III
LES ORIGINES DE LA RESPONSABILITÉ COLLECTIVE
Introduction
La procédure d’allocation des fonds est liée au remplacement
progressif du gouvernement monarchique par le gouvernement ministériel
dans l’élément fonctionnel de la Constitution. Bien que le contrôle
de l’allocation des fonds par le Parlement soit essentiel à l’exercice
responsable du pouvoir par les ministres et se trouve à la base de la
responsabilité individuelle des ministres, son évolution a été
largement influencée par la tradition de la responsabilité collective et
par les moyens mis en oeuvre pour assurer la cohésion du Conseil des
ministres.
Le contrôle du Trésor
Le principe qui voulait que la Couronne seule puisse demander aux
Communes de lever les impôts et d’autoriser les dépenses destinées
aux services civil, militaire et naval a non seulement protégé le
contribuable contre la générosité de la Chambre des communes, mais a
aussi renforcé la position des Lords du Trésor parmi les ministres du
roi. À mesure que les dépenses publiques augmentaient, il devenait de
plus en plus important de pouvoir les défendre devant la Chambre des
communes. Cette nécessité a été reconnue au début du XVIIIe
siècle et la charge de Lord Trésorier a été confiée à un comité
afin que plusieurs ministres compétents puissent être présents à la
Chambre pour défendre les prévisions budgétaires.1 Les
nouveaux lords du Trésor défendaient les dépenses gouvernementales et,
réunis en Conseil du Trésor, obligeaient leurs collègues à justifier
les projets de dépense dont les Communes auraient à voter l’autorisation.
Cette fonction du Trésor, qui consistait à réunir les demandes de
fonds émanant des ministres en une seule demande d’autorisation,
était essentielle si la Couronne voulait préserver le pouvoir exclusif
de demander des crédits à la Chambre des communes. Les autres ministres
ne prisaient guère la «pénible suprématie» du Trésor, mais les Lords
du Trésor ont pris au sérieux leur responsabilité consistant à
contrôler les dépenses publiques, comme les Communes s’y attendaient.2
La réconciliation des prévisions budgétaires a été et demeure un
élément essentiel dans l’établissement et le maintien de la
solidarité des ministres, et elle garantit que ces derniers conservent la
confiance de la Chambre des communes. Cette fonction est à la base de la
responsabilité des ministres envers le Parlement. Par ailleurs, parce que
les finances influent directement sur l’administration, la
réconciliation des prévisions budgétaires garantit que la fonction
publique sera administrée selon des normes et modalités dont le respect
est essentiel à la cohésion du Conseil des ministres et dont les
ministres et leurs collaborateurs doivent rendre compte pour assurer la
responsabilité du système.
Le Premier ministre et le Cabinet
En 1721, dix ans après que les fonctions de Trésorier eurent été
déléguées à un comité et que le premier Lord Trésorier eut assumé
la prérogative de la Couronne touchant la nomination de ses collègues du
Trésor, 3 Robert Walpole a reçu les sceaux de chancelier de l’Échiquier,
et petit à petit, il a assumé le rôle de Premier ministre du roi. Par
suite du développement du système des partis politiques et du passage
progressif de la Couronne au second plan de la scène politique, Walpole a
été le premier à devenir un vrai Premier ministre selon la tradition
constitutionnelle. En tant que président du Conseil du Trésor et
chancelier de l’Échiquier, Walpole exerçait une grande influence, sur
le plan financier, sur ses collègues et il disposait de «faveurs
étendues» dont il faisait usage pour renforcer sa position et pour s’assurer
la loyauté du nombre croissant des titulaires de charges publiques.4
À la fin du XVIIIe siècle, même Fox, avec le recul, a fait
ces remarques sur les moeurs à l’époque où il participait à la vie
politique et plus particulièrement à l’opposition: [traduction] «Le
gouvernement d’un grand royaume ne pourrait fonctionner s’il n’avait
des postes prestigieux et lucratifs à distribuer à ses membres».5
Et en 1850, Peel, le premier à assumer les fonctions de Premier ministre
dans un contexte constitutionnel plus ou moins semblable au nôtre,
constatait tout simplement que «le Premier ministre dispense les faveurs
de la Couronne.» 6 En résumé, étant donné le contexte
politique de l’époque, le contrôle du Trésor ainsi que le favoritisme
qui s’y rattachait ont donné naissance au poste de premier ministre (et
aux partis politiques).
