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James Ensor: Squelettes à l'atelier
par Gert Schiff
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La Vierge et le
crucifix semblent suggérer que la religion serait un dictame. Mais
l'on connaît en revanche l'athéisme d'Ensor, son refus énergique
de croire à une vie après la mort, ainsi que la dimension blasphématoire
sous-tendant son oeuvre. (D'après Paul Haesaerts, sa Vierge
consolatrice
n'est pas la Vierge, mais la déesse de la Peinture et
par là même sa muse et son unique consolation.) (15) De la même façon,
le troisième masque, figure grimaçante et sceptique, placé exactement entre le Vierge et la bougie (vieux symbole de la
mort), est trop révélateur pour être dépourvu de sens. On trouve
également l'empreinte d'une main d'enfant. Il s'agit de la main
de la nièce d'Ensor, qu'il surnommait
« la Chinoise ». Âgée de
sept ans, elle était le fruit d'un bref mariage malheureux entre un
antiquaire chinois et Mitche, soeur d'Ensor. Depuis 1892, Mitche et
la Chinoise vivaient non loin du peintre. L'amour qu'il portait à
cette enfant transparaît dans un portrait réalisé en 1899 (fig.
8) et dans lequel il en fait une héroïne de conte de fée. On se
demande si sa main sur le mur de l'atelier avait pour le peintre une
autre fonction que de simplement lui rappeler l'existence de cet être
cher. Trempée dans le sang, elle a peut-être servi à l'artiste de
symbole apotropaïque ou talisman qui, par la force de son
innocence, annihilait l'influence maléfique de ses spectres.
Tout l'art d'Ensor est intensément intérieur et Squelettes à
l'atelier
est particulièrement chargé de sens intime. Mêlant les
souvenirs douloureux aux pressentiments angoissés, cette oeuvre
constitue un tournant dans la vie de l'artiste. Nous allons montrer
qu'elle occupe une place aussi importante dans son art.
En général, on distingue trois périodes dans l'oeuvre d'Ensor: la
période sombre entre environ 1880 et 1885, la période claire
entre environ 1885 et 1900 et la dernière période, la plus
longue, que Haesaerts a appelée (on ne sait pas très bien
pourquoi) la période cristalline, (16) qui s'étend de la fin du XIXe
siècle à la mort d'Ensor en 1949. Tant qu'un catalogue raisonné
ne nous permettra pas de raffiner ces divisions, on peut les considérer
comme acceptables. Il est évident que ces trois périodes se
chevauchent.
Au cours de la période sombre, Ensor peint son milieu familier, les
dunes et le port d'Ostende ainsi que l'intérieur bourgeois de sa
maison familiale. Il peint aussi bien ceux qui lui sont chers que
les pauvres pêcheurs. Ses natures mortes se composent de légumes,
de poissons, de volailles et d'objets domestiques, dans la tradition
flamande. Son style prend ses racines dans le réalisme de Courbet
(remarquez l'usage excessif du couteau), mais il est également
ouvert à l'influence impressionniste. Toutefois, on peut dire avec
Paul Fierens que « la luminosité ensorienne s'incorpore aux
substances, aux masses aux volumes, et, loin d'escamoter le relief,
le crée et l'accuse ». (17) Il utilise des bleus foncés, des noirs,
des mauves et des orangés qui se détachent sur un fond d'or sourd.
Peu après 1885, la palette d'Ensor s'illumine et le « voyant »
devient « visionnaire ». Il peint de plus en plus de spectres et
travestit plus ou moins les sujets religieux. D'après M. De Maeyer,
(18) le squelette apparaît pour la première fois dans Le
Christ agonisant
peint en 1886 (Musée royal d'Art moderne de
Bruxelles) et les masques dans La tentation de saint Antoine
(1887;
coll. F. Speth, Capellen). Dans plusieurs oeuvres antérieures à
1880, le peintre a ajouté les masques et les squelettes plus tard,
en 1889 et 1890. La période claire est la plus imaginative; il est
donc impossible de trouver un dénominateur commun à toutes les
oeuvres de cette époque. Pendant un certain nombre d'années, sa
façon d'aborder la peinture reste en général la même que celle
de la période précédente: il utilise toutes les couleurs de
l'arc-en-ciel avec lesquelles il réalise de lourds empâtements.
À partir de 1890 environ et peut-être même plus tôt (voir fig.
3), on assiste dans ses natures mortes à un durcissement des formes
et à l'apparition d'une lumière uniformément froide qui dissout
presque totalement les ombres. Il s'agit nettement d'une « lumière d'atelier », par opposition à la « lumière
d'appartement »,
plus chaude et plus vibrante. (19) Les couleurs se font plus
transparentes, moins riches en contrastes, mais acquièrent une
certaine iridescence. Libby Tannenbaum a été la première à
remarquer dans ses natures mortes « une nouvelle série d'objets-bouteilles, poteries et porcelaines peintes, bougeoirs en métal,
coquillages, crabes et homards - tous aussi durs et inflexibles,
rappelant uniquement les restes calcifiés de la vie, représentée
seulement par des crustacés nécrophages. » (20) Les manières
picturale et « iridescente » coexistent et se fondent de différentes
façons dans toutes les oeuvres des années 1890. Pendant un court
laps de temps, entre 1890 et 1893, une troisième manière, assez désagréable
à vrai dire, se fait jour. Inspirée par la haine, elle est donc
grossièrement caricaturale et réduit le raffinement des deux
autres manières à un simple dessin colorié. L'oeuvre caractéristique
de cette époque est Les bons juges
(1891), mais il existe également
une oeuvre plus délicate intitulée La Vierge consolatrice.
(21) Ce
style réapparaîtra à l'occasion pendant les dernières années de
la vie d'Ensor, mais vidé de son contenu polémique.
Au début du XXe siècle, Squelettes à l'atelier
représente une
synthèse de toutes les réalisations et innovations de la période
claire. Mise à part L'Entrée du Christ à Bruxelles, nous ne
voyons aucune autre peinture d'Ensor qui soit à la fois aussi détaillée
et aussi nette. Cette composition est un chef-d'oeuvre d'équilibre
dynamique inscrit dans un désordre calculé. Dans un espace à la
fois aplani et vaste, toutes les figures et tous les objets sont
disposés selon un système de verticales intelligemment dissimulées,
que croise le plan horizontal dominant formé par le dessus de la
table. La lumière est par définition une lumière d'atelier. La
tonalité uniforme des murs et du sol ont un éclat irisé caractéristique
d'Ensor; tout le reste est peint dans des couleurs vigoureuses qui
acquièrent un peu de la sonorité de la manière picturale mais
seulement autour de la fenêtre à gauche, sur les cartons et
surtout sur les robes des deux squelettes principaux. Dans certains
des objets de la nature morte, ainsi que dans la vue extérieure de
la fenêtre, le clinquant populaire des couleurs et la netteté naïve
du dessin annoncent le style « affiche » de certaines oeuvres postérieures.
Mais Squelettes à l'atelier
est loin d'avoir leur stridence et
d'accuser le même manque de structure. Il règne également un équilibre
dynamique entre le symbolisme sombre et la truculence de cette
oeuvre. On pourrait presque dire qu'avec cette peinture, l'artiste
s'est surpassé pour la dernière fois. Rarement égalée, elle résume
toute la personnalité d'Ensor.
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