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James Ensor: Squelettes à l'atelier
par Gert Schiff
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Dans Squelettes à
l'atelier, le peintre s'est absenté et les spectres en ont profité.
Un grand squelette vêtu d'une somptueuse robe écarlate et de
bottes est accroupi dans le coin gauche, ses mains osseuses agrippées
à son genou gauche. Un hareng pend hors de ses dents serrées; un
autre hareng est tombé entre ses pieds comme s'il avait été excrété.
Sa compagne, vêtue d'un kimono richement brodé et portant des
chaussures blanches, est appuyée sur les coudes et a également
un hareng entre les dents. Trois oignons semblent aussi composer
leur repas. En face du couple, une forme qui pourrait être le crâne
d'une créature hybride mi-poisson mi-oiseau ou bien un crâne
humain réduit en bouillie risque un coup d'oeil de dessous le
coussin; des bouts de doigts et la pointe d'un couteau laissent
supposer qu'il est lui aussi doté d'un « corps ». Il en est de même
du crâne que l'on aperçoit derrière le carton vert; il appartient
à une femme, car un bout de sa jupe plissée rose dépasse. Les
autres semblent ne posséder rien d'autre que les accessoires
rudimentaires dont on a déjà parlé. Un spectre portant un foulard
à rayures bleues et blanches lance un regard vindicatif à l'héroïne
au kimono. Un crâne n'ayant qu'un drap en guise de corps se repose
derrière le carton à la couverture déchirée. Le spectateur
pourrait facilement ne pas remarquer le crâne qui surgit du mur, à
l'extrême gauche, au-dessus de la tête du maître à la robe écarlate.
Il se pourrait également qu'au premier abord un autre crâne lui échappe,
celui juché sur la malette, occupé à mordre la queue d'un chat
blanc. « Un appétit insatiable caractérise les squelettes
d'Ensor; il donne à leur cruauté une dimension pathétique et
futile. » (7) Il est évident que ces spectres se sont exténués
dans une bataille féroce d'où la créature en rouge et sa
compagne sont sortis victorieux. Ils sont couverts de sang, tout
comme le couteau taché de sang près de la compagne qui porte de
profondes blessures au front. De leurs yeux exorbités, les crânes
vaincus lancent des regards imprégnés de méchanceté. La pomme de
discorde était, bien sûr, les harengs.
Quiconque connaît bien le symbolisme intime d'Ensor en saisit
d'emblée la signification. À partir de l'homophonie entre
« hareng-saur » et « art Ensor », le peintre, badin, fait du hareng
le symbole intime de son art. Dans une oeuvre exécutée en 1892
et intitulée La Vierge consolatrice, (8) un hareng se trouve sur le
plancher parmi les pinceaux du peintre qui rend hommage à une
apparition de la Vierge dont il vient de peindre l'icône. Dans Les
cuisiniers dangereux
(1896), (9) satire de ses critiques, l'artiste
peint entre autres Octave Maus, fondateur du groupe artistique
« Les XX » dont le jury n'a cessé de refuser les
oeuvres du peintre.
Le personnage porte une assiette dans laquelle la tête du hareng a
été remplacée par celle d'Ensor. La peinture intitulée
Squelettes se disputant un hareng-saur
(1891; fig. 7) a un rapport
direct avec Squelettes à l'atelier
puisqu'on y voit deux
squelettes, en fait deux critiques, se disputer l'art d'Ensor et
le déchirer littéralement, chacun voulant être responsable de sa
mort. (10)
Leur « dispute » est illustrée par les squelettes dans l'oeuvre
à l'étude. L'inscription « Mort aux Conformes » corrobore le
fait que les squelettes symbolisent les critiques incapables
d'accepter un art non conformiste comme celui d'Ensor. Cette malédiction
exprime la haine qu'éveillent chez l'artiste l'ignorance et la méchanceté
de ses critiques. La peinture révèle d'autres signes de la vulnérabilité
du peintre. Comme nous l'avons fait remarquer ailleurs, (11) le masque
de Pierrot représente l'alter ego
du peintre, comme celui-ci se
costumait fréquemment en Pierrot lors de séances d'improvisation
avec Ernest Rousseau. Dans la plupart des toiles, ce Pierrot est un
observateur amusé et parfois espiègle, mais toujours détaché
de ce qui se passe autour de lui. Ici cependant, quelques taches
rouges ont transformé son visage ironique en un masque de douleur
qui pleure et bave le sang. Ainsi, le masque témoigne de la
blessure, toujours ouverte, que le peintre a subie de la part de ses
critiques.
