Musée des beaux-arts du Canada / National Gallery of Canada

Bulletin Annuel 4, 1980-1981

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James Ensor: Squelettes à l'atelier

par Gert Schiff


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Dans Squelettes à l'atelier, le peintre s'est absenté et les spectres en ont profité. Un grand squelette vêtu d'une somptueuse robe écarlate et de bottes est accroupi dans le coin gauche, ses mains osseuses agrippées à son genou gauche. Un hareng pend hors de ses dents serrées; un autre hareng est tombé entre ses pieds comme s'il avait été excrété. Sa compagne, vêtue d'un kimono richement brodé et portant des chaussures blanches, est appuyée sur les coudes et a également un hareng entre les dents. Trois oignons semblent aussi composer leur repas. En face du couple, une forme qui pourrait être le crâne d'une créature hybride mi-poisson mi-oiseau ou bien un crâne humain réduit en bouillie risque un coup d'oeil de dessous le coussin; des bouts de doigts et la pointe d'un couteau laissent supposer qu'il est lui aussi doté d'un « corps ». Il en est de même du crâne que l'on aperçoit derrière le carton vert; il appartient à une femme, car un bout de sa jupe plissée rose dépasse. Les autres semblent ne posséder rien d'autre que les accessoires rudimentaires dont on a déjà parlé. Un spectre portant un foulard à rayures bleues et blanches lance un regard vindicatif à l'héroïne au kimono. Un crâne n'ayant qu'un drap en guise de corps se repose derrière le carton à la couverture déchirée. Le spectateur pourrait facilement ne pas remarquer le crâne qui surgit du mur, à l'extrême gauche, au-dessus de la tête du maître à la robe écarlate. Il se pourrait également qu'au premier abord un autre crâne lui échappe, celui juché sur la malette, occupé à mordre la queue d'un chat blanc. « Un appétit insatiable caractérise les squelettes d'Ensor; il donne à leur cruauté une dimension pathétique et futile. » (7) Il est évident que ces spectres se sont exténués dans une bataille féroce d'où la créature en rouge et sa compagne sont sortis victorieux. Ils sont couverts de sang, tout comme le couteau taché de sang près de la compagne qui porte de profondes blessures au front. De leurs yeux exorbités, les crânes vaincus lancent des regards imprégnés de méchanceté. La pomme de discorde était, bien sûr, les harengs.

Quiconque connaît bien le symbolisme intime d'Ensor en saisit d'emblée la signification. À partir de l'homophonie entre 
« hareng-saur » et « art Ensor », le peintre, badin, fait du hareng le symbole intime de son art. Dans une oeuvre exécutée en 1892 et intitulée La Vierge consolatrice, (8) un hareng se trouve sur le plancher parmi les pinceaux du peintre qui rend hommage à une apparition de la Vierge dont il vient de peindre l'icône. Dans Les cuisiniers dangereux (1896), (9) satire de ses critiques, l'artiste peint entre autres Octave Maus, fondateur du groupe artistique 
« Les XX » dont le jury n'a cessé de refuser les oeuvres du peintre. Le personnage porte une assiette dans laquelle la tête du hareng a été remplacée par celle d'Ensor. La peinture intitulée Squelettes se disputant un hareng-saur (1891; fig. 7) a un rapport direct avec Squelettes à l'atelier puisqu'on y voit deux squelettes, en fait deux critiques, se disputer l'art d'Ensor et le déchirer littéralement, chacun voulant être responsable de sa mort. (10)

Leur « dispute » est illustrée par les squelettes dans l'oeuvre à l'étude. L'inscription « Mort aux Conformes » corrobore le fait que les squelettes symbolisent les critiques incapables d'accepter un art non conformiste comme celui d'Ensor. Cette malédiction exprime la haine qu'éveillent chez l'artiste l'ignorance et la méchanceté de ses critiques. La peinture révèle d'autres signes de la vulnérabilité du peintre. Comme nous l'avons fait remarquer ailleurs, (11) le masque de Pierrot représente l'alter ego du peintre, comme celui-ci se costumait fréquemment en Pierrot lors de séances d'improvisation avec Ernest Rousseau. Dans la plupart des toiles, ce Pierrot est un observateur amusé et parfois espiègle, mais toujours détaché de ce qui se passe autour de lui. Ici cependant, quelques taches rouges ont transformé son visage ironique en un masque de douleur qui pleure et bave le sang. Ainsi, le masque témoigne de la blessure, toujours ouverte, que le peintre a subie de la part de ses critiques.

