La structure constitutionnelle
L’ Acte de l’Amérique du Nord britannique, adopté en 1867 par le Parlement de Westminster, est le document constitutionnel de base du Canada. Cet Acte créa le Parlement du Canada, le pouvoir exécutif étant assumé par le gouverneur général exerçant les pouvoirs de la Couronne sur les avis du Conseil privé. Bien que l’Acte ne comporte pratiquement aucune autre disposition sur le pouvoir exécutif, il a implicitement repris les conventions, bien établies à l’époque, du droit constitutionnel britannique, conventions selon lesquelles la Couronne était tenue d’agir «sur avis».
Ainsi qu’il ressort du préambule, l’Acte suppose qu’à titre de document constitutionnel, il doit être compris à la lumière des précédents et du common law dont il émanait. 1 En conséquence, l’ Acte de l’Amérique du Nord britannique ne définissait ni la responsabilité des ministres envers le Parlement, ni la charge de Premier ministre ni les pouvoirs qui s’attachent à cette charge. L’Acte a cependant défini la composition du Parlement, prévoyant que, dans l’exercice du pouvoir exécutif, la Couronne est responsable envers le Sénat et la Chambre des communes, dont elle doit obtenir l’approbation. En effet, non seulement la tradition exige que les ministres rendent compte à la Chambre des communes des conseils qu’ils donnent à la Couronne, mais on peut dire encore que l’Acte a prévu de façon tacite la responsabilité des ministres envers le Parlement. À cet égard, l’Acte de l’Amérique du Nord britannique incarne la plupart des traditions les plus importantes en matière de responsabilités individuelles des ministres.2
L’Acte a consacré sur le plan juridique le pouvoir de la Chambre des communes sur les impôts et les dépenses, ainsi que le principe selon lequel les propositions de dépenses ne pouvaient émaner que de la Couronne.3 Ces principes essentiels de la procédure d’autorisation des dépenses ont indirectement introduit dans le droit un nouvel élément, à savoir la responsabilité collective des ministres. Dès le milieu du XIXe siècle, cette notion a pris racine en droit constitutionnel; elle se manifeste par la convention qui veut que les propositions de dépenses émanent du gouvernement tout entier et par l’intermédiaire du rôle unificateur spécial qui était la raison d’être du poste de Premier ministre et de l’institution du Cabinet. Chacune de ces conventions devait influer sur le développement de la responsabilité constitutionnelle.
Bien que la Constitution du Canada procède de l’ Acte de l’Amérique du Nord britannique, des traditions du Parlement de Westminster et du common law anglais, le Canada possédait déjà des pratiques constitutionnelles à l’époque coloniale. Vers le milieu du XIXe siècle, les possessions coloniales de Grande-Bretagne se sont dotées de gouvernements autonomes locaux, à la suite de l’effritement de l’ancien système colonial non représentatif. Sont apparues alors des répliques en miniature du gouvernement de la reine, c’est-à-dire des gouvernements composés d’un gouverneur, d’un conseil exécutif et d’une assemblée législative, dans les principales provinces d’Amérique du Nord britannique, dans les États australiens et en Nouvelle-Zélande.
Éventuellement, tous ces aménagements sont revenus à leur source dans l’histoire constitutionnelle d’Angleterre, leur objectif sous-jacent étant de promouvoir la responsabilité constitutionnelle qui s’attache à l’exercice du pouvoir. Plus particulièrement et non sans mal, le principe de la responsabilité ministérielle est devenu la pièce maîtresse de ces aménagements coloniaux, les membres du conseil exécutif étant individuellement responsables envers l’assemblée législative et le gouverneur étant obligé de n’agir que «sur avis».
Une colonie n’était quand même pas un État indépendant. Le gouverneur, bien qu’il fût le représentant de la Couronne constitutionnelle, devait rendre compte aux conseillers de la Couronne à Whitehall. Lorsqu’une question dépassait le cadre du gouvernement local ou lorsqu’il y avait un doute quant à la compétence d’une administration coloniale pour prendre une mesure quelconque, il arrivait que le gouverneur doive se conformer aux directives du ministre des colonies à Whitehall plutôt qu’aux recommandations de son conseil exécutif. Cependant, toute intervention directe de Whitehall [traduction] «irait à l’encontre de principes établis de responsabilité à l’intérieur de la colonie pour ce qui était des affaires locales».4 Bien que le principe de la responsabilité constitutionnelle n’ait été établi qu’après quelques luttes entre les gouverneurs coloniaux et Whitehall, ce principe, une fois implanté, a eu des conséquences particulières pour le rôle des assemblées législatives coloniales, et par la suite, pour les Parlements qui étaient établis au moment où les anciennes colonies accédèrent à l’indépendance en passant par le statut de dominion.