Mais Squelettes à l'atelier
a été exécuté en 1900 et les biographes reconnaissent unanimement que le changement de siècle a
permis à la carrière d'Ensor de prendre un tournant favorable. Déjà
aux environs de 1888, les meilleurs des jeunes écrivains belges -
Verhaeren, Maeterlinck, Eeckhoud et surtout Eugène Demolder -
étaient
devenus ses complices et ses alliés dans la lutte qu'il menait pour
s'imposer. En 1898-1899, à l'instigation de Demolder, la revue
parisienne La Plume
organise une rétrospective de l'oeuvre d'Ensor
qu'elle fait suivre d'un numéro spécial consacré à son art. Cela
permet à Ensor d'effectuer presque une percée. À partir de ce
moment, lentement mais sûrement, le nombre des ventes de tableaux
augmente. Selon un processus encore plus lent, l'hostilité de la
critique artistique officielle se mue en une reconnaissance du
talent d'Ensor, mais accordée de mauvaise grâce. Quatre années
plus tard, le roi Léopold le fait chevalier. Pourquoi alors dans
Squelettes à l'atelier
ne décèle-t-on pas un nouvel espoir, mais
plutôt la présence opiniâtre et douloureuse de tristesses passées?
C'est qu'il a fallu beaucoup de temps à Ensor pour purger son âme
de toutes les rebuffades et humiliations essuyées au début de sa
carrière; il y a dépensé toute son énergie. Évidemment, il était
difficile d'oublier une attitude comme celle du groupe « Les XX »
qui, en 1889, avaient non seulement refusé d'exposer son oeuvre
L'Entrée du Christ à Bruxelles, mais également mis son expulsion
aux voix; Ensor est resté grâce à une seule voix, la sienne. Même
indésirable, il avait besoin de ce groupe car il n'avait aucune
chance d'exposer ou de promouvoir son oeuvre en dehors d'eux. Il
devait être tout aussi douloureux de se souvenir du désespoir qui,
en 1893, lui avait fait prendre la décision de mettre en vente à
un prix dérisoire tout le contenu de son atelier - en dépit de ses
efforts et de ceux de ses amis, il n'eut pas un seul client! On peut
ajouter à cela les tracasseries de sa mère et de sa tante qui
voulaient le voir faire quelque chose d'utile et n'attachaient pas
la moindre valeur à ses peintures. Tout cela avait miné la résistance
de l'artiste. Il était devenu dépressif, doutait de lui et versait
sur ses malheurs des larmes amères, tout comme Pierrot, son alter
ego...C'est pourquoi les louanges inattendues de ses anciens détracteurs
ne furent pas pour lui source de joie mais de méfiance, car il
s'attendait toujours à de nouvelles marques d'incompréhension ou
de méchanceté. (12) Pendant ses années noires, il avait pris la déplorable
habitude de comparer ses souffrances à la Passion du Christ. (13) En
1923-1924, pourtant couvert d'honneurs et faisant l'objet d'une
admiration internationale, Ensor est une fois de plus enclin à
s'apitoyer sur son sort; il se peint sous les traits du Christ
portant la Croix. (14) Cependant, c'est à partir de 1900 exactement
qu'un élément vient aggraver sa tragédie: incontestablement, sa
puissance créatrice faiblit à mesure que les circonstances extérieures
tournent en sa faveur. Son rythme de production diminue et, à part
dans quelques chefs-d'oeuvre, sa technique se relâche et son
imagination s'émousse au point que ses peintures ne sont que de
sombres répétitions sinon des parodies d'oeuvres antérieures.
Vu sous cet angle, non seulement Squelettes à l'atelier
témoigne
de la persistance des douleurs passées, mais possède également
une valeur prémonitoire. Le peintre s'est peut-être dit: « Et si
mes ennemis avaient réellement fait un sort à ma créativité? Et
si mes oeuvres ne retrouvaient jamais leur excellence d'autrefois?
» Dans cette optique, la bataille des squelettes peut symboliser
la dégradation de son art. Le masque oriental à l'expression
terrifiée, voisin du Pierrot, incarne peut-être l'angoisse qui
habite le peintre.
L'oeuvre recèle-t-elle des signes d'espoir?
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