Mais Squelettes à l'atelier a été exécuté en 1900 et les biographes reconnaissent unanimement que le changement de siècle a permis à la carrière d'Ensor de prendre un tournant favorable. Déjà aux environs de 1888, les meilleurs des jeunes écrivains belges - Verhaeren, Maeterlinck, Eeckhoud et surtout Eugène Demolder - étaient devenus ses complices et ses alliés dans la lutte qu'il menait pour s'imposer. En 1898-1899, à l'instigation de Demolder, la revue parisienne La Plume organise une rétrospective de l'oeuvre d'Ensor qu'elle fait suivre d'un numéro spécial consacré à son art. Cela permet à Ensor d'effectuer presque une percée. À partir de ce moment, lentement mais sûrement, le nombre des ventes de tableaux augmente. Selon un processus encore plus lent, l'hostilité de la critique artistique officielle se mue en une reconnaissance du talent d'Ensor, mais accordée de mauvaise grâce. Quatre années plus tard, le roi Léopold le fait chevalier. Pourquoi alors dans Squelettes à l'atelier ne décèle-t-on pas un nouvel espoir, mais plutôt la présence opiniâtre et douloureuse de tristesses passées?

C'est qu'il a fallu beaucoup de temps à Ensor pour purger son âme de toutes les rebuffades et humiliations essuyées au début de sa carrière; il y a dépensé toute son énergie. Évidemment, il était difficile d'oublier une attitude comme celle du groupe « Les XX » qui, en 1889, avaient non seulement refusé d'exposer son oeuvre L'Entrée du Christ à Bruxelles, mais également mis son expulsion aux voix; Ensor est resté grâce à une seule voix, la sienne. Même indésirable, il avait besoin de ce groupe car il n'avait aucune chance d'exposer ou de promouvoir son oeuvre en dehors d'eux. Il devait être tout aussi douloureux de se souvenir du désespoir qui, en 1893, lui avait fait prendre la décision de mettre en vente à un prix dérisoire tout le contenu de son atelier - en dépit de ses efforts et de ceux de ses amis, il n'eut pas un seul client! On peut ajouter à cela les tracasseries de sa mère et de sa tante qui voulaient le voir faire quelque chose d'utile et n'attachaient pas la moindre valeur à ses peintures. Tout cela avait miné la résistance de l'artiste. Il était devenu dépressif, doutait de lui et versait sur ses malheurs des larmes amères, tout comme Pierrot, son alter ego...C'est pourquoi les louanges inattendues de ses anciens détracteurs ne furent pas pour lui source de joie mais de méfiance, car il s'attendait toujours à de nouvelles marques d'incompréhension ou de méchanceté. (12) Pendant ses années noires, il avait pris la déplorable habitude de comparer ses souffrances à la Passion du Christ. (13) En 1923-1924, pourtant couvert d'honneurs et faisant l'objet d'une admiration internationale, Ensor est une fois de plus enclin à s'apitoyer sur son sort; il se peint sous les traits du Christ portant la Croix. (14) Cependant, c'est à partir de 1900 exactement qu'un élément vient aggraver sa tragédie: incontestablement, sa puissance créatrice faiblit à mesure que les circonstances extérieures tournent en sa faveur. Son rythme de production diminue et, à part dans quelques chefs-d'oeuvre, sa technique se relâche et son imagination s'émousse au point que ses peintures ne sont que de sombres répétitions sinon des parodies d'oeuvres antérieures. Vu sous cet angle, non seulement Squelettes à l'atelier témoigne de la persistance des douleurs passées, mais possède également une valeur prémonitoire. Le peintre s'est peut-être dit: « Et si mes ennemis avaient réellement fait un sort à ma créativité? Et si mes oeuvres ne retrouvaient jamais leur excellence d'autrefois? » Dans cette optique, la bataille des squelettes peut symboliser la dégradation de son art. Le masque oriental à l'expression terrifiée, voisin du Pierrot, incarne peut-être l'angoisse qui habite le peintre.

L'oeuvre recèle-t-elle des signes d'espoir?

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