Le conflit éventuel entre les directives que le gouverneur recevait de Whitehall et les recommandations de son conseil exécutif (tout comme la menace que représente un tel conflit pour l’exercice responsable du pouvoir dans la colonie) a pu être évité, dans une large mesure, parce que les conseils exécutifs étaient tenus d’exercer le pouvoir de la Couronne au moyen de l’assemblée législative plutôt qu’en vertu des prérogatives et aussi grâce à la pratique connexe du désaveu des lois coloniales. La responsabilité des ministres envers l’assemblée législative n’était diminuée en rien par le fait qu’une proposition émanant d’un ministre et approuvée par l’assemblée législative pouvait être par la suite désavouée par la Couronne impériale. Ainsi que l’a noté Alpheus Todd:
La Couronne exerce d’ordinaire sa suprématie sur les colonies qui possèdent des institutions représentatives et qui ont été, de surcroît, investies des prérogatives de gouvernement autonome par l’inclusion dans leur système politique du principe de «gouvernement responsable», par la nomination d’un gouverneur, par le contrôle que ce dernier exerce à titre d’agent impérial, et par la sanction ou le désaveu, dans certain cas, des lois adoptées par l’assemblée législative locale.5
Cette méthode, qui visait à garantir la responsabilité constitutionnelle des ministres coloniaux envers l’assemblée législative coloniale, a accordé à cette dernière, dans les questions administratives et autres, un rôle bien plus important que celui du Parlement de Westminster, où de telles mesures étaient généralement prises en vertu des prérogatives royales, sans que le Parlement fût mis en cause.
Le modèle établi au cours de l’époque coloniale a été retenu après l’accession du Canada au statut de dominion, et bien qu’à toutes fins utiles, le désaveu par Whitehall des propositions législatives du Parlement canadien fût resté lettre morte après 1867, on a maintenu la tradition qui consiste à faire appel au Parlement relativement à une grande variété de questions administratives, dont l’organisation du cadre de l’administration publique et les normes d’après lesquelles celui-ci est administré.
Le patrimoine colonial du Canada explique que, dès le début, le gouvernement du dominion ait cherché à se fonder sur le pouvoir légal plutôt que sur les prérogatives pour instaurer les nouvelles structures et pour régler les questions administratives importantes. En conformité avec les pratiques décrites ci-dessus, les provinces d’Amérique du Nord britannique ont cherché un fondement législatif pour leurs grandes unités administratives, et celles-ci (particulièrement celles qui relèvent de la province du Canada) ont été mises sur pied, perfectionnées et élargies par le nouveau Parlement fédéral.6
Le Parlement a établi une base législative pour chaque ministère du gouvernement et il autorise le paiement aux ministres de leurs traitements. Chaque ministre est individuellement responsable de son ministère. Le système est bâti sur ce principe de responsabilité individuelle et il se réduit à une vingtaine de ministères dont les titulaires sont responsables de la plus grande partie des dépenses gouvernementales. Ce sont ces ministres qui, de par leurs activités au Parlement et leurs activités au titre de l’administration publique, fournissent le fondement essentiel du gouvernement ministériel; et c’est à ces derniers que le Parlement a cherché à attribuer la responsabilité de l’exercice du pouvoir à travers les dépenses de deniers publics.7
Les rapports qui existent entre les ministres revêtent un caractère confédéral. Chacun d’eux représente des intérêts particuliers, propres à son ministère, à sa région, à sa circonscription, à son affiliation politique, etc. Dans l’élément prestigieux de la Constitution, les ministres sont admis au Conseil privé pour conseiller le gouverneur général dans l’exercice du devoir de la Couronne, c’est-à-dire dans l’exercice du pouvoir exécutif.8 Dans l’élément fonctionnel de la Constitution, les ministres sont nommés par le Premier ministre et ils exercent leurs fonctions de concert avec les fonctions de leurs collègues, au moyen du Cabinet du Premier ministre. La confédération de ministres indépendants fonctionne grâce à la convention de responsabilité collective. La convention se reflète dans les activités de chaque ministre; et les ministres qui dirigent des ministères ayant un budget de dépenses sont assistés de collègues, qui assument essentiellement les fonctions de coordonnateurs. I1 va de soi qu’étant donné les origines de la responsabilité collective au sein du système, les principaux coordonnateurs sont les ministres qui disposent de pouvoirs spéciaux en matière de finances et, dans le cas du Premier ministre, en matière de nomination aux hautes fonctions.9
Le système reflète fidèlement l’évolution de la responsabilité constitutionnelle, évolution qui remonte à la Magna Carta et au-delà. Les activités des ministres, individuellement responsables de la dépense des impôts, sont coordonnées par des collègues dont les fonctions consistent à assurer le maintien de la solidarité en cultivant la responsabilité collective parmi les ministres.
