble pas imposer une obligation positive aux États parties d'adopter de telles mesures, on peut avancer que l'objet et le but de la Convention de la femme, soit d'éliminer toute forme de discrimination à l'égard des femmes, comporte à cet égard des obligations positives aux États[445].
D'ailleurs, dans sa recommandation générale no 5, le CEDEF révèle « qu'il demeure nécessaire d'agir pour pleinement appliquer la Convention grâce à la mise en œuvre de mesures visant à favoriser l'égalité de fait entre hommes et femmes[446] ». Dans ce but, le CEDEF recommande :
aux États parties de recourir davantage à des mesures temporaires spéciales telles qu'une action positive, un traitement préférentiel ou un contingentement pour favoriser l'intégration des femmes à l'éducation, à l'économie, à l'activité politique et à l'emploi[447].
En ajout à la nécessité de créer des mesures positives pour faciliter l'intégration des femmes dans la société, le CEDEF, dans sa recommandation générale no 25 sur les mesures temporaires spéciales, précise que les États parties ont trois obligations fondamentales qui sont au centre de la lutte contre la discrimination à l'égard des femmes :
La première de ces obligations est de garantir l'absence de toute discrimination directe ou indirecte dans la loi et de faire protéger les femmes de toute discrimination — de la part des autorités, du pouvoir judiciaire, des organismes, des entreprises et des particuliers — dans le domaine public ou privé, par des tribunaux compétents, des sanctions et des voies de recours.
La deuxième obligation est d'améliorer la condition féminine de fait par des politiques et des programmes concrets et effectifs.
Et la troisième d'aménager les relations qui prédominent entre les sexes et de lutter contre la persistance des stéréotypes fondés sur le sexe qui sont préjudiciables aux femmes et dont les effets se manifestent non seulement sur le plan des comportements individuels mais également dans la législation, les structures juridiques et sociales et les institutions[448].
Lorsque l'on parle de mesures temporaires spéciales, on parle souvent de politiques en matière d'emploi, de politique, d'économie ou d'éducation, comme par exemple l'« action affirmative » des États-Unis ou les schémas de « réserve » en Inde[449]. Il est cependant important de noter que la nature et la fonction des mesures temporaires spéciales vont au‑delà de ces domaines et s'étendent à toutes les sphères de la vie où il y a de la discrimination, y compris au sein de la famille. L'alinéa 2c) de la Convention de la femme exige des États parties qu'ils s'engagent à :
Instaurer une protection juridictionnelle des droits des femmes sur un pied d'égalité avec les hommes et garantir, par le truchement des tribunaux nationaux compétents et d'autres institutions publiques, la protection effective des femmes contre tout acte discriminatoire…
En ce qui concerne la transition vers l'interdiction de la polygynie, l'État canadien devrait adopter plusieurs mesures temporaires afin d'assurer que les femmes et les filles qui quittent les familles ou les communautés polygynes soient protégées efficacement de la violation de leurs droits de la personne et des actes discriminatoires, ce qui n'est pas le cas en ce moment, et qu'elles soient soutenues dans leur pleine intégration à la société[450]. Parmi ces mesures, on compte :
- la conduite d'une enquête interministérielle sur la polygynie et les abus qui y sont associés chez les Bountiful de la Colombie‑Britannique et ailleurs au Canada, jusqu'à l'élimination de ces abus (accent sur la tâche du procureur général d'engager des poursuites relatives aux infractions criminelles commises dans ces communautés)
- l'élaboration de principes directeurs en matière de genre, de religion et de culture destinés aux agents chargés de l'application de la loi et des travailleurs sociaux qui enquêtent sur des affaires de familles polygynes
- la révision et la modification des lois provinciales actuelles relatives à la famille ayant trait aux biens matrimoniaux et aux pensions alimentaires afin d'assurer que les femmes, de jure ou de facto, qui quittent un milieu polygyne puissent être automatiquement admissibles à une pension alimentaire, le cas échéant, et au partage égal des biens familiaux nets
- la formation des responsables de l'application de la loi, des autorités en matière de services sociaux, des professionnels de la santé, des juges, des avocats et des enseignants en ce qui a trait aux caractéristiques des abus engendrés par la polygynie et qui sont commis dans les familles polygynes, jusqu'à ce que les objectifs de la formation soient atteints[451]
