Historique des Hopitaux de la Péninsule Acadienne
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Lazaret - Historique du Lazaret

Île Sheldrake

Nous avons vu que les origines de la lèpre dans la Péninsule Acadienne sont assez obscures. Quoi qu'il en soit, c'est un fait certain que la première victime connue de la lèpre, Ursule Landry Benoît, originaire de Grande-Anse, meurt à son domicile de Tracadie en 1828. Le jour de l'enterrement, un des porteurs du cercueil en faisant un faux mouvement se blessa au bras ou à l'épaule; par malheur, un suintement de la morte humecta la plaie et inocula la maladie. En 1844, le mal prend de telles proportions qu'un Bureau de santé nommé à cet effet ordonne la séquestration des victimes de ce mal sur la petite île-aux-Bec-Scies (Sheldrake), tout près de Chatham. Ce bureau de santé est constitué de l'honorable Joseph Cunard, Alexandre Rankin, Alexandre Key, chirurgien, révérend F.-X. Lafrance, George Kerr et Charles J. Peters. Les lépreux sont isolés dans la vieille bâtisse qui a déjà servi pour la mise en quarantaine; les fenêtres, les portes et les planchers ont été enlevés.

Quelques lépreux, désespérés, s'enfuient; d'autres mettent le feu à leur misérable quartier en octobre 1845. Ils doivent alors passer l'hiver dans un bâtiment construit à la hâte. Finalement, en 1849, le curé Lafrance de Tracadie réussit à convaincre le Bureau de santé de l'opportunité de construire la léproserie dans sa paroisse. L'édifice en bois est entouré d'une haute clôture, également en bois.

Premier Lazaret

Le sort des malades s'est quelque peu amélioré dans ce nouveau lazaret, car ils sont proches de leurs parents et reçoivent les secours spirituels du curé. Trois médecins se succèdent auprès d'eux, les docteurs Labillois, Gordon, et Nicholson; mais l'un d'eux, le docteur Gordon, continue de résider à Bathurst, durant ses douze années en fonction. Le désordre s'installe au lazaret; les lépreux, abandonnés à eux-mêmes, vivent dans un état de malpropreté et de misère incroyable.


L'abbé Ferdinand Gauvreau, curé de Tracadie depuis 1852, multiplie les démarches auprès des autorités civiles et essaie d'alerter l'opinion publique par des articles dans les journaux. En 1860, Monseigneur James Rogers est nommé évêque du nouveau diocèse de Chatham. Il autorise alors l'abbé Gauvreau à solliciter les services de religieuses infirmières. Celui-ci s'adresse donc aux Hospitalières de Sainte-Joseph de l'Hôtel-Dieu de Montréal, qui acceptent généreusement.

Lorsque la supérieure demande des volontaires pour cette mission difficile, toutes, sans exception, donnent leur nom. Six d'entre elles sont choisies avec, à leur tête, Mère Marie Pagé. Ces braves pionnières sont : Sœurs Eulalie Quesnel, Amanda Viger dite Saint-Jean-de-Goto, Delphine Breau, Clémence Bonin et Philomène Fournier dite Lumina. Le 12 septembre 1868, elles embarquent à bord du vapeur le " Secret ", pour le lointain exil de l'Est. Après six jours de navigation, le bateau entre au port de Chatham, où une amère déception attend les religieuses. À peine débarquées, elles s'entendent dire par Monseigneur Rogers qu'elles n'iront pas à Tracadie, puisque le gouvernement n'a pas accordé le subside promis.

La mort dans l'âme, elles s'inclinent devant la décision de l'évêque, mais deux jours après, une lueur d'espoir paraît à l'horizon. Monseigneur Rogers juge bon de mettre son grand-vicaire Monsieur Paquet au courant de sa décision, et il demande à Mère Pagé et à Sœur Quesnel de l'accompagner à Caraquet. Ils arrivent donc à Tracadie le 21 septembre. Le lendemain, s'étant rendu au lazaret pour célébrer la messe, l'évêque est témoin d'une scène qui risque de tourner au tragique. " Il y eut presque une guerre pour nous avoir à Tracadie, écrit Mère Pagé. Tous les habitants et les lépreux étaient exaspérés et criaient : Donnez-nous nos saintes sœurs. Je pouvons bien en avoir soin comme les gens de Miramichi. Je les soutiendrons… " Et elle ajoute que les lépreux pleuraient à chaudes larmes : " Pour l'amour de Notre-Seigneur, donnez-nous nos saintes sœurs. Pourquoi-cé que vous nous les avez montrées! Depuis que je les avons vues, je mourrissons… " Hélas! Ils ne peuvent faire fléchir l'évêque. C'est alors que quelques-uns s'indignent et se mettent à injurier Monseigneur Rogers, qui eut grand-peine à se mettre à l'abri dans la chapelle.

Après la messe, il se rend à Caraquet avec les deux Hospitalières. Là, Monseigneur Rogers devra céder aux arguments de Monsieur Paquet. Les sœurs iront à Tracadie pour un an au moins, sous la protection du grand-vicaire; après, on décidera. L'avenir donnera raison à Monsieur Paquet.

Il est convenu que les sœurs partiront de Chatham le 29 septembre, fête de saint Michel, patron du diocèse. Dès que se dessine à l'horizon la voiture tant attendue, des décharges de fusil se font entendre et la cloche de l'église carillonne sa plus joyeuse acclamation. Vers les six heures du soir, les Hospitalières entrent à Tracadie au milieu de l'allégresse générale.