Les actions de chaque ministre traduisent la responsabilité individuelle et la responsabilité collective au sein du système qui a été édifié de façon à assurer que les ministres et leurs subordonnés exercent, dans l’administration publique, le pouvoir d’une manière acceptable à la majorité de la chambre élue du Parlement. Les ministres sont tenus responsables de l’exercice du pouvoir par leurs collègues à l’interne et publiquement chaque jour à la Chambre des Communes.10 La responsabilité du ministre devant le Parlement est la clé de notre système constitutionnel, en même temps qu’elle représente la nature des précédents historiques qui requièrent que le titulaire d’une charge publique rende compte personnellement à la Chambre des communes de son exercice du pouvoir. De même, la responsabilité collective des ministres est mise à l’épreuve chaque jour à la Chambre des communes, et cet impératif traditionnel d’unité impose une discipline accrue aux ministres en les obligeant à rendre compte les uns aux autres de l’exercice de leurs pouvoirs individuels.
À travers le système de gouvernement, la responsabilité individuelle s’accroît avec les impératifs de la responsabilité collective. Chaque niveau de l’appareil bureaucratique reflète le caractère confédéral du système, qui s’affirme à travers la hiérarchie bureaucratique jusqu’au niveau des ministres. I1 s’agit d’un processus qui tend constamment à résoudre le conflit d’intérêts tenant aux pouvoirs indépendants qui découlent des pouvoirs individuels de chaque ministre.
En théorie, les ministres sont des membres indépendants du système confédéral qu’ils constituent eux-mêmes. Dans la pratique, leur indépendance est limitée par la nécessité d’arriver à un compromis avec leurs collègues. Le système est donc fondé sur la direction collective, dont les éléments constituants cherchent constamment à établir et à maintenir un état d’équilibre. Les ministres sont assistés à travers le système par une fonction publique qui, elle aussi, doit chercher constamment à atteindre un équilibre entre les intérêts et les pouvoirs de la confédération qu’elle sert. La solution des conflits constitue un sujet de préoccupation, constant et nécessaire, pour les ministres: elle est essentielle pour garantir que ces ministres exercent avec responsabilité le pouvoir de l’État. Des points de vues ou des initiatives extrêmes, qui ne tiennent pas compte de la responsabilité des autres dans le système, en menacent l’équilibre essentiel.
Conclusion
Notre système de gouvernement n’est pas caractérisé par une séparation étanche entre le législatif et l’exécutif. L’exécutif est composé de députés: il n’est donc pas coupé du Parlement. En vue d’un gouvernement efficace, les ministres s’efforceront d’adopter des vues fondées sur des responsabilités et des intérêts divergents, et dans une large mesure, le Parlement se fonde sur la responsabilité collective des ministres pour s’assurer que chacun d’eux s’acquitte de ses responsabilités de façon équitable et efficace. En effet, le gouvernement collectif qu’assurent les ministres est fondé sur la tension inhérente à la recherche d’un équilibre entre les fonctions et les intérêts divergents au sein de la confédération des ministres, et sans cette tension, le Parlement ne pourrait faire confiance au gouvernement. Ainsi qu’il a été noté plus haut, le Parlement s’est toujours fié en partie aux ministres pour assurer un gouvernement responsable. II s’attend à ce que les ministres soient comptables de la manière dont ils s’acquittent de leurs obligations, mais le Parlement ne cherche pas à diriger les affaires quotidiennes du gouvernement. Cette confiance en la discipline interne n’a été possible que grâce à la responsabilité collective, et à mesure que la tâche du gouvernement devient plus complexe, l’interdépendance des ministres s’accroît, ce qui augmente les moyens de contrôle sur l’exercice du pouvoir dont chacun d’eux est investi.
2 Le South Africa Act de 1909 poussait la formulation constitutionnelle plus loin que l’ Acte de l’Amérique du Nord britannique et comportait des dispositions plus spécifiques sur l’organisation du gouvernement. En particulier, l’article 14 mentionne les ministères dirigés par les ministres, lesquels sont membres du Conseil exécutif.
3 Cette disposition figure également dans l’Acte d’ Union de 1840, qui créait la province du Canada
4 Alpheus Todd, Parliamentary Government in the British Colonies, 2e éd., (Londres: Longmans, Green, 1894) p. 200. En Amérique du Nord britannique, ou plus précisément dans les provinces du Canada et en Nouvelle-Écosse, le principe de la responsabilité ministérielle a été établi durant les années 1840, au cours de la décennie qui a suivi le rapport Durham.