- la gratuité de l'aide juridique pour les femmes qui quittent une communauté ou une relation polygyne, jusqu'à l'élimination de la polygynie
- des campagnes d'éducation du public sur la polygynie et les violations des droits de la personne qu'elle entraîne, qui se prolongeraient jusqu'à l'élimination de la polygynie
- la création d'un groupe de travail au sein du ministère de la Justice du Canada qui existerait pendant un certain temps et qui coordonnerait les politiques gouvernementales et offrirait de l'aide dans le cadre des poursuites relatives aux infractions criminelles associées à la polygynie
- une formation destinée aux conseillers scolaires à propos des conséquences de la polygynie sur les jeunes filles, et qui serait donnée tant que la polygynie existe; au sein des Bountiful de la Colombie‑Britannique, il faudrait engager un conseiller qui ne ferait pas partie de la communauté afin que les élèves apprennent certaines connaissances élémentaires qui ne sont pas abordées dans le programme régulier[452]
- la prestation et le financement de services de soutien destinés aux personnes qui désirent quitter une relation ou une communauté polygyne jusqu'à l'élimination de la polygynie, parmi lesquels on compterait notamment :
- des maisons d'hébergement offrant des séjours allant jusqu'à 90 jours, où il serait possible de bénéficier des services de conseillers ayant une formation sur ces types de conditions familiales[453]
- aide relative aux connaissances élémentaires, comme la gestion d'un budget et d'affaires personnelles
- counseling à propos de la violence sexuelle, de l'inceste, des deuils et des séparations de la famille.
Il est évident que l'enquête actuellement en cours menée par le gouvernement de la Colombie‑Britannique constitue un pas important dans la détermination de l'étendue des abus allégués par des femmes et des enfants de la communauté des Bountiful. La détermination des services sociaux spécialisés nécessaires pour soutenir les victimes d'abus à l'intérieur d'une communauté, initiative à laquelle participe le Ministry of Children and Family Development, contribuera à mieux traiter les besoins des femmes et des filles que ne le ferait une enquête fondée sur l'application de la loi[454]. Comme le suggère le rapport de Palmer intitulé « Life in Bountiful », l'implication de la GRC, elle, devrait servir à mettre en évidence le caractère criminel des mariages forcés des adolescentes et de la polygamie illégale existant au sein de la communauté[455]. Finalement, bien que le Ministry of Advanced Education, Training and Technology se soit engagé, en juillet 2004, à élargir la portée des inspections qu'il effectue dans les écoles[456], il est troublant de constater qu'en décembre 2004, le financement annuel provincial destiné aux écoles des Bountiful a encore une fois été accordé[457].
B. Équilibrer le respect des contextes culturels et religieux et la protection des droits de la personne
Dans l'application du principe dynamique de l'interprétation des traités au contexte de la polygynie et du droit international conventionnel, il est essentiel de déterminer ce qui constitue les « conditions actuelles » modernes. L'une des façons les plus efficaces d'y arriver est d'examiner la manière dont d'autres appareils judiciaires analysent certains types de pratique, surtout dans le contexte d'un traité donné.
En ce concerne la polygynie, la jurisprudence récente de l'Afrique offre un aperçu utile pour la détermination de telles conditions. La jurisprudence indique non seulement les tendances régionales spécifiques à cette région dans des affaires impliquant des pratiques coutumières discriminatoires, mais elle révèle également de façon plus générale certains moyens accessibles aux corps législatifs et aux tribunaux pour éliminer les pratiques discriminatoires dans le respect de la culture. La jurisprudence de l'Afrique est particulièrement instructive, car elle implique souvent l'équilibre entre les valeurs culturelles et les droits à l'égalité, une tâche particulièrement ardue pour les tribunaux d'ordres juridiques parallèles. En général, les tendances juridiques africaines indiquent un désir d'assurer le respect des droits constitutionnels à l'égalité, ce qui est réalisé par la primauté accordée au droit législatif quand les lois coutumières entrent en conflit avec lui, par le biais de la répugnance à l'analyse en vertu de la justice naturelle[458] ou d'une approche équilibrée.
