Musée des beaux-arts du Canada / National Gallery of Canada

Bulletin Annuel 4, 1980-1981

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James Ensor: Squelettes à l'atelier

par Gert Schiff


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Dans une peinture dont la Galerie nationale du Canada (1) vient de faire l'acquisition, Ensor présente un coin de son atelier-mansarde (fig. 1). Par la fenêtre percée dans le mur de gauche, on aperçoit le boulevard Van Iseghem qui fait lui-même l'objet d'un dessin magistral (fig. 2; le couvent aux pignons superposés a été démoli au cours des années vingt).

L'atelier d'Ensor était situé dans la mansarde au cinquième étage de sa maison au coin du boulevard Van Iseghem et de la rue de Flandre. En réalité, Ensor devait s'étirer pour voir la rue à travers les petites fenêtres. (2) Sur le rebord de la fenêtre sont posés un violon et un panier; dessous, on peut voir un carton vert renfermant des dessins. Pour aplanir l'espace, Ensor a agrandi l'angle formé par le mur de gauche et celui du fond et brouillé leur point de rencontre. Le point central du mur du fond est une nature morte disposée sur une console Empire et caractéristique du style d'Ensor. Le peintre a aligné les objets sur une table selon une horizontale parallèle au plan du tableau, disposition qu'il a déjà utilisée pour un grand nombre de ses natures mortes (voir fig. 3). Les différentes porcelaines, l'assiette de cuivre, le chandelier, la conque et le masque grimaçant sont également présents dans plusieurs autres oeuvres; seule la statuette polychrome de la Vierge à l'Enfant en faïence de Nevers est originale. Cette nature morte est surmontée de différents objets pendus en trois rangées verticales. On y voit notamment à gauche le masque blanc d'un Pierrot, un bout de papier portant l'inscription « Mort aux Conformes » et une louche; au centre se trouve un masque oriental exprimant la terreur, ainsi qu'une cafetière; à droite, on distingue une autre louche accrochée au cadre d'une fenêtre condamnée et, à côté, une cafetière plus petite et, plus bas, un crucifix de petite taille. Enfin, on remarque l'empreinte rose d'une main d'enfant (sur le même plan vertical que le masque de Pierrot et l'inscription). Sous la console, on trouve un arrangement de pichets, de vases et de pots à demi cachés par un deuxième carton couvert de velours bleu déchiré, et une grosse cruche verte en majolique décorée d'un motif floral. Près de la table, une palette est posée contre une armoire dont les battants sont décorés de fleurs et d'oiseaux rouge et bleu imitant le style japonais. Sur l'armoire sont posés des livres, des boîtes à cigares, une mallette et divers autres articles. Devant, se trouve une chaise sur laquelle on a posé un moulin à café. Sur le solon aperçoit un coussin brodé, une palette, deux pinceaux et des couleurs dont Ensor s'est peut-être servi au cours de sa dernière séance de travail, un livre ouvert et retourné, un coquillage et une cruche multicolore.

Ce paisible atelier a été le champ de bataille de spectres. Des squelettes tout habillés et des crânes affublés de curieux accessoires: haillons, foulards colorés, lambeaux de drap en guise de corps, gisent par terre, se reposant après le combat.

Ensor est autant le peintre des squelettes que celui des masques. Dans la boutique de souvenirs de sa mère, on retrouvait des masques en vente durant le carnaval de même que divers articles de plage dont des coquillages, des bateaux dans des bouteilles et des plantes marines séchées. Même aujourd'hui, le visiteur peut voir quelques-uns de ces masques dans la boutique ainsi que dans le salon d'Ensor qui font maintenant partie du musée Ensor. De plus, il est possible d'identifier certains de ces masques avec ceux apparaissant dans quelques-unes de ses meilleures toiles. Les squelettes étaient de mise au carnaval d'Ostende ainsi que les charades mimées par Ensor et son ami, Ernest Rousseau fils. Ils se firent photographier dans les dunes, représentant des cannibales rongeant des ossements humains ou se querellant en duel avec des morceaux de squelettes qu'ils auraient bien pu trouver sur place. En 1601-1604, le siège espagnol d'Ostende avait fait plus de 130 000 victimes parmi la population néerlandaise et jusqu'au début du XXe siècle, on continuait de trouver des restes humains de cet événement: « Les restes humains trouvés sur les plages et même en ville devinrent aussi familiers que le bois flotté ou les coquillages partiellement enterrés dans le sable. » (3) Ceci explique l'usage fréquent de squelettes dans les peintures d'Ensor.

Une photographie de lui-même dans son atelier, ainsi que la peinture intitulée: Le peintre squelettisé dans son atelier (toutes deux vers 1896-1900; fig. 4 et 5) attestent qu'on trouvait bel et bien des crânes parmi les objets de son atelier. La figure 5 révèle qu'à l'occasion, ces crânes pouvaient s'animer, rongeant les pinceaux ébouriffés ou jetant des regards méchants de leurs yeux exorbités. Pour reprendre un vers de Shadows, poème en prose d'Edgar Allan Poe, son écrivain préféré, les crânes donnent l'impression de « prendre autant d'intérêt à [ses] réjouissances que les morts aux réjouissances de ceux qui vont mourir. » Ce sont d'abord les yeux qui indiquent que les crânes cessent d'être inanimés et se changent en spectres. Toutefois, il leur faut un corps complet et vêtu pour acquérir toute leur substance. Les accessoires dont sont dotés les crânes dans Squelettes à l'atelier semblent représenter une étape rudimentaire dans le processus de l'accession à la matérialité. Les masques d'Ensor passent sans cesse d'un mode d'existence à un autre. Simples déguisements de carnaval au départ, ils prennent vie sous forme de démons tapis ou de véritables personnages dont les traits caricaturaux reflètent la laideur morale. (4) Les masques sont les projections de sa misanthropie et de ses sentiments de persécution. Ses crânes et ses squelettes ne reconstituent pas simplement l'image universelle de la mort, mais représentent souvent lès détracteurs du peintre - ses critiques. Dès sa plus tendre enfance, Ensor est hanté par la mort. « Notre corps, a-t-il coutume de dire, nous donne l'exemple d'une dégringolade à partir de la vingtième année. Nous sommes faits pour descendre et non pas pour monter. » (5) C'est dans cet esprit qu'il exécute, à 28 ans, l'esquisse intitulée Mon Portrait en 1960 (1888; fig. 6); il s'est plus d'une fois représenté sous les traits d'un Peintre squelettisé. (6)

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