" Jour mémorable donc, écrit l'historien Antoine Bernard, que ce mardi 29 septembre 1868; une aube nouvelle se lève sur une paroisse éprouvée, sur un diocèse en friche où les Hospitalières de Saint-Joseph auront leur place,une large et honorable place marquée par les desseins providentiels. "

Soeurs et lépreux

Le lendemain, 30 septembre 1868, Mère Pagé et ses compagnes entrent au Lazaret. Peu à peu, grâce à leur dévouement et à leur savoir-faire d'infirmières, les sœurs vont transformer ce lieu infecte en un hôpital ordonné. Elles nettoient et réaménagent les édifices en éliminant un poulailler au grenier et les caches de viandes crues. Une des premières tâches est de séparer les 18 hommes des 9 femmes, en les installant sur deux étages différents. L'emploi du temps est réglementé, les heures sont partagées entre des offices religieux, la récréation, le repos et l'enseignement de la lecture. Les visites seront limitées. Leur tâche demeurera difficile cependant, surtout du fait qu'un gardien nommé par le Bureau de santé est responsable des provisions et de la cuisine des lépreux. Finalement en 1880, le lazaret passe sous l'autorité du gouvernement fédéral, qui en confie la pleine administration aux religieuses. Des améliorations sont apportées aux édifices existants et une annexe en bois est ajoutée en 1881, comprenant la nouvelle pharmacie, la procure du lazaret, le magasin de provisions et la cuisine des lépreux. En plus des soins d'hygiènes et des soins spirituels, les religieuses administraient des médicaments tels que l'arsenic, le mercure, la quinine, un médicament patenté, le Fowless Humour Cure. Sœur St-Jean-de-Goto, qu'on appelait docteure, devenue plus tard la mère supérieure, s'occupait de la pharmacie et préparait des médicaments à base de racines et d'écorces. Dans ses premiers mois au lazaret elle à traité plus de 1700 personnes des environs. Une novice, dit en 1887 : " Quoique les salles des malades fussent tenues avec la plus grandes propreté, on ne pouvait manquer…de respirer une odeur de fièvre et de plaies purulente… Les désinfectants étaient rares… Les plaies des lépreux étaient très sensibles- quelques-uns avaient les doigts en sang. "

Lazaret en Pierre

Mais avec les années, ces édifices en bois se détériorent et les locaux sont loin d'être adéquats pour loger à la fois les grands malades et ceux qui n'ont qu'un début de lèpre. Il faut à tout prix agrandir ou, mieux encore, construire plus solidement et plus grand. En 1893, le gouvernement fédéral accorde des crédits en vue d'un lazaret en pierre, qui sera terminé en 1896. Les lépreux qui y entrent le 8 avril 1896, se croient " au paradis ", tellement les vastes salles de séjour, les chambres éclairées contrastent avec celles du lazaret primitif. Pendant les trente dernières années d'existence du lazaret environ, le nombre de malades était peu élevé. Quelques-uns d'entre eux représentaient des cas à long terme. Pour toute la décennie 1934 et 1944, on ne compta que cinq nouvelles admissions. Les deux derniers cas venus du Nouveau-Brunswick ont été admis en 1937. Il s'agissait de deux personnes âgées, un homme de Néguac et une femme de Tracadie, qui avait été exposés à la maladie longtemps auparavant.

Lazaret en Feu

En janvier 1943, l'hôpital général et le lazaret furent complètement détruits lorsqu'un incendie éclata, au matin, dans le système électrique. Bien qu'il n'y eût ni blessure ni perte de vie, les Sœurs et le personnel eurent besoin de temps pour trouver des logements temporaires et rouvrir. La résidence du surintendant, que la famille Ryan habitait alors, servit à loger les huit malades du lazaret. Trois Sœurs demeurèrent avec eux dans la maison.



Lorsque le nouvel hôpital ouvrit en 1946, une douzaine de chambres, dont la cuisine, le parloir et le bureau, étaient réservées aux lépreux. Chacun des sept patients avait sa propre chambre avec bain.

D'excellents médecins ont mis leurs sciences et leur dévouement au service de ces pauvres lépreux. Les trois premiers ont été nommés plus haut. À partir de 1866 jusqu'à sa mort survenue en 1909, le docteur A.C. Smith s'identifie presque avec l'œuvre hospitalière de Tracadie. Son remplaçant, le docteur Langis, prodigue ses soins aux lépreux et aux autres malades de l'hôpital de 1909 à 1933. Le docteur W.T. Ryan lui succède au lazaret jusqu'en 1939, année où le docteur Aldoria Robichaud prend la relève et demeure au poste jusqu'à la fermeture du lazaret en 1965. De 1868 à 1965, trois cent vingt-six (326) patients sont traités à la léproserie.

La lèpre est maintenant éteinte dans ce coin du pays. Les derniers lépreux soignés au lazaret venaient de d'autres régions du Canada ou même étaient d'origine étrangère : Chinois, Russes, Islandais. Sauf pour une courte période de temps où il y eut une léproserie à William Head, petite île du Pacifique au large de Colombie canadienne, le lazaret de Tracadie a été le seul en son genre au Canada.

Cimetière des Lépreux

Le cimetière où ont été déposés les restes mortels de 59 lépreux, demeure le témoin muet de cette "épopée de charité hospitalière en Acadie septentrionale" (Antoine Bernard).