La répugnance envers l'approche de la justice naturelle, nourrie par le raisonnement du droit international en matière de droits de la personne, transparaît dans l'affaire David Tchakokam c. Koeu Madeleine[459], une affaire camerounaise où a été rejetée la requête du demandeur d'obtenir un ordre du tribunal afin de pouvoir épouser la veuve de son frère en vertu du lévirat. Le tribunal a déclaré que la pratique du lévirat (une veuve doit épouser un des frères de son mari décédé, car le prix de la femme payé par la famille du mari doit demeurer dans la famille) était contraire au droit législatif, contrevenait à l'article 16 de la Convention de la femme et répugnait à la justice naturelle[460].
Si le dénouement de l'affaire David Tchakokam s'accorde avec les normes du droit international en matière de droits de la personne qui interdisent les pratiques néfastes et discriminatoires, il soulève néanmoins des questions en ce qui a trait à la « répugnance à l'approche de la justice naturelle ». Spécialement dans le contexte africain, certains théoriciens soutiennent que la doctrine de la répugnance, lorsqu'appliquée aux pratiques coutumières, constitue un prolongement de l'oppression coloniale et du chauvinisme[461]. Cette doctrine a été appliquée dans l'affaire Mojekwu c. Mojekwu[462], dans laquelle le frère d'un mari décédé convoitait la succession de son frère à l'exception de la fille de ce
dernier. Dans son raisonnement, la Cour a exprimé qu'elle n'avait « pas [eu] de difficultés à soutenir que la coutume Oli-ekpe des Nnewi [était] répugnante à la justice naturelle, à l'égalité et à la bonne conscience[463] »
. Des spécialistes ont demandé pourquoi la Cour avait choisi d'appliquer la doctrine de la justice naturelle alors qu'elle avait déjà déclaré que la coutume était inconstitutionnelle[464]. Toutefois, il se peut que dans cette affaire, la Cour ait utilisé l'approche de la répugnance à la justice naturelle pour renforcer l'interdiction de la pratique en vertu de la Constitution. Dans le cadre canadien, il existe un besoin semblable de sensibilité à la culture et la coutume, mais on doit garantir le respect des droits
de la personne des femmes.
Une approche différente de celle de la doctrine de la répugnance a été utilisée dans une récente décision rendue par le South African Constitutional Court dans l'affaire Bhe c. Magistrat, Khayelitsha et autres[465], dans laquelle la Cour a rejeté l'application du droit coutumier en ce qui a trait à la primogéniture masculine (droit exclusif du premier fils sur le plan successoral) tout en respectant les normes culturelles et coutumières qui régissent ce principe. Notant que « la majorité des Africains n'a[vait] pas renoncé à leurs cultures traditionnelles[466] »
, la Cour a effectué un « exercice d'équilibre » afin de tenir compte à la fois de la culture traditionnelle et des droits de la personne.
Le respect de notre diversité et le droit des communautés de vivre et d'être régies par le droit autochtone doivent être équilibrés par le besoin de protéger les membres les plus vulnérables d'une famille. Le souci primordial doit être de le faire d'une manière qui soit juste et équitable. Plus important encore, l'intérêt des mineurs et des autres personnes à charge d'un défunt doit être primordial[467].
Grâce à cette approche équilibrée, la Cour a été capable à la fois de tenir compte des traditions africaines qui constituent le droit coutumier et de reconnaître que les membres d'une famille, spécialement les plus vulnérables, devaient bénéficier d'une protection juridique contre les pratiques discriminatoires en matière de succession.
Ce type de raisonnement peut être appliqué de la même façon à la polygynie. La législation ou la jurisprudence en vertu desquelles la pratique est interdite doivent être sensibles aux traditions culturelles et religieuses qui l'autorisent, du moins selon certaines interprétations, tout en reconnaissant qu'elle asservit les femmes et contrevient à leur droit d'être protégées contre toute forme de discrimination. De plus, il est essentiel que les tribunaux et les corps législatifs soient attentifs au fait qu'il se peut que les principes d'impartialité et d'égalité de ces mêmes traditions culturelles et religieuses soient étouffés par les interprétations patriarcales.
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