5 Todd. Parliamentary Government in the British Colonies, p. 107 et 108.
6 Voir J.E. Hodgetts, The Canadian Public Service (Toronto, 1973), p. 55 à 58, qui traite d’un aspect différent de l’influence de notre expérience coloniale sur le développement de l’administration publique après la confédération. II y a lieu également de noter qu’en 1867, le gouvernement du dominion a pris en charge, telles quelles, les institutions de l’ancienne province de Canada, l’ Acte de l’Amérique du Nord britannique ayant prévu d’autre part le rétablissement des anciennes provinces du Haut-Canada et du Bas-Canada, dans les articles relatifs à l’Ontario et au Québec.
7 Nous avons noté à la page 4 que la responsabilité collective est fondée sur les conventions et non sur la loi comme la responsabilité individuelle. La responsabilité collective légale est en fait largement incarnée dans le droit constitutionnel. Au sein du système, les décisions sont prises soit individuellement par les ministres, soit par la Couronne sur le conseil collectif des ministres. Dans chaque cas, l’autorisation d’agir réside soit dans les pouvoirs conférés par la Couronne au Parlement, soit dans les prérogatives. Les ministres ont toujours été tenus individuellement responsables de leurs ministères respectifs mais, jusqu’à la fin de la Seconde guerre mondiale, les ministres étaient habituellement tenus d’obtenir l’approbation du gouverneur en conseil pour des décisions spécifiques. Cet état de choses tenait à des raisons d’ordre politique et au fait que les Premiers ministres successifs doutaient de l’aptitude de leurs collègues à exercer le pouvoir avec prudence. Dans une certaine mesure, une telle exigence a eu pour effet d’introduire, dans le droit constitutionnel, la fonction politique conventionnelle du Cabinet qui visait à promouvoir la responsabilité collective. L’effet en était cependant limité parce que les décisions formelles qui devaient être prises collectivement étaient pour la plupart de nature administrative et portaient sur des matières telles que contrats, nominations ou autres questions de même genre. Ainsi que l’a noté le professeur Mallory, l’importance d’un tel examen formel des décisions administratives a perdu de son importance à mesure que le favoritisme est devenu un trait moins dominant du gouvernement; voir The Structure of Canadian Government (Toronto, 1971) p. 104. De nos jours, la responsabilité légale qui incombe collectivement aux ministres par l’intermédiaire du gouverneur en conseil est réservée aux affaires de grande importance, pour lesquelles le gouvernement tient à mettre officiellement en lumière une mesure ou un conseil qui a été sanctionné par tous les ministres. Outre qu’un décret ou une décision du Conseil revêt un caractère public, une telle méthode constitue la preuve légale qu’une mesure a été prise par le gouvernement, au contraire du cas plus usité où un ministre agit en vertu de son pouvoir individuel après avoir, le cas échéant, obtenu l’approbation officieuse du Cabinet. Dans un tel cas, la mesure prise est celle du ministre, le Cabinet ayant rempli sa fonction politique qui consiste à garantir que le ministre sera soutenu par ses collègues. Un acte du gouverneur en conseil est une mesure formellement prise par le gouvernement; il peut être légalement prouvé devant tout tribunal au moyen d’un décret. Une mesure prise par un ministre peut être également formelle, et à ce titre, elle peut également être établie par une preuve légale, mais l’approbation du Cabinet n’indique pas un partage officiel de la responsabilité personnelle du ministre. De plus, parce que les délibérations du Cabinet sont confidentielles, il ne faudrait pas se servir d’une de ses décisions pour établir qu’une mesure prise par le ministre est en fait un acte du gouvernement.
8 Ce fait constitue l’un des fondements juridiques de la responsabilité des ministres, l’autre étant représenté par les lois adoptées par le Parlement créant leur ministère. Voir le renvoi 3 de la page 4 ci-dessus.
9 Les autres secteurs qui bénéficient d’un ministre coordonnateur sont les affaires extérieures, les affaires urbaines, les services communs, la science et la technologie.
10 Un récent Premier ministre d’Angleterre a décrit la trépidation avec laquelle les ministres se préparent pour la période des questions, qu’il appelle "le tribunal supérieur de la nation". Au contraire de la pratique en cours à Westminster, les ministres canadiens ne reçoivent pas de question écrite: ils doivent répondre chaque jour aux questions orales à la Chambre des communes. Voir Sir Harold Wilson, The Governance of Britain (Londres, 1976), p. 133 et sq.
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