Au cours de la même période, une nouvelle institution qui prit le nom
de Cabinet a remplacé le conseil du roi à titre de principale tribune
délibérante du gouvernement.7 C’est ainsi qu’a pris
racine la notion de Conseil des ministres composé uniquement de
titulaires des grandes charges de l’État ainsi que d’autres
titulaires de portefeuilles ministériels. À mesure que s’affirmait le
pouvoir du premier ministre de nommer ses collègues, le Conseil des
ministres a pris progressivement l’habitude de se réunir au 10, Downing
Street, sous la présidence du Premier ministre.8
En effet, la force motrice de la Constitution est passée de la
Couronne à ses conseillers. La Couronne en est venue à s’identifier
davantage avec l’élément prestigieux qu’avec l’élément
fonctionnel de la Constitution. Le premier ministre cherchait à
coordonner les politiques de ses collègues et à s’assurer de leur
solidarité devant le Parlement. Cette solidarité a été souvent rompue
au cours du XVIIIe siècle. En effet, il a fallu attendre jusqu’au
Reform Act de 1832 qui a élargi les droits civils, cristallisé le
système des partis et consacré le retrait de la Couronne de la scène
politique à la suite de la mort du Prince consort en 1861, pour que la
responsabilité collective fût fermement établie dans la convention
constitutionnelle.9 Néanmoins, on ne saurait nier que ses
origines remontent au XVIIIe siècle, et que sa longue période
de gestation allait de pair avec l’affirmation du rôle du premier
ministre en tant qu’architecte de l’unité au sein du Conseil des
ministres. Vers la fin du XVIIIe siècle, le Cabinet était uniquement
composé de ceux qui avaient la charge des ministères du gouvernement (à
part quelques collègues âgés détenant des sinécures), et depuis l’adoption
du Reform Act en 1832, le rejet d’une initiative majeure par n’importe
lequel de ses membres devant la Chambre des communes constitue aux yeux du
Cabinet un vote de censure, qui force tous les ministres à démissionner.
10
Conclusion
La responsabilité collective est le ciment de notre système de
gouvernement. Les trois éléments essentiels en sont le contrôle du
Trésor, la tradition qui en découle selon laquelle le gouvernement seul,
agissant à titre d’entité unique, a le droit de demander aux Communes
d’approuver les ressources financières et de voter les fonds, et enfin,
le pouvoir de facto qu’a le premier ministre de nommer les
ministres et autres titulaires de hautes charges, pouvoir qui émane de
son rôle historique en tant qu’arbitre du contrôle du Trésor et de
dispensateur des faveurs de la Couronne. Ces éléments ont donné
naissance au Cabinet, qui réunit les responsabilités individuelles des
ministres de façon que chacun d’eux les exerce d’une manière
acceptable à tous les autres ministres. II est évident que, même si la
responsabilité collective est de nature conventionnelle, et non pas
légale comme la responsabilité individuelle, il n’en est pas moins
vrai qu’elle a été forgée par des mesures qui peuvent accroître l’efficacité
de l’exercice de la responsabilité individuelle et qui doivent
influencer la responsabilité au sein du système.
1
La lutte constitutionnelle,
qui opposait la Couronne et les Communes au XVIIe et au
XVIIIe siècles, a engendré la pratique qui consistait
à confier à des comités les charges importantes dont les
titulaires auraient pu devenir trop puissants ou trop susceptibles d’être
influencés par la Couronne ou par les Communes. C’est ainsi que
la charge de Lord Grand Trésorier a été sporadiquement confiée
à un comité au cours du XVIIe siècle, pratique qui est
devenue permanente après 1714. Le comité était composé de lords
commissaires du Trésor, qui assumaient collectivement les fonctions
de grand Trésorier. De même, la charge de Lord Grand Amiral a
été déléguée en 1708 à un comité, le Conseil de l’Amirauté.
2
Roseveare, The Treasury
p. 129. Le Conseil du Trésor était sujet aux directives du
président du conseil (First Lord) qui, s’il était roturier,
renforçait son contrôle en agissant aussi à titre de chancelier
de l’Échiquier. Cette pratique a eu cours jusqu’au milieu du
XIXe siècle, époque à laquelle le personnel du Conseil
a assumé les fonctions du président du conseil sous la direction d’un
chancelier de l’Échiquier autre que le Premier ministre. La
disparition du Conseil du Trésor était la conséquence directe de
deux événements: en premier lieu, une fonction publique moderne a
fait son apparition; en second lieu, bien que le président du
conseil soit devenu Premier ministre grâce au contrôle du Trésor
et aux faveurs dont celui-ci était assorti), le poste de Premier
ministre était suffisamment bien établi vers 1850 pour que son
titulaire n’ait plus besoin de contrôler personnellement l’exercice
de ces pouvoirs.
3
Il s’agit là d’un
tournant décisif car, par la suite, cette pratique a ouvert la voie
à la pratique qui voulait que le Premier ministre recommande la
nomination de tous ses collègues ministres. Voir Anson, Law and
Custom of the Constitution vol. ii, part. i, p.190.
4
Anson, Law and Custom
of the Constitution vol. ii, part. i, p. 191. En effet, l’usage
que faisait Walpole des faveurs royales pour influencer les
élections a suscité de nouveaux efforts visant à exclure les
titulaires de charges publiques (autres que les ministres) de la
Chambre des communes. Voir Alpheus Todd, Parliamentary Government
in England (Londres, 1892), vol. i, p. 242 à 248, qui traite
des efforts visant à exclure de la Chambre des communes les
titulaires de charges publiques ou fonctionnaires.
5
Voir Parris, Constitutional
Bureaucracy, p. 29. Charles James Fox était l’opposant
parlementaire du Second Pitt.
6
Voir Jennings, Cabinet
Government, p. 140.
7
Le conseil du roi était
composé des membres privilégiés du Conseil privé, les
conseillers du Cabinet. Ce groupe comprenait d’ordinaire d’anciens
titulaires de charges ministérielles qu’en principe le roi
voulait continuer à consulter, ainsi que les membres du Cabinet. Ce
conseil a été complètement remplacé par le Cabinet vers la fin
du XVIIIe siècle, ce qui coïncidait avec le déclin de
la participation du roi à l’activité politique.
8
L’usage moderne, dont
les origines remontent aux XVIIIe siècle, distingue
entre le Conseil des ministres et le Cabinet. Le Conseil des
ministres est un terme qui s’applique aux ministres
détenant un portefeuille à titre amovible. Ils sont
individuellement responsables envers la Couronne selon la loi, et
envers la Chambre des communes selon la tradition. Le Cabinet est un
endroit que le Premier ministre mettait à la disposition de
ses collègues en vue de mettre en place officieusement la
responsabilité collective du Conseil des ministres, tel que le
prescrit la tradition constitutionnelle. En un mot, le Cabinet
appartient au premier ministre; il est l’expression matérielle de
la responsabilité collective. Le Conseil des ministres, d’autre
part, désigne l’autorité individuelle de ses membres.
9
Voir A.J.P. Taylor,
«Queen Victoria and the Constitution» dans Essays in English
History (Londres, 1976), p. 65 et 66.
10
La première démission
collective du Conseil des ministres eut lieu en 1782, lorsque tous
les ministres (à l’exception du Grand Chancelier)
démissionnèrent avec Lord North. Blake, The Office of Prime
Minister, p. 5.
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