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Femme couchée de Henry Moore
par Alan G. Wilkinson
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En écrivant à M. Norman Fowler (1) le 31 octobre 1956 «
Les membres de mon
conseil d'administration se sont réunis les 17 et 18 octobre et
ont approuvé l'achat de la Femme couchée au prix
de £ 2 000 », (2) Alan Jarvis, troisième directeur de la Galerie nationale
du Canada, venait d'acheter l'une des premières sculptures importantes
de Henry Moore. Ses prédécesseurs avaient manifesté
peu d'intérêt pour la sculpture; aussi, quand Jarvis fut nommé
directeur, en 1955, il existait une lacune évidente dans la collection et ce, dans un domaine qui lui tenait particulièrement à
coeur: la sculpture européenne de Rodin à nos jours. Avec
l'acquisition d'un premier bronze remarquable de l'Âge d'airain de Rodin, du calcaire
Figure assise de Lipchitz, du bronze Rock
Drill d'Epstein, du bronze Portrait de Brodzky de Gaudier-Brzeska,
du marbre Cypriana d'Arp et de la Femme couchée de
1930 de Moore, Jarvis parvint à constituer une collection modeste,
mais néanmoins importante, d'oeuvres de quelques-uns des plus
grands sculpteurs des XIXe et XXe siècles.
A l'instar des statues le Jour et la Nuit de Michel-Ange, la Femme couchée
d'Ottawa (fig. 1-4),
exécutée en 1930, et la Figure couchée de Leeds
(fig. 5), qui date de l'année précédente, s'apparentent si étroitement entre elles par le style et la période
qu'il est impossible de faire la genèse de l'une sans maintes références
à l'autre. On peut affirmer, avec quelques arguments à l'appui,
que ces deux sculptures sur pierre occupent dans l'oeuvre de Moore la place
des Demoiselles d'Avignon de 1907 dans celle de Picasso. Le brusque
changement de style révélé par ces oeuvres, qui ont
marqué un nouveau départ chez les deux artistes, est dû
en grande partie à l'influence de l'art primitif: Les Demoiselles
d'Avignon s'inspirent des masques de pierre de la péninsule
ibérique et des masques nègres de la Côte-d'Ivoire
et du Congo français, tandis que les sculptures de Moore évoquent
le Chacmool toltèque-maya de Chichén ltzá (fig. 6).
Cette sculpture de pierre représentant le dieu mexicain de la pluie
a été, comme Moore lui-même l'affirmait récemment,
« sans doute la sculpture qui a le plus influencé mes premières
oeuvres ». (3)
Moore a développé ce goût pour
l'art africain et précolombien après
avoir parcouru en 1920 ou 1921, alors qu' il était encore étudiant
à la Leeds School of Art, le livre de Roger Fry intitulé Vision and Design
(1920). « Après avoir lu Roger Fry,
j'ai tout compris. » (4) Non seulement certains passages des chapitres
consacrés à la sculpture nègre et à l'art
américain ancien préparèrent-ils le jeune étudiant
du Yorkshire aux richesses qu'il allait trouver dans les collections du
British Museum, mais ils influencèrent également sa propre
démarche d'artiste dans les années 1920: taille directe,
affirmation du matériau, tridimensionalité véritable.
Fry faisait l'éloge des sculpteurs africains
pour leur « totale liberté plastique; c'est-à-dire que
ces artistes africains conçoivent réellement la forme en
trois dimensions », (5) et pour « un goût exquis dans la
taille du matériau ». (6) Il trouvait dans leurs formes une «
vitalité
déconcertante, l'illusion qu' elles ne sont pas les simples échos
de personnages réels, mais qu' elles possèdent une vie intérieure
qui leur est propre ». (7) L'influence de ces passages du livre de Fry
dans les écrits de Moore sur l'essence de la sculpture est illustrée
par la citation suivante, extraite d'un article qu'il publia dans Unit
One en 1934:
Pour ma part, je crois qu'une oeuvre doit posséder une vitalité qui
lui est propre. Je ne parle pas d'une représentation de la vitalité,
du mouvement, de l'action, telle que les figures qui gambadent, dansent,
etc., mais bien d'une oeuvre qui recèle une énergie refoulée,
une vie propre et intense, indépendamment de l'objet qu'elle
peut représenter. (8)
Dans son chapitre sur « L'art américain ancien », Fry mentionne
« la magnifique collection d'objets d'art anciens du Mexique conservée au British Museum
» et fait l'observation suivante:
Plus récemment encore, nous en sommes venus à reconnaître
la beauté de la sculpture aztèque et maya, et certains de
nos artistes contemporains y ont même cherché leur
inspiration. Naturellement, c'est là une des conséquences
générales de l'éveil du sens de l'esthétique
qui a suivi la révolte contre la tyrannie de la tradition
gréco-romaine. (9)
Dans les années 1920, Moore s'identifia d'emblée à ce
mouvement de révolte. Comme E.H. Gombrich le soulignait dans un essai
Norm and Form,
« en art, la plupart des mouvements érigent
de nouveaux tabous, de nouveaux principes négatifs, par exemple,
chez les peintres impressionnistes, le fait de bannir tous les "éléments
anecdotiques" ». (10) Aux yeux de Moore, comme à ceux de Gauguin
avant lui qui soutenait que « la grande erreur a été
le fait des Grecs, aussi admirable fût-elle », (11) la tradition
gréco-romaine représente ce « principe négatif ».
Nous avons déjà souligné que certains des « leitmotive
positifs » (12) de l'art de Moore lui ont été inspirés
par la lecture du livre de Fry, Vision and Design.
A partir de septembre 1921, les visites hebdomadaires
de Moore au British Museum, au cours de son premier trimestre au Royal
College of Art, le mirent en contact avec toute la richesse des collections.
Ces dernières, en offrant d'autres perspectives que celle
de l'idéal grec, permettaient au sculpteur moderne de voir l'art
sous un jour nouveau, et non plus à travers ce que Moore appelait « les besicles
grecques ». (13)
Dans son étude détaillée de
1'histoire de la sculpture, Moore allait suivre le conseil qu'il donnait
lui-même dans son Carnet no 6 de 1926: « Ne jamais perdre
de vue la tradition universelle, la perspective générale
de la sculpture. » (14) En 1930, dans un article intitulé « On
the Nature of Sculpture », il énumère les périodes
et les courants de « la tradition universelle » qu'il a étudiés
et assimilés au début de sa carrière. Ses carnets
des années 1920, qui contiennent des dessins d'oeuvres de toutes
les périodes mentionnés ci-dessous à l'exception des
sculptures babylonienne, romane et byzantine, témoignent de façon
concrète des divers styles qu'il a étudiés et pour
lesquels il a manifesté un intérêt